En Tunisie, les Africains noirs font l’objet d’une discrimination accrue de la part des plus hauts rangs de l’État. Dans le cadre de sa stratégie de concentration du pouvoir, le président Kais Saied a diffusé à plusieurs reprises des théories du complot racistes sur les migrants originaires d’autres pays africains. Cette stratégie pourrait parvenir dans le court terme à détourner l’attention de la crise économique. Mais le prix à payer est la violence meurtrière et de nombreuses autres violations des droits. Or, rien de tout cela n’a empêché l’Union européenne de conclure un accord de coopération en matière de migration avec la Tunisie. Pourtant, tant des Tunisiens comme des migrants venus d’ailleurs continuent de risquer leur vie pour traverser vers l’Europe. Il est temps de placer les droits humains au cœur de la réponse à la migration.

C’est la plus vieille astuce des dictateurs : monter un groupe contre un autre, en détournant l’énergie du public des vrais problèmes qui pourraient l’inciter à se révolter. C’est exactement ce que fait l’impitoyable président tunisien Kais Saied en attisant l’hostilité à l’égard des migrants d’Afrique subsaharienne.

Tout a commencé en février, lorsque Saied a rendu les migrants d’autres pays africains responsables de crimes et de violences, déclarant que le gouvernement devrait prendre des « mesures urgentes » pour empêcher les migrants sans papiers de venir en Tunisie. Il a accusé l’immigration de faire partie d’un « arrangement criminel » qui érodera les identités arabe et islamique de la Tunisie, affirmant que des forces anonymes paient des trafiquants d’êtres humains pour faire entrer des personnes en Tunisie dans le but de miner le pays. C’est un point de vue certes surprenant, mais qui a déclenché une vague de haine croissante avec des répercussions réelles et concrètes.

En juillet, des centaines de personnes, dont des enfants et des femmes enceintes, ont été rassemblées et laissées aux frontières de la Tunisie avec l’Algérie et la Libye. À la frontière algérienne, ces personnes ont été abandonnées dans le désert à des températures de plus de 40 degrés, sans eau. À la frontière libyenne, elles ont été exposées au danger dans une zone militarisée. Parmi les personnes expulsées figuraient des migrants avec ou sans papiers, rassemblés violemment et sous une procédure irrégulière, en violation flagrante des engagements pris par la Tunisie en vertu du droit international. Certains sont présumés morts et des cas de violence sexuelle ont été signalés. En réponse à la réaction internationale, certains migrants ont été par la suite transférés dans des camps.

Une distraction des échecs économiques

Saied a organisé un coup d’État de fait en juillet 2021, lorsqu’il a suspendu la Constitution et le Parlement. Depuis lors, il n’a cessé d’accumuler du pouvoir et de faire taire les dissidents. Une nouvelle Constitution, rédigée selon un processus opaque et approuvée lors d’un référendum à faible taux de participation en juillet 2022, a démantelé les mécanismes de contrôle et consolidé le pouvoir présidentiel. Le Parlement n’a plus qu’un pouvoir minimal. La plupart des partis ont boycotté les élections législatives de décembre 2022.

Il est inquiétant que la prise de pouvoir de Saied ait reçu un soutien populaire si important. La Tunisie, pays d’origine de la vague de soulèvements du « printemps arabe », était autrefois considérée comme l’exemple de réussite démocratique de la région. La société civile a défendu la révolution du jasmin et, pendant des années, il semblait que la Tunisie éviterait le sort d’autres pays de la région, qui après des soulèvements avaient connu une répression ou un conflit durable. Mais l’un des principaux déclencheurs de la révolution a été la frustration économique : de nombreuses personnes ont du mal à s’en sortir, ce qui n’a pas changé avec la démocratie. Nombreux sont ceux qui ont été déçus par un processus démocratique qu’ils considèrent comme inefficace et caractérisé par des querelles politiques qui servent leurs propres intérêts. Saied a promis de balayer tout cela.

Malgré tout le pouvoir dont il s’est emparé, Saied n’a pas amélioré l’économie. Il n’y a pas plus d’emplois qu’avant, l’inflation est galopante et cette année, on a assisté à des pénuries de biens de première nécessité tels que l’huile de cuisson, la farine et le lait.

Dans un tel contexte, le racisme et la xénophobie latents ont été attisés depuis les plus hauts niveaux. Cela offre une distraction utile pour empêcher que les gens n’accusent le dictateur de leurs malheurs. Les ressortissants d’autres pays africains sont accusés de prendre l’argent des poches et le pain de la bouche des Tunisiens. Des migrants ont déclaré avoir perdu leur logement et leur emploi et avoir été soumis à des contrôles d’identité accrus ainsi qu’à l’hostilité des autorités et de la population. La violence s’en est inévitablement suivie.

Les violences les plus graves ont eu lieu dans la ville portuaire de Sfax, résidence de nombreux migrants tunisiens, où des groupes de riverains armés de couteaux et de gourdins ont menacé les migrants. Au moins deux personnes ont été tuées. En mai, lorsque sept hommes attaquaient un groupe de migrants, un Béninois a été poignardé à mort. En juillet, un Tunisien a été poignardé lors d’une confrontation entre des Tunisiens locaux et des Camerounais. Cela a déclenché de nouveaux affrontements violents, et en conséquence M. Saied a affirmé que des réseaux criminels dont le but était de « perturber la paix sociale en Tunisie » étaient à l’origine des migrations. Les troubles ont été directement suivis par une campagne d’arrestations et d’expulsions massives menée par le gouvernement.

Théorie du complot réutilisée

Lors d’une manifestation en mars, les gens se sont rassemblés pour rejeter le racisme et la politique populiste de Saied, qui consiste à diviser pour régner. Les groupes de la société civile ont rapidement et à juste titre condamné la rhétorique raciste de Saied. Mais cette opposition ne le dérange probablement pas, car elle permet à Saied de dépeindre la société civile comme se rangeant du côté de l’ennemi.

L’annonce par la Banque mondiale, en mars, de la suspension de sa coopération avec la Tunisie à la suite des violences racistes qui ont suivi les commentaires de M. Saied a peut-être eu plus de conséquences. Le gouvernement a ensuite tenté d’apaiser les critiques internationales en mettant en place une ligne téléphonique d’urgence permettant de dénoncer les abus. Mais l’hostilité n’a pas cessé.

En juillet, une politicienne de Sfax a brandi une pancarte au parlement lors d’un débat sur l’immigration, déclarant que les migrants étaient impliqués dans un « plan de destruction de l’État ». La même politicienne a publié une vidéo sur Facebook affirmant que la Tunisie était « envahie par des Africains » qui constituaient une « étape vers la destruction du pays ».

La discrimination raciale est interdite par la loi en Tunisie. Mais il s’agit manifestement d’une loi qui est bafouée au plus haut niveau – et si le président ne respecte pas la loi, pourquoi quelqu’un d’autre devrait-il le faire ?

La rhétorique de Saied est une version de la « théorie du grand remplacement » qui est devenue un pilier central de la pensée de l’extrême droite du Nord global, légitimée par des politiciens autoritaires tels que Viktor Orbán en Hongrie. Selon la version classique de cette théorie, les populations dites « blanches » d’Europe et d’Amérique du Nord seraient remplacées par des populations non blanches et musulmanes, en raison des migrations et des différences de taux de natalité. Il s’agit d’une théorie du complot qui a directement conduit à des crimes haineux, ayant été citée par des suprémacistes blancs commettant des actes de terrorisme. Des groupes d’extrême droite utilisent cette théorie pour justifier leurs demandes de renforcement des contrôles aux frontières et l’hostilité envers les migrants – et pour attaquer les droits des femmes et des personnes LGBTQI+, qu’ils accusent d’être à l’origine des taux de natalité plus faibles dans les populations non migrantes.

La version tunisienne donne à cette théorie une nouvelle tournure, en faisant des Arabes et des musulmans les personnes supposés être remplacées par des Africains noirs, avec l’Europe ou Israël étant les forces qui seraient à l’origine de ce sinistre complot. Il s’agissait d’une idée marginale et extrémiste, mais M. Saied l’a fait entrer dans le courant dominant. Et à la suite de ses remarques, cette théorie a été largement relayée sur les réseaux sociaux, qui ont été inondés de discours de haine raciste et de désinformation. Ses commentaires n’étaient pas uniques : en mars, un diplomate tunisien a déclaré qu’il ne s’agissait pas d’une théorie, mais d’une réalité.

Les événements de cette année montrent précisément pourquoi la concentration du pouvoir entre les mains du président, sans aucun contrôle, est une mauvaise idée.

Le racisme provenant des plus hauts niveaux va de pair avec la répression. Ceux qui pourraient s’exprimer pour défendre les droits sont réduits au silence. Des hommes politiques, des avocats et des syndicalistes ont été arrêtés et poursuivis. En vertu de nouvelles lois censées lutter contre les « fausses nouvelles », les personnes qui critiquent Saied en ligne sont criminalisées. Les médias et le système judiciaire ont été placés sous un contrôle étroit. Les événements de cette année montrent précisément pourquoi la concentration du pouvoir entre les mains du président, sans aucun contrôle, est une mauvaise idée.

La réalité de la migration

On estime qu’il y a environ 21.000 migrants parmi les quelque 12 millions d’habitants de la Tunisie, ce qui signifie qu’ils représentent moins de 0,2 % des résidents, l’une des proportions les plus faibles au monde. Même si les chiffres sous-estiment le nombre de sans-papiers, il existe un fossé énorme entre la rhétorique et la réalité.

La plupart des migrants sont originaires d’Afrique centrale et occidentale, notamment du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, du Ghana, de la Guinée et du Mali. En outre, environ 10 à 15% des Tunisiens sont noirs, la plupart résidant dans le Sud du pays. Ils sont systématiquement exclus et, en conséquence de la division qui a été attisée, ils ont également été victimes d’un racisme accru.

Certains migrants vivant en Tunisie sont des étudiants qui jouent un rôle essentiel dans les universités avant de rentrer chez eux. D’autres restent temporairement, travaillant pour économiser en vue de la dangereuse traversée de la Méditerranée vers l’Italie et donc l’Union européenne (UE). L’hostilité croissante en Tunisie pourrait bien accélérer leurs projets.

L’UE, et en particulier le gouvernement italien d’extrême droite, souhaite que les pays de transit comme la Tunisie fassent davantage pour arrêter les migrants avant qu’ils ne commencent la traversée. La détermination à contrôler les frontières de l’UE l’emporte manifestement sur les préoccupations en matière de droits humains ou sur tout scrupule à légitimer des dictateurs.

En juillet, l’UE et le gouvernement tunisien ont signé un accord prévoyant que l’UE fournisse plus d’un milliard de dollars pour soutenir le retour des migrants en Tunisie. Mais M. Saied est resté fidèle à sa rhétorique raciste, affirmant qu’il n’accepterait que des migrants Tunisiens dans le cadre de ce programme. Comme les migrants d’autres régions d’Afrique, les Tunisiens sont de plus en plus nombreux à faire la traversée, poussés par le désespoir économique.

Ceux qui effectuent de dangereuses traversées par la mer, qu’ils viennent de Tunisie ou d’autres pays africains, sont également ceux dont l’opinion semble compter le moins. Leur péril a été tragiquement mis en évidence en août, lorsqu’un bateau en provenance de Sfax a coulé au large de l’île italienne de Lampedusa, faisant 41 morts. Depuis le début de l’année, plus de 2.000 personnes sont portées disparues sur la route migratoire méditerranéenne, en provenance de la Libye et de la Tunisie.

Ces chiffres effrayants sont le signe le plus clair possible que, des deux côtés de la Méditerranée, l’approche actuelle face à la réalité mondiale des migrations ne fonctionne pas. Il faut une réponse à la migration qui s’attaque aux raisons pour lesquelles les gens quittent leur pays et qui respecte les droits humains – mais pour ses propres objectifs politiques, le président Saied va furieusement dans la direction opposée, et ne semble pas se soucier de ceux qui en pâtissent.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Le gouvernement tunisien devrait cesser immédiatement ses attaques contre les migrants et s’engager à enquêter sur toutes les violations des droits humains.
  • Les gouvernements de l’Union européenne devraient respecter les principes fondamentaux des droits humains dans leur coopération avec la Tunisie en matière de migration.
  • Le gouvernement tunisien devrait libérer tous les prisonniers politiques et s’engager à respecter le droit des personnes d’exprimer leur dissidence.

Photo de couverture par Mahmud Turkia/AFP via Getty Images