Un procès collectif manifestement truqué vient d’imposer des peines d’emprisonnement d’une longueur scandaleuse aux critiques du président tunisien Kais Saied. Ce procès, mené sans la moindre apparence d’équité, s’inscrit dans une stratégie systématique de Kais Saied d’instrumentaliser la police et les tribunaux pour faire taire toute dissidence. Dans le cadre d’une nouvelle attaque contre la redevabilité, le gouvernement a révoqué le droit des citoyens de recourir à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Malgré ces violations flagrantes, Saied échappe largement aux critiques des États démocratiques et de l’Union européenne, avec laquelle la Tunisie a conclu un accord lucratif sur le contrôle migratoire. Alors que la pression internationale commence enfin à s’intensifier à la suite de ce procès, il est désormais impératif que les partenaires internationaux de la Tunisie conditionnent leur soutien à la réalisation de progrès tangibles en matière de droits humains.

La répression autoritaire orchestrée par le président tunisien Kais Saied atteint désormais des sommets sans précédent. Un tribunal manifestement partial vient de prononcer des peines extrêmement lourdes au terme d’un procès collectif truqué visant des journalistes, avocats, personnalités politiques de l’opposition et autres voix critiques que Saied considère comme ses ennemis.

Les peines prononcées sont d’une sévérité stupéfiante : le chef d’entreprise Kamel Eltaif a été condamné à une peine colossale de 66 ans, tandis que l’opposant politique Khayam Turki s’est vu infliger une peine de 48 ans. Une quarantaine de personnes ont été visées par ce procès collectif, mais plus de la moitié d’entre elles ont été jugées par contumace, ayant fui le pays en sachant que rester en Tunisie les aurait immanquablement conduites à rejoindre les nombreuses personnalités déjà emprisonnées par Saied.

Les accusés faisaient face à des charges de complot contre la stabilité de l’État et d’appartenance à un groupe terroriste. Compte tenu du contrôle exercé par Saied sur le système judiciaire – après avoir limogé plus de 50 juges et dissous le Conseil supérieur de la magistrature en 2022 – il n’y avait aucun espoir de procès équitable. Certains prévenus ont été déclarés « trop dangereux » pour comparaître en personne, et le juge a refusé aux avocats la possibilité de présenter leurs témoignages. Les observateurs indépendants de la société civile, des médias et de la communauté diplomatique n’ont pas été autorisés à assister au procès, ce qui a rendu impossible l’accès à des informations précises sur son déroulement. Saied avait déjà rendu son verdict public sur les accusés, les qualifiant de « traîtres et terroristes ».

Ce procès collectif, loin d’être un cas isolé, s’inscrit dans un contexte plus large de criminalisation de la dissidence. Aujourd’hui, la plupart des leaders de l’opposition sont en prison. Le gouvernement tunisien recourt systématiquement à la détention arbitraire contre ses détracteurs. En prévision de procès partiaux, les autorités détiennent des personnes pendant de longues périodes dans des conditions difficiles, leur refusant souvent l’accès à leurs familles, à leurs avocats et à l’aide médicale. Le gouvernement a clairement signalé sa détermination à poursuivre cette répression au-delà du procès. Dans la foulée du verdict, la police a arrêté Ahmed Souab, l’un des avocats de la défense, qui avait dénoncé publiquement la mascarade judiciaire et critiqué l’emprise de Saied sur l’appareil judiciaire.

Malgré les risques, les citoyens sont descendus dans les rues de la capitale, Tunis, pour manifester contre les verdicts. Or, pour les Tunisiens qui se voient privés de justice dans leur propre pays et qui souhaitent la réclamer au niveau international, le gouvernement a rendu la démarche bien plus difficile. En mars, il a révoqué une déclaration qui permettait aux particuliers et aux organisations de la société civile de saisir la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, un mécanisme de protection des droits humains crucial de l’Union africaine.

La Cour a rendu plusieurs décisions importantes contre le régime tunisien. L’an dernier, elle a ordonné la suspension du décret-loi instrumentalisé par M. Saied pour destituer des juges. En 2023, elle avait enjoint aux autorités d’adopter des mesures urgentes garantissant aux personnes en détention l’accès aux soins médicaux, à leur famille et à des avocats. Ces décisions ont été systématiquement ignorées par le gouvernement tunisien. Lorsque ce retrait prendra effet en mars prochain, même cette voie limitée de redevabilité sera fermée, privant la société civile de ce précieux levier pour, à tout le moins, attirer l’attention internationale sur les violations des droits humains perpétrées sous l’autorité de Saied.

De la démocratie à la dictature

C’est en Tunisie qu’ont commencé les soulèvements populaires connus sous le nom de « Printemps arabe ». La révolution de janvier 2011 avait renversé un dictateur installé depuis des décennies et ouvert la voie à l’établissement de la démocratie. Il semblait s’agir d’une rare réussite dans la région. Mais après avoir remporté la course présidentielle de 2019, la dernière élection véritablement compétitive du pays, Saied a complètement démantelé cette démocratie durement acquise.

La trajectoire autoritaire de Saied a été méthodiquement calculée. Il a commencé sa répression en juillet 2021, en limogeant le premier ministre et en suspendant le parlement. Un an plus tard, il a modifié la constitution pour s’octroyer un pouvoir quasi absolu, incluant le contrôle de l’armée et du système judiciaire. Cette réforme a été entérinée lors d’un référendum marqué par un faible taux de participation, précédé par l’emprisonnement de nombreux politiciens de l’opposition et de critiques s’exprimant en ligne.

Les élections législatives de décembre 2022, organisées selon un nouveau système de vote introduit par Saied pour affaiblir le pouvoir des partis politiques, ont été marquées par un boycott de l’opposition et une très faible participation. Cela a abouti à un parlement dominé par les partisans de Saied. L’élection présidentielle d’octobre 2024, qui a confirmé le second mandat de Saied, était jouée d’avance. Seules deux autres personnes ont été autorisées à se présenter : l’une était un partisan de Saied et l’autre a été condamnée à 12 ans de prison quelques jours avant le scrutin. Une fois encore, la majorité des électeurs se sont abstenus.

L’instrumentalisation du racisme

La première victoire électorale de Saied résultait d’une frustration généralisée face à la crise économique et aux querelles politiques, ce qui explique pourquoi ses actions répressives ont continué à bénéficier d’un certain soutien. Cependant, n’ayant pas réussi à redresser l’économie, Saied a orchestré avec cynisme une campagne populiste agressive visant à rediriger la colère publique contre les migrants d’Afrique subsaharienne. Il les a régulièrement accusés d’être responsables de crimes et de participer à un complot visant à compromettre l’identité nationale.

Les conséquences humanitaires ont été graves. En 2023, le gouvernement a commencé à rassembler les Africains subsahariens pour les abandonner aux frontières du pays. Actuellement, la police détruit au bulldozer les camps de réfugiés, laissant ces personnes sans abri. Depuis le début de ces attaques par Saied, les Africains subsahariens en Tunisie font face à une hostilité grandissante et à une précarité économique aggravée. Cette situation est encore empirée par la criminalisation de nombreuses organisations qui les aidaient auparavant, mais qui ont été contraintes d’arrêter, et dont les dirigeants ont été placés en détention.

Complicité internationale

En dépit de ces violations manifestes, Saied a largement échappé aux critiques des États démocratiques. Fait particulièrement troublant : la même année où il instrumentalisait le racisme pour détourner les critiques, l’Union européenne (UE) signait un accord avec la Tunisie fournissant jusqu’à 1,3 milliard de dollars de financement en contrepartie d’une coopération renforcée pour contrôler le nombre de migrants qui partent de la Tunisie et traversent la mer Méditerranée pour se rendre en Italie. L’accord prévoit notamment 120 millions de dollars pour développer les capacités tunisiennes de contrôle frontalier, et inclut l’engagement du gouvernement à réadmettre ses ressortissants ayant rejoint l’UE par des voies irrégulières.

Pourtant, certains indices suggèrent que la pression internationale commence enfin à émerger. En janvier, l’Union européenne s’est vue contrainte d’intensifier sa surveillance des aspects liés aux droits humains de cette accord, suite aux révélations alarmantes diffusées par la société civile et les médias concernant des violations épouvantables perpétrées par les forces de sécurité tunisiennes – incluant de nombreux abus sexuels commis contre des personnes migrantes.

En février, Volker Türk, Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, a dénoncé le recours systématique par la Tunisie aux détentions et emprisonnement arbitraires. Il a exhorté le régime à cesser la persécution politique des opposants et à libérer les nombreux prisonniers politiques souffrant de problèmes de santé ou âgés.

Suite au récent verdict, le gouvernement français a finalement rompu son silence sur la répression orchestrée par Saied – motivé en partie par le fait qu’au moins un citoyen français figure parmi les personnes condamnées par contumace. Le gouvernement a exprimé sa préoccupation quant à la longueur des peines et l’absence de procès équitable. Le gouvernement allemand et Volker Türk ont formulé des critiques similaires.

Sans surprise, Saied s’est empressé de dénoncer ces timides critiques comme une « ingérence flagrante » dans les affaires tunisiennes. Les États démocratiques ne devraient toutefois pas céder face à cette réaction : ils doivent au contraire intensifier leur exigence de respect des droits humains. Ils devraient désormais conditionner leurs relations de coopération avec le gouvernement tunisien au respect des droits fondamentaux, en commençant par la libération des prisonniers politiques.

Une fuite de documents survenue l’an dernier a révélé que les fonctionnaires de l’UE sont conscients du risque que leur partenariat avec un régime aussi ouvertement répressif fait peser sur la crédibilité de l’UE. L’UE doit désormais transcender son récent engagement d’intensifier sa vigilance, en s’assurant qu’elle ne fournit un soutien financier que lorsque le gouvernement démontre des progrès tangibles dans le rétablissement du respect des droits humains. Faute de quoi, une question troublante demeure : jusqu’à quel point Saied doit-il se révéler un dictateur avant que la communauté internationale ne soit prête à agir ?

NOS APPELS À L’ACTION

  • Le gouvernement tunisien doit immédiatement cesser ses attaques contre les droits humains et les libertés civiques et libérer toutes les personnes emprisonnées pour avoir exprimé leurs opinions.
  • Le gouvernement doit rétablir l’indépendance judiciaire et s’engager à rendre tous les procès équitables et transparents.
  • Les États démocratiques et l’Union européenne doivent dépasser le stade des déclarations de principe et conditionner leurs partenariats et leur soutien financier à la Tunisie au respect effectif des libertés civiques et à des progrès tangibles en matière de droits humains.

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Photo de couverture par Jihed Abidellaoui/Reuters via Gallo Images