Les élections législatives du 17 décembre en Tunisie se déroulent dans le cadre d’une nouvelle loi qui affaiblit les partis politiques et a pour effet secondaire de rendre plus difficile l’élection des femmes. Au lieu de défier le régime de plus en plus autoritaire du président Kais Saied, l’élection constitue la dernière phase du processus de consolidation de son pouvoir. Cependant, la persistance des difficultés économiques et le potentiel augmenté d’agitation sociale pourraient constituer un défi plus important pour Saied – et pourraient donner au plus grand syndicat tunisien et aux partenaires internationaux du pays un moyen de pression pour faire respecter les libertés démocratiques, s’ils choisissent de le faire.

Le 17 décembre, la Tunisie tiendra ses premières élections législatives depuis le coup d’État en juillet 2021 du Président Kais Saied, qui depuis lors a dissous le Parlement précédent, modifié la Constitution pour concentrer le pouvoir présidentiel et installé ses fidèles à des postes clés. Il y a peu de chances que les élections remettent en cause le maintien au pouvoir de Saied.

Le Président change les règles du jeu

La nouvelle Constitution, rédigée dans le cadre d’un processus opaque, a été confirmée par un référendum à faible taux de participation organisé en juillet, le jour de l’anniversaire du coup d’État. Elle a fait disparaître les forces et contrepoids établis dans la constitution progressiste et démocratique élaborée après la révolution de 2011 en Tunisie.

Saied s’est octroyé le pouvoir de nommer et de suspendre les premiers ministres et les gouvernements sans l’approbation du Parlement, et de gouverner par décret en l’absence de Parlement. Il peut déclarer l’état d’exception pour cause de danger imminent, sans contrôle judiciaire. Il a le contrôle ultime sur le pouvoir judiciaire et l’armée. La Constitution a également créé une deuxième chambre du Parlement, l’Assemblée nationale des régions et des districts, bien que l’on ne sache pas encore quand ni de quelle manière ses membres seront choisis.

Selon la nouvelle Constitution, le Parlement ne peut pas s’opposer au Président. Saied est toutefois intervenu pour s’assurer que ce soit effectivement le cas en penchant les élections parlementaires en sa faveur. En effet, en décembre les citoyens voteront pour élire les membres de l’Assemblée des représentants du peuple, organe qui remplacera le Parlement que Saied a dissous en mars à la suite d’une session tenue en ligne lors de laquelle les membres avaient voté contre la nouvelle Constitution. Dès le mois suivant, Saied avait déjà placé la commission électorale sous son contrôle, pour ensuite nommer de nouveaux membres.

En septembre, Saied a annoncé une nouvelle loi électorale qui modifie en profondeur le système électoral. L’ancien système, dans lequel les partis et les coalitions présentaient des listes de candidats dans de grandes circonscriptions plurinominales et les sièges étaient répartis selon une formule proportionnelle, n’existe plus. Désormais, les citoyens voteront dans des circonscriptions uninominales, avec un second tour si aucun candidat n’obtient la majorité. Le Parlement sera également plus petit, passant de 217 à 161 sièges, ce qui sera potentiellement plus facile à gérer pour le Président.

L’obligation de se présenter en tant que candidat individuel plutôt qu’en tant que membre d’une liste de parti diminue fortement le pouvoir des partis politiques, et comporte le risque de focaliser les campagnes sur les personnalités et de fragmenter le Parlement. La nouvelle loi, qui met fin au financement public des partis et supprime les limites imposées aux dons privés, rend également plus probable le fait que les candidats retenus soient riches.

C’est aussi un pas en arrière pour les femmes. Dans le cadre de l’ancien système de listes de partis, les partis étaient tenus d’alterner les candidats masculins et féminins. Cela a eu un impact immédiat : 79 femmes ont été élues au parlement en 2014 et 53 lors de la dernière élection en 2019, ce qui faisait de la Tunisie le pays avec la plus forte représentation parlementaire féminine du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Près de la moitié des sièges des conseils locaux étaient également occupés par des femmes. Or tout cela a changé : comme on pouvait s’y attendre, les femmes représentent seulement le 11,5 % des candidats se présentant dans le cadre du nouveau système. On pourra donc s’attendre à un Parlement dominé par des hommes.

Il y aura également de nouveaux obstacles à franchir, notamment l’obligation de collecter des signatures qui n’existait pas auparavant. Ainsi, il y a une interdiction de se présenter aux élections pour toute personne ayant été accusée d’une violation de la loi. Cela est particulièrement inquiétant car de nombreuses personnes ont été emprisonnées ou inculpées sous le régime de Saied pour l’avoir critiqué, y compris des membres de l’ancien Parlement.

Une répression continue

Parmi les personnes visées par la répression de Saied figure Rached Ghannouchi, ancien chef du Parlement dissous et leader du parti islamiste Ennahda, arrivé en tête aux dernières élections. Il a été poursuivi pour corruption, blanchiment d’argent et atteinte à la sécurité comme de nombreux autres politiciens et anciens ministres d’Ennahda, y compris l’ex-président Moncef Marzouki, qui se sont vu imposer des interdictions de voyager pour les empêcher de fuir les poursuites.

Même l’ancien chef de cabinet de Saied, Nadia Akacha, qui a démissionné en janvier en invoquant des divergences d’opinion fondamentales, a fait l’objet d’une enquête du parquet général. Elle aurait mis en doute la santé mentale de Saied et sa gestion de l’État dans des enregistrements audio fuités.

Saied a encore renforcé ses pouvoirs pour supprimer la dissidence. Usant de sa capacité à gouverner par décret en l’absence du Parlement, Saied a introduit en septembre le décret 54, connu sous le nom de décret contre la cybercriminalité. Ce décret punit la diffusion de tout ce qui est considéré comme des « informations fausses » par des peines de prison pouvant aller jusqu’à 10 ans. Cela a permis de criminaliser les militants et les utilisateurs de réseaux sociaux qui critiquent Saied. Le projet de cette loi n’avait pas été adopté par le Parlement en raison des objections de la société civile nationale et internationale.

Des partis politiques auparavant divisés se sont réunis pour protester contre le régime de plus en plus autoritaire de M. Saied. Une coalition de groupes d’opposition a manifesté dans la capitale, Tunis, en octobre.

La société civile réagit

Des manifestations ont également eu lieu contre la nouvelle loi électorale : neuf organisations de la société civile ont organisé un sit-in devant le siège de l’Autorité électorale en octobre. Cependant, le coup d’État de Saied et la centralisation du pouvoir qui s’en est suivie ont été rendus possibles par une désaffection générale de la population à l’égard des partis politiques. En effet, le Parlement élu en 2019 était déjà fragmenté et beaucoup considéraient qu’il se préoccupait trop des querelles politiques plutôt que de se concentrer sur le traitement des problèmes économiques quotidiens des Tunisiens, notamment le chômage et les prix inabordables. Les changements apportés par Saied ont donc bénéficié d’une certaine popularité.

La colère face aux difficultés économiques est à l’origine d’une grande partie de la désaffection du public dont Saied a profité, mais jusqu’à présent, toute sa réingénierie politique n’a pas réussi à répondre à ce défi urgent.

Compte tenu du climat de l’opinion publique, l’une des forces les plus puissantes de la Tunisie, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), forte d’un million de membres, s’est largement abstenue de critiquer Saied. Sa stratégie a consisté plutôt en l’obtention de concessions pour ses membres par le biais de négociations privées. Saied a aussi réussi à la contenir en évoquant la possibilité d’accusations de corruption contre ses dirigeants. Le syndicat n’a pas pris position sur le référendum.

Cependant lors d’une manifestation le 3 décembre, le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi, a adopté une position moins ambiguë, critiquant le « pouvoir individuel » de Saied et avertissant contre les « mauvaises surprises » pour la démocratie qui pourraient advenir de celui-ci. Taboubi a dénoncé le manque de soutien de l’élection à venir et de la Constitution sur laquelle elle se base.

Cela pourrait être un développement important. Compte tenu de sa capacité à convoquer des grèves, l’UGTT pourrait être la seule force qui s’interpose entre Saied et un pouvoir incontrôlé. La question est de savoir si ses dirigeants continueront sur cette voie critique, et si Saied essaiera de leur couper les ailes.

Étant donné que de nombreux grands partis ne seront pas représentés au Parlement, l’UGTT pourrait être amenée à jouer un rôle plus dissident. Le Front de salut national, une coalition de 11 partis politiques dirigé par Ennahda, a déclaré qu’il boycotterait les élections. Le Parti destourien libre, un autre grand parti, a fait de même.

La désaffection générale à l’égard du nouveau système s’est manifestée lorsque la date limite de dépôt des candidatures a dû être prolongée jusqu’à la fin du mois d’octobre, car le nombre de personnes s’étant manifestées était si faible que certains districts n’avaient aucun candidat. Même aujourd’hui, la liste finale des candidats approuvés est beaucoup plus courte que lors des élections précédentes et certains districts ont des candidats sans opposition.

Difficultés économiques

Le président Saied devra peut-être rétablir les relations avec l’UGTT s’il veut s’attaquer à l’économie tunisienne en difficulté. La colère face aux difficultés économiques est à l’origine d’une grande partie de la désaffection du public dont Saied a profité, mais jusqu’à présent, toute sa réingénierie politique n’a pas réussi à répondre à ce défi urgent.

Le désespoir économique pousse de nombreux Tunisiens à prendre la décision difficile d’essayer de quitter le pays, en empruntant des routes très dangereuses à travers la mer Méditerranée pour tenter de rejoindre l’Europe. En conséquence, les tragédies s’accumulent. Plus de 500 personnes – peut-être beaucoup plus – sont mortes en traversant la Méditerranée rien qu’en 2022.

Les habitants de la ville de Zarzis, dans le sud du pays, ne le savent que trop bien : un bateau transportant 18 personnes de la ville a disparu en septembre, et les gens ont manifesté pendant des semaines pour demander aux autorités de le retrouver. En octobre ils ont découvert que le gouvernement avait retrouvé les corps des personnes qui se trouvaient sur le bateau et les avait secrètement enterrés dans des tombes non marquées. Les corps ont ensuite été exhumés et identifiés, ce qui a provoqué une nouvelle vague de colère et de manifestations.

Or à ce moment-là le gouvernement bénéficiait du prestige international dû à son accueil du Sommet des dirigeants de l’Organisation internationale de la Francophonie, le réseau international des pays francophones. Les manifestants de Zarzis ont tenté de se rendre à Djerba, lieu où se tenait le sommet, mais ont été bloqués par les forces de sécurité tunisiennes équipées de gaz lacrymogènes.

Lors d’une réunion deux mois après la disparition du bateau, Saied a finalement reconnu la nécessité d’enquêter sur cette tragédie et d’aider les familles. Mais lors de cette même réunion, Saied a également félicité les forces de l’ordre pour leurs efforts visant à assurer la sécurité du sommet de la Francophonie – les mêmes forces qui ont réprimé les familles manifestantes.

Prêts à l’étranger

C’est dans ce contexte que le sommet de la Francophonie, qui s’est concentré sur la coopération économique entre les pays membres, a offert à Saied l’occasion non seulement de se positionner en tant qu’homme d’État, mais aussi de rechercher un financement indispensable.

Le président français Emmanuel Macron ne l’a pas déçu : il s’est engagé à accorder un prêt de 200 millions d’euros (environ 207 millions de dollars), sans conditions. C’est peut-être un appel récent avec Saied qui l’a encouragé au cours duquel, selon la lecture de la France, le président tunisien avait vaguement évoqué un plan pour organiser un dialogue national. Mais Saied nie avoir fait une telle promesse. Or Macron pourrait aussi avoir été motivé par les préoccupations habituelles des États européens lorsqu’ils s’engagent dans la région, à savoir la volonté de limiter la migration et d’atténuer l’extrémisme.

Le prêt de la France est intervenu quelques jours après que l’Union européenne (UE) ait accordé à la Tunisie 100 millions d’euros (environ 103,5 millions de dollars US). Un prêt de 1,9 milliard de dollars a également été convenu à titre provisoire avec le Fonds monétaire international (FMI), sous réserve d’une réforme économique comportant 43 mesures, dont de nombreux éléments du paquet néolibéral habituel du FMI, tels que la suppression des subventions sur les produits de base et le gel des salaires du secteur public. Cela fait inévitablement craindre une nouvelle détérioration du niveau de vie des Tunisiens, les programmes de protection sociale existants étant déjà défaillants.

Nombreux sont ceux qui doutent que Saied puisse tenir ses promesses au FMI, étant donné la réaction négative de l’opinion publique en cas de coupes budgétaires. En septembre 2022, le gouvernement s’est engagé à augmenter les salaires du secteur public de cinq pour cent. L’UGTT résiste depuis longtemps aux coupes et aux autres exigences du FMI, telles que la privatisation des entreprises du secteur public, notamment en organisant des grèves nationales.

L’UGTT a peut-être la possibilité d’utiliser son influence économique pour faire pression en faveur d’un renversement du déclin démocratique. Un scénario alternatif serait la persistance des difficultés économiques, qui ne pourrait qu’alimenter l’agitation sociale et finalement amener ceux qui ont soutenu Saied à se retourner contre lui.

Nécessité de pression

C’est dans ce contexte peu prometteur que la Tunisie se rend aux urnes. Le sommet de la Francophonie a été une occasion manquée pour les États plus démocratiques de demander instamment un plus grand respect des droits humains et des libertés démocratiques. Saied doit être confronté à une pression internationale plus forte, y compris de la part de l’UE, afin d’entamer les consultations tendant au développement d’une voie de retour à la démocratie.

Les bailleurs de fonds devraient être prêts à dénoncer la portée très limitée de l’élection à venir et à insister sur le respect des droits humains. Saied devrait être exhorté à ouvrir un espace pour un véritable dialogue social, y compris avec les groupes qui le critiquent, afin de développer un large consensus sur l’approche à adopter pour améliorer l’économie.

Sans cela, Saied continuera de se permettre cet accaparement de pouvoir, au moins pour le moment, et la Tunisie demeurera sur son dangereux chemin d’éloignement de la démocratie.

NOS APPELS À L’ACTION

  • La communauté internationale devrait attirer l’attention sur la limitation de la concurrence politique lors des prochaines élections parlementaires.
  • Le président Saied devrait procéder à de larges consultations, notamment avec la société civile et les partis politiques, afin d’élaborer un plan économique fondé sur un consensus.
  • L’Union européenne devrait conditionner l’octroi d’un financement à la Tunisie au respect des libertés démocratiques et des droits humains par son gouvernement.

Photo de couverture par Zoubeir Souissi/Reuters via Gallo Images