Ayant fait tout ce qui était en son pouvoir pour minimiser la concurrence, le président tunisien Kais Saied a remporté facilement les élections d’octobre. Depuis 2021, M. Saied a supprimé les contre-pouvoirs démocratiques, emprisonné les opposants et vilipendé ses détracteurs en les accusant d´être des agents au service de puissances étrangères. Pour détourner l’attention de son incapacité à redresser une économie en difficulté, il a de plus en plus concentré la colère populiste sur les migrants et les réfugiés. Cependant, la très faible participation à l’élection laisse la victoire de M. Saied vide de sens. Il ne doit pas y voir un feu vert pour intensifier la répression.

L’élection présidentielle du 6 octobre en Tunisie a atteint son objectif : prolonger le mandat de l’autocrate en place, Kais Saied. M. Saied a battu les deux candidats autorisés à se présenter contre lui, l’un de ses partisans, et l’autre un opposant emprisonné, en remportant plus de 90% des voix. Mais avec un taux de participation extrêmement faible (moins de 29%), sa victoire ne constitue guère un soutien populaire. Il est clair que la plupart des gens ont exprimé leur mécontentement en restant chez eux.

Cela contraste fortement avec l’élection de 2019 qui avait porté M. Saied au pouvoir. À l’époque, pas moins de 26 candidats étaient en lice, et M. Saied avait remporté le second tour avec un taux de participation de plus de 55%. Depuis, M. Saied a démantelé les contre-pouvoirs démocratiques et considérablement renforcé son propre pouvoir. On peut s’attendre à ce qu’il interprète ce résultat comme un mandat pour réprimer davantage les libertés.

La répression de M. Saied

Tout a commencé en juillet 2021, lorsque M. Saied a limogé le premier ministre et suspendu le parlement. Deux mois plus tard, il s’est octroyé le pouvoir de gouverner par décret. Il a retiré leur immunité aux membres du parlement, et depuis, de nombreux politiciens ont été criminalisés et emprisonnés, ainsi que des personnes ayant condamné ses actions sur les réseaux sociaux.

M. Saied a ensuite introduit une nouvelle constitution, approuvée lors d’un référendum à faible participation en juillet 2022, qui lui a donné des pouvoirs quasi absolus. À ce moment-là, il avait déjà remplacé le Conseil supérieur de la magistrature par un organe de son choix et renvoyé de nombreux juges. Il a nommé une nouvelle autorité électorale sous son contrôle direct. La nouvelle constitution lui a également conféré le contrôle de l’armée.

Avant les élections législatives de décembre 2022, M. Saied a modifié le système électoral, en passant d’un système où les partis politiques présentaient des listes à un système où les candidats se présentaient individuellement, affaiblissant encore davantage le pouvoir des partis, auxquels il a également interdit de faire campagne. Malgré le boycott de l’opposition et un taux de participation scandaleusement bas d’un peu plus de 11%, les élections ont abouti à un parlement composé en grande majorité de partisans de M. Saied.

Les autorités ont ensuite procédé à une nouvelle vague d’arrestations, ciblant des militants de la société civile, de journalistes critiques et des avocats, en s’appuyant sur des lois vagues et générales relatives à la cybercriminalité, à la sécurité et au terrorisme. Les tribunaux complaisants ont rapidement prononcé des condamnations. On estime qu’il y a actuellement plus de 170 personnes qui ont été emprisonnées pour leurs opinions politiques ou pour avoir exercé leurs droits civiques fondamentaux. En outre, les forces de sécurité ont violemment réprimé les manifestations contre la prise de pouvoir de M. Saied.

Les autorités enquêtent actuellement sur de nombreuses organisations de la société civile (OSC) et ont gelé les fonds de certaines d’entre elles. Une nouvelle loi sur les OSC est en préparation, elle accroîtrait l’ingérence de l’État dans ces organisations et permettrait de restreindre leur financement.

Le populisme en plein essor

La révolution de Jasmin de 2011, qui a lancé l’expérience démocratique désormais largement éteinte en Tunisie, avait été motivée à la fois par des préoccupations économiques et politiques. Au départ, la population et les groupes de la société civile ont travaillé pour défendre la démocratie alors que le pays menaçait de sombrer dans des troubles violents. Cela avait d’ailleurs valu aux quatre OSC du Quartet du dialogue national tunisien de recevoir le prix Nobel de la paix en 2015.  Cependant, au moment du coup d’État de M. Saied en 2021, une frustration généralisée du public face aux dysfonctionnements politiques, à la corruption et à la stagnation économique, s’était installée.

M. Saied exploite cette situation. Il n’a cessé d’utiliser une rhétorique populiste pour justifier ses actions, se positionnant du côté du « peuple » contre ce qu’il appelle une élite corrompue, et affirmant être le véritable défenseur de la révolution alors même qu’il en renverse les acquis. Parmi une population lassée de la politique et économiquement désespérée, la posture populiste de M. Saied a remporté une certaine popularité. Mais son problème est que, malgré la centralisation du pouvoir et la restriction des libertés démocratiques, il n’a pas réussi à faire avancer l’économie.

Dans ce contexte, il a eu recours à la politique classique de « diviser pour mieux régner » en diabolisant les migrants et les réfugiés et, par extension, les Africains noirs vivant en Tunisie. La Tunisie accueille environ 17 000 demandeurs d’asile et réfugiés, dont la plupart ont fui la guerre civile meurtrière au Soudan. M. Saied a rendu les migrants responsables de la criminalité et de la violence et a répandu des théories conspirationnistes selon lesquelles l’immigration serait un complot visant à affaiblir le pays. En juillet 2023, le gouvernement a rassemblé des centaines de personnes et les a abandonnées dans des conditions dangereuses aux frontières de la Tunisie. La rhétorique populiste de M. Saied, qui sème la discorde, a attisé la violence incitant les gens à se faire justice eux-mêmes.

Le gouvernement a poursuivi sa politique raciste en criminalisant les groupes de la société civile qui militent pour les droits des migrants et des Africains noirs. M. Saied a pris la tête de cette campagne de dénigrement, qualifiant de « traîtres » et de « mercenaires » les dirigeants d’organisations qui travaillent avec les migrants. Il affirme que ces dirigeants reçoivent des fonds étrangers pour aider les migrants à s’installer en Tunisie. Cela fait partie d’une tactique typiquement utilisée par les populistes, qui consiste à assimiler la critique à une subversion soutenue par l’étranger : M. Saied a accusé ceux qui ont critiqué sa campagne d’arrestations d’ingérence étrangère et a qualifié ses opposants politiques de « non-patriotes ».

Concurrence éliminée

Il n’y avait aucun espoir d’accalmie avant les élections. Les principaux partis politiques, autrefois concurrents, n’ont pas présenté de candidats ; ceux qu’ils auraient pu proposer sont actuellement en prison. Au lieu de cela, ils ont appelé au boycott. Plusieurs détracteurs de M. Saied qui voulaient se présenter ont été rapidement criminalisés et condamnés à des peines de prison. Cela les a empêchés de se présenter, puisque les candidats ne peuvent pas avoir de casier judiciaire. Au total, le nombre de personnes disqualifiées avant le scrutin s’élevait à plus d’une dizaine. Le seul candidat de l’opposition, Ayachi Zammel, n’est resté en lice que parce qu’il a été condamné après l’approbation de sa candidature. Il a reçu sa troisième condamnation pour cette campagne, 12 ans de prison, quelques jours avant le scrutin et il fait face à d’autres accusations.

Les autorités ont refusé l’accréditation à de nombreuses OSC qui avaient auparavant joué un rôle essentiel dans la surveillance des élections, sous prétexte qu’elles recevaient des fonds étrangers, faisant de cette élection celle avec le nombre le plus faible d’observateurs depuis la révolution.

Juste avant le scrutin, l’autorité électorale, contrôlée par M. Saied, a signalé des pages sur les réseaux sociaux en vue de poursuites éventuelles et a adressé des avertissements à plusieurs stations de radio. Puis, dans la semaine précédant l’élection, le parlement fantoche de M. Saied a adopté une loi retirant au tribunal administratif de Tunisie sa compétence sur l’autorité électorale. Cette décision est intervenue après que le tribunal a ordonné la réintégration de trois candidats qu’il avait disqualifiés ; l’autorité électorale a simplement ignoré cette décision, et les politiciens ont alors accusé le tribunal d’être influencé par des intérêts étrangers.

Tout cela a abouti à une élection avec une campagne minimale, peu d’événements publics, quasiment aucune affiche de campagne autre que celle de M. Saied, et une absence totale de débat et de dialogue, éléments essentiels de la démocratie.

Des voix en première ligne

Siwar Gmati travaille pour IWatch, une OSC tunisienne partenaire de l’initiative de CIVICUS pour la démocratie numérique, dont le travail est axé sur la lutte contre la corruption et la promotion de la transparence.

 

Une élection libre et équitable ne se résume pas seulement à l’acte de voter. Il s’agit d’un environnement démocratique où les partis politiques, les organisations de la société civile, les observateurs électoraux et les médias peuvent agir librement, sans crainte d’intimidations ou de représailles judiciaires. Il faut également un organe de gestion des élections transparent et neutre, ainsi qu’un cadre juridique stable et cohérent. L’environnement électoral de la Tunisie ne comportait pas ces éléments essentiels, ce qui a empêché de qualifier l’élection de véritablement libre et équitable.

Le gouvernement a imposé des restrictions importantes, notamment en refusant l’accréditation à de nombreuses OSC, telles que iWatch et Mourakiboun, qui surveillent traditionnellement les élections. Cette élection a connu le plus faible nombre d’observateurs électoraux depuis la révolution tunisienne de 2011. Plusieurs dirigeants politiques ont été emprisonnés et de nombreux candidats ont rencontré des obstacles pour concourir. Même lorsque le tribunal administratif a statué en faveur de la réintégration de trois candidats, l’autorité électorale a ignoré ces décisions. La loi électorale a été modifiée une semaine avant le scrutin, modifiant la compétence du tribunal administratif en matière de litiges électoraux, ce qui n’a fait que compliquer le climat électoral.

Dans les mois qui ont précédé l’élection, la répression s’est intensifiée. Une campagne de diffamation en ligne a été lancée contre la société civile, le président Saied qualifiant les militants d’espions étrangers et de traîtres ayant des objectifs extérieurs. Malgré ces difficultés, certaines organisations de la société civile ont réussi à obtenir une accréditation, mais leur travail s’est surtout concentré sur le partage de statistiques plutôt que sur le signalement de violations dans la gestion des élections.

Malgré la pression, la société civile a trouvé des moyens de s’organiser et de surveiller les élections. Notre organisation s’est vu refuser l’accréditation, mais nous avons continué à suivre le processus à distance et à publier des déclarations sur les irrégularités que nous avons observées. Les forces démocratiques ont formé des réseaux, tels que le Réseau tunisien pour les droits et la liberté, qui a rassemblé 14 OSC de premier plan et neuf partis politiques pour organiser des manifestations et des flashmobs contre la répression des droits et des libertés. Des groupes féministes ont lancé des campagnes telles que la Dynamique féministe pour réclamer la libération des prisonnières politiques et des militantes de la société civile arrêtées au cours des deux dernières années.

 

Voici un extrait édité de notre conversation avec Siwar. L’interview complète est disponible (en anglais) ici.

Pression nécessaire

Des manifestations pré-électorales organisées par une nouvelle coalition de groupes de la société civile et de partis politiques ont clairement montré que tout le monde ne soutient pas M. Saied. Mais, fort de sa victoire soigneusement orchestrée et de son second mandat de cinq ans, on peut s’attendre à ce que M. Saied rende encore plus difficile pour les personnes de se rassembler, de s’organiser et de s’exprimer. Son populisme finira par échouer, notamment en raison des difficultés économiques, mais il est probable que la répression s’intensifie en Tunisie avant que le changement n’arrive.

Partout dans le monde, y compris dans l’Algérie voisine qui a connu un rituel électoral similaire en septembre, il n’est malheureusement pas nouveau que les dirigeants en place dictent chaque aspect des votes confirmant leur maintien au pouvoir. Mais le fait que cela se soit produit en Tunisie, compte tenu des sacrifices consentis après la révolution pour défendre la démocratie et de la valeur de son exemple dans toute la région, revêt une signification symbolique supplémentaire. Pourtant, la communauté internationale n’a pas fait grand-chose jusqu’à présent.

La réponse de l’Union européenne (UE) a principalement consisté à donner de l’argent à M. Saied en échange de promesses de contrôles plus stricts sur les nombreux tunisiens qui fuient une économie défaillante pour chercher une vie meilleure en Europe. Il est désormais évident que les forces de sécurité tunisiennes utilisent ces fonds pour commettre de graves violations des droits humains. L’UE et les États qui entretiennent de bonnes relations avec la Tunisie devraient en exiger davantage au moment où M. Saied entame son second mandat. Ils devraient insister sur le respect des droits humains fondamentaux et des libertés civiques, et réclamer le rétablissement des contre-pouvoirs pour limiter l’autoritarisme de M. Saied.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Le gouvernement tunisien doit cesser ses attaques contre les droits humains et les libertés civiques, et libérer toutes les personnes emprisonnées pour avoir exprimé leurs opinions.
  • Le gouvernement doit immédiatement cesser ses attaques contre les migrants et s’engager à enquêter de manière approfondie sur toutes les violations des droits humains dont ils sont victimes.
  • L’Union européenne doit revoir d’urgence son accord avec la Tunisie et exiger un plus grand respect des droits humains.

Pour des interviews ou de plus amples informations, veuillez contacter research@civicus.org

Photo de couverture par Chedly Ben Ibrahim/NurPhoto via Getty Images