La Cour internationale de justice incarne l’espoir d’un ordre mondial régi par le droit
La Cour internationale de justice (CIJ) se trouve aujourd’hui confrontée à un paradoxe majeur : alors que son importance s’accroît à travers des affaires médiatisées relatives aux droits humains, sa principale faiblesse – son incapacité à faire appliquer ses décisions – continue de miner son efficacité. Des dossiers récents très suivis, qu’il s’agisse de la contestation par l’Afrique du Sud de l’agression israélienne à Gaza ou des revendications des petits États insulaires en matière de justice climatique, soulignent que la Cour est devenue l’ultime recours lorsque toutes les autres voies internationales échouent. Pourtant, les États puissants peuvent se contenter d’ignorer ses arrêts historiques, sans en subir la moindre conséquence. Cette lacune dans l’application du droit représente un défi fondamental pour l’idée même d’un ordre international fondé sur le droit.
En avril, un mois seulement après son dépôt, la plainte du gouvernement soudanais contre les Émirats arabes unis (EAU) s’est vue rejetée dans une salle d’audience de La Haye. Par quatorze voix contre deux, la Cour internationale de justice (CIJ) a rejeté la plainte du Soudan selon laquelle les Émirats arabes unis auraient violé la Convention de 1948 sur le génocide, en finançant et en armant les milices des Forces de soutien rapide (FSR), accusées de violences ethniques et sexuelles systématiques dans le contexte de la guerre civile au Soudan.
Malgré les preuves accablantes présentées par des experts des Nations unies (ONU), attestant du soutien apporté par les Émirats arabes unis aux FSR, la Cour s’est déclarée incompétente. Bien que signataires de la Convention, les Émirats avaient renoncé à une clause permettant que des poursuites soient engagées contre un État devant la CIJ. Cette subtilité juridique les a placés à l’abri de toute responsabilité, malgré leur implication présumée dans ce que beaucoup considèrent comme la plus grave catastrophe humanitaire actuelle.
Le gouvernement soudanais a tenté, de manière novatrice, de cibler non pas l’une des parties au conflit, mais un puissant commanditaire, mettant ainsi en évidence une faille majeure du droit international : la capacité des États puissants à alimenter des conflits dévastateurs par l’intermédiaire de mandataires, tout en échappant à toute reddition de comptes.
La Cour a finalement voté le retrait complet de l’affaire de son registre officiel, mettant ainsi un terme à la procédure, à une courte majorité de neuf voix contre sept. Il s’agit d’une victoire diplomatique pour les Émirats arabes unis, mais l’affaire a néanmoins permis de braquer les projecteurs sur une crise largement ignorée, qui a déjà coûté la vie à plus de 150.000 personnes depuis avril 2023.
De nombreux États se tournent vers la CIJ lorsque les autres recours internationaux ont échoué, obtenant souvent des victoires morales, mais rarement des remèdes concrets. Dans un système de gouvernance mondiale de plus en plus contesté, la plus haute juridiction du monde devient un ultime espoir de justice, mais aussi un rappel brutal des limites du droit international.
Un ordre fondé sur le droit en péril
Dans un monde où des dirigeants autoritaires agissent en toute impunité et où des États puissants bafouent régulièrement le droit international, les institutions censées préserver l’ordre mondial traversent une crise profonde. La CIJ, conçue après la Seconde Guerre mondiale comme la plus haute autorité juridique mondiale, se retrouve au cœur de cette crise, chargée d’affaires que les voies diplomatiques établies n’ont pas su résoudre.
Créée en tant que principal organe judiciaire des Nations unies, la CIJ incarne une aspiration à un monde où les différends entre États sont réglés grâce à un raisonnement juridique plutôt que par la force militaire. Pourtant, elle souffre d’une limite cruciale : bien qu’habilitée à rendre des jugements contraignants sur les violations les plus graves du droit international, elle ne dispose d’aucun mécanisme pour faire appliquer ses décisions.
Cette faiblesse n’est pas fortuite : pour préserver leur souveraineté, les États ont délibérément créé une Cour qui, contrairement au Conseil de sécurité des Nations unies, peut recommander mais non contraindre. Il en résulte un constant préoccupant : les États lésés obtiennent gain de cause sur le plan juridique, tandis que les auteurs de violations restent impunis. Le Conseil de sécurité devrait veiller à l’exécution des arrêts de la CIJ, mais son fonctionnement est paralysé par le droit de veto de ses cinq membres permanents, souvent utilisé pour protéger leurs intérêts ou ceux de leurs alliés.
Malgré ces contraintes, les États saisissent de plus en plus la CIJ lorsque les autres mécanismes échouent, transformant son rôle initial centré sur les différends territoriaux et conventionnels, en un forum politique où les États cherchent à faire reconnaître de graves injustices. Les récentes affaires très médiatisées concernant Israël, le Myanmar, le Soudan et les petits États insulaires traduisent à la fois l’importance de la Cour et les défis structurels de la gouvernance mondiale dans un contexte d’impunité généralisée. L’augmentation du nombre d’affaires traitées par la CIJ illustre son prestige institutionnel croissant, tout en reflétant l’échec d’autres structures internationales.
Une voie juridique : la Convention sur le génocide
L’affaire du Soudan est le dernier exemple en date de recours à la CIJ pour des violations présumées de la Convention sur le génocide. En 2019, la Gambie a ouvert la voie en poursuivant le Myanmar, démontrant qu’un État ayant ratifié la Convention pouvait engager une procédure sans être directement affecté par les violations alléguées.
L’affaire de la Gambie portait sur la persécution brutale par le Myanmar de sa minorité Rohingya, qui a forcé plus de 750.000 personnes à fuir une répression gouvernementale d’une violence inouïe. La CIJ avait rapidement imposé des mesures provisoires, exigeant des actions pour prévenir de nouveaux actes de génocide à l’encontre de la population Rohingya. Cet arrêt avait contribué à maintenir une pression internationale sur le pays, même après la prise de pouvoir par la junte militaire en 2021 et l’éclatement d’une guerre civile.
Ce précédent a ouvert la voie non seulement à l’affaire soudanaise contre les Émirats arabes unis, mais aussi à celle, majeure, intentée par l’Afrique du Sud contre Israël, au sujet de son offensive à Gaza.
Gaza : la justice rencontre la réalité géopolitique
La plainte de l’Afrique du Sud contre Israël a propulsé la CIJ sous les feux de la rampe. Déposée en décembre 2023, en pleine intensification de l’offensive israélienne à Gaza, elle alléguait des violations de la Convention sur le génocide et appelait à des mesures urgentes pour protéger les civils.
Dans son arrêt provisoire de janvier 2024, la Cour a ordonné à Israël de prévenir tout acte de génocide, de faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire et de mettre un terme à l’incitation publique au génocide. Malgré ces directives claires, le gouvernement israélien a poursuivi sa campagne militaire brutale, sans changement notable.
En juillet 2024, alors que le bilan s’élevait à 40.000 morts, la Cour a intensifié la pression internationale en émettant un avis consultatif inédit dans une autre affaire, déclarant l’occupation israélienne des territoires palestiniens illégale au regard du droit international. La décision quasi unanime ordonnait la fin de la colonisation et le versement de réparations. Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, l’a dédaigneusement qualifiée de « décision mensongère », tandis que sa coalition d’extrême droite appelait à l’annexion officielle de la Cisjordanie, défiant ainsi ouvertement la Cour.
La Cour délibère actuellement sur la responsabilité d’Israël dans l’entrave à l’aide humanitaire à Gaza, aujourd’hui confrontée à une crise de famine. L’Assemblée générale des Nations unies a saisi la Cour en décembre 2024, et les récentes audiences ont permis de constater un large consensus des États sur le fait qu’Israël doit autoriser l’accès humanitaire et ne doit pas bloquer les efforts des agences de l’ONU.
Mais il est à craindre qu’Israël persiste à ignorer la décision qui sera rendue dans cette dernière affaire. Le bilan humain dépasse désormais 53.000 morts, en grande majorité des civils, dont de nombreux enfants. Le rejet ouvert par Israël des arrêts de la CIJ illustre la principale faiblesse de la Cour. En l’absence de mécanismes d’application, même les décisions juridiques les plus importantes restent symboliques si des États puissants choisissent de les ignorer.
L’affaire a aussi mis en évidence un double standard dans les réponses internationales : plusieurs États occidentaux qui avaient soutenu la plainte de la Gambie contre le Myanmar ont critiqué ou gardé le silence sur celle de l’Afrique du Sud contre Israël.
La justice climatique en procès
La notoriété croissante de la CIJ l’a placée au cœur d’un autre enjeu d’ampleur mondiale : la crise climatique. En décembre 2024, la Cour a tenu plus d’une centaine d’audiences dans le cadre d’une procédure historique engagée par le Vanuatu, l’un des États insulaires du Pacifique en première ligne des impacts climatiques. Cette initiative s’inscrit dans une dynamique née au sein de la société civile : en 2019, des groupes d’étudiants de huit pays ont formé le réseau des étudiants des îles du Pacifique luttant contre le changement climatique, pour exhorter les dirigeants à porter la question devant la Cour. Désormais soutenue par 132 États, cette démarche vise à obtenir un avis consultatif sur les obligations légales des États en matière de protection du climat.
Ces audiences ont créé une tribune inédite permettant aux États les plus exposés aux effets du changement climatique de confronter les principaux émetteurs de gaz à effet de serre aux implications morales et juridiques de leurs actions. Confrontées à des menaces existentielles alors même qu’elles sont parmi les moins responsables des émissions globales de gaz à effet de serre, les petites nations insulaires ont livré des témoignages poignants. Les représentants de Tuvalu ont déclaré que leur pays de faible altitude serait le premier à disparaître entièrement en raison de la montée des eaux – tout en exprimant fermement leur refus de se résigner face à cette perspective.
Les débats ont mis en évidence des clivages profonds au sein de la communauté internationale. Des dizaines de pays vulnérables ont présenté l’inaction climatique comme une injustice manifeste nécessitant une réponse juridique. À l’inverse, les principaux émetteurs, dont la Chine, la Russie, l’Arabie saoudite, le Royaume-Uni et les États-Unis, ont cherché à limiter leur responsabilité potentielle, arguant que les cadres climatiques des Nations unies existants suffisent. Toutefois, cette affirmation a été mise à mal par les résultats jugés décevants du récent sommet sur le climat COP29, au cours duquel les pays du Nord global n’ont pas pris de nouveaux engagements en matière de réduction des émissions, ni proposé de mécanismes de financement à la hauteur des besoins des pays du Sud global afin de faire face et de s’adapter à la crise climatique.
L’avis consultatif de la Cour, attendu dans le courant de l’année, pourrait remodeler les litiges relatifs au climat dans le monde entier, en influençant potentiellement la manière dont les tribunaux nationaux évaluent les obligations des gouvernements et la responsabilité des entreprises pour les dommages liés aux effets du changement climatique.
Un carrefour pour la justice internationale
Alors que les États se tournent de plus en plus vers la CIJ pour obtenir justice – et que la société civile intensifie ses efforts pour les y inciter – le paradoxe d’un système fondé sur des décisions sans mécanisme d’exécution devient de plus en plus criant. Il donne l’apparence de la justice, tout en perpétuant, dans les faits, une culture de l’impunité. Ce déficit d’effectivité représente aujourd’hui l’un des plus grands défis auxquels l’ordre international est confronté.
La Cour offre une reconnaissance juridique des souffrances des victimes à travers le monde, qu’il s’agisse des populations de Gaza, du Myanmar, du Soudan ou encore des nations insulaires menacées par le changement climatique. Toutefois, en l’absence de mécanismes contraignants de mise en œuvre, l’application de ses arrêts dépend largement des dynamiques diplomatiques et de l’adhésion volontaire des États aux normes internationales, ce qui se traduit trop souvent par l’inaction et l’impunité.
Pour les communautés les plus exposées, l’avenir ne dépend pas seulement des victoires juridiques remportées à La Haye, mais aussi de la capacité de ces décisions à se traduire concrètement sur le terrain. Alors que la Cour continue d’élargir son activité à des affaires impliquant des puissances mondiales, la communauté internationale doit trancher : soit renforcer les mécanismes d’application – à commencer par une révision des droits de veto du Conseil de sécurité, qui paralysent l’action collective et empêchent de rendre des comptes – soit laisser se creuser un fossé de plus en plus large entre l’autorité juridique et l’impact réel de la justice internationale, risquant ainsi de compromettre définitivement la confiance dans un ordre fondé sur le droit.
NOS APPELS À L’ACTION
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Les États devraient instaurer des mécanismes d’application des arrêts de la Cour internationale de justice, tels que des sanctions obligatoires et des conséquences diplomatiques pour les États qui les ignorent délibérément.
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La société civile et les États qui la soutiennent devraient sans délai intensifier la pression en faveur d’une réforme du droit de veto du Conseil de sécurité, afin que celui-ci puisse pleinement jouer son rôle dans l’application des arrêts de la Cour.
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La société civile, en collaboration avec les États qui la soutiennent, devrait continuer à porter des affaires devant la Cour, suivre activement la mise en œuvre de ses décisions, et mobiliser l’opinion publique en faveur de l’application de ses arrêts.
Pour des entretiens ou de plus amples informations, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture par Piroschka van de Wouw/Reuters via Gallo Images