Gaza : l’hypocrisie internationale en pleine lumière
L’arrêt de la Cour internationale de justice ordonnant à Israël d’empêcher un génocide met en évidence tant l’importance du système de gouvernance mondiale, comme aussi ses faiblesses. Israël n’a manifesté aucune intention de s’y conformer, pouvant s’attendre à s’appuyer une fois de plus sur le veto des États-Unis au Conseil de sécurité. Israël a en effet concentré son attention sur les allégations concernant un petit nombre de membres du personnel de l’UNRWA, l’agence des Nations unies en Palestine. Cela pourrait s’avérer catastrophique pour les efforts humanitaires, qui sont indispensables. Les attitudes de soutien des États du Nord à l’égard d’Israël, comparées à leur condamnation de la Russie, mettent également en évidence un problème majeur de soutien sélectif aux normes internationales. Une réforme s’impose de toute urgence.
Les horreurs commises à Gaza dépassent l’entendement. Jamais la nécessité d’un cessez-le-feu, d’une aide humanitaire urgente et d’un dialogue international visant une solution à long terme n’a été aussi évidente. Mais il est difficile d’imaginer que cela arrive. Les règles internationales sont censées empêcher la production d’atrocités telles que celles qui sont systématiquement perpétrées à Gaza et, dans leur éventualité, elles devraient pouvoir les faire cesser et traduire les responsables en justice. Cependant, ces règles sont bafouées.
Les yeux rivés sur la CIJ
En janvier, la Cour internationale de justice (CIJ), l’organe de l’Organisation des Nations unies (ONU) chargé de statuer sur les différends entre États, a agi rapidement. Le mois précédent, le gouvernement sud-africain avait déposé une plainte alléguant que le gouvernement israélien, par ses actes et ses omissions, violait la Convention sur le génocide de 1948.
La Convention définit le génocide comme des actes « commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Israël rejette fermement ces allégations, insistant sur le fait qu’il agit en état de légitime défense et accusant l’Afrique du Sud d’une « accusation de meurtre rituel » antisémite.
Alors que l’on s’attend à ce que la Cour mette des années à rendre un verdict sur le fond de l’affaire, elle a reconnu l’urgence et la gravité de la situation en rendant rapidement une décision provisoire. Les juges ont conclu à l’existence d’un risque plausible de génocide et ont voté à une écrasante majorité en faveur de l’émission de six injonctions à l’encontre d’Israël, notamment celle de « prendre toutes les mesures en son pouvoir » pour empêcher des actes contraires à la convention sur le génocide.
En plus de s’abstenir de toute une série d’actes violents interdits par la Convention, l’État israélien doit mettre fin aux incitations publiques au génocide et faciliter l’accès de l’aide humanitaire à Gaza. Il est également tenu de présenter, dans un délai d’un mois, un rapport sur les mesures qu’il a prises pour se conformer à l’arrêt. Si la Cour a déçu beaucoup de monde en s’abstenant d’ordonner un cessez-le-feu, on voit mal comment Israël pourrait se conformer à l’arrêt sans changer immédiatement et radicalement son approche.
Les décisions de la CIJ sont contraignantes pour les États, mais Israël ne montre aucune volonté de s’y conformer. L’offensive militaire s’est poursuivie et, récemment, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a rejeté une proposition de cessez-le-feu et proclamé que la victoire était à portée de main. Dans la semaine qui a suivi l’ordonnance de la Cour, près d’un millier de Palestiniens supplémentaires ont été tués. L’aide humanitaire est loin d’être suffisante. La rhétorique génocidaire ne montre aucun signe d’affaiblissement.
Lorsque les États ne se conforment pas aux décisions de la CIJ, c’est au Conseil de sécurité des Nations unies qu’il incombe d’agir. Mais on peut s’attendre à ce que les États-Unis, fidèles alliés d’Israël, utilisent leur droit de veto, en tant que l’un des cinq membres permanents du Conseil, pour bloquer toute action à l’encontre d’Israël – c’est ce qu’ils l’ont déjà fait à maintes reprises.
On se trouvait face à une situation comparable en 2022, lorsque l’Ukraine a intenté une action contre la Russie au titre de la convention sur le génocide. À cette occasion, la CIJ est allée encore plus loin que dans le cas de Gaza, en ordonnant à la Russie de mettre fin à son invasion. Mais la Russie a tout simplement choisi d’ignorer l’arrêt.
Des voix en première ligne
Thomas Van Gool est chef de projet pour Israël-Palestine à la PAX, la plus grande organisation pacifiste des Pays-Bas, siège de la CIJ.
À mon avis, la CIJ est extrêmement importante. C’est la plus haute juridiction que nous ayons, et ses arrêts doivent être respectés. La communauté internationale a également un rôle essentiel à jouer en protégeant et en soutenant la CIJ, en se conformant à ses arrêts et en favorisant leur application. Ce rôle fait souvent défaut. Les Pays-Bas, en tant que pays hôte de la CIJ, devraient contribuer à garantir l’efficacité des décisions de la CIJ. Il ne devrait pas y avoir de doubles standards.
À ce jour, la Cour n’a pas définitivement statué sur l’existence d’un génocide et n’a pas non plus décidé si elle était compétente pour connaître de l’affaire. Toutefois, dans une première évaluation, elle a déterminé que la compétence semble plausible, établissant un lien entre le cas et les mesures demandées par l’Afrique du Sud. Cette décision repose sur des considérations de plausibilité, d’urgence et d’impact potentiel de la non-application de ces mesures.
Il existe plusieurs issues possibles à cette affaire, mais compte tenu des preuves déjà présentées par l’Afrique du Sud, il est plausible que la Cour décide que l’on est en présence d’un génocide. Si bien plusieurs critères doivent être remplis, dans les affaires de génocide, c’est souvent l’intention qui est la plus cruciale à établir. Pour prouver cette intention, l’Afrique du Sud invoque, entre autres, des déclarations faites par de hauts responsables du gouvernement israélien.
Suite à la décision de la CIJ, Israël est tenu, conformément à la Convention sur le génocide et à ses responsabilités envers les Palestiniens de Gaza, de « prendre toutes les mesures en son pouvoir » pour prévenir les actes interdits par la Convention, en particulier les meurtres, mais aussi les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale, l’imposition délibérée de conditions de vie conduisant à la destruction physique de la population et l’imposition de mesures visant à empêcher les naissances.
Israël est expressément tenu de veiller à ce que ses forces militaires s’abstiennent de commettre l’un quelconque de ces actes, de prévenir et de punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide, de faciliter l’acheminement immédiat et effectif de l’aide humanitaire à Gaza, de prendre des mesures pour empêcher la destruction des éléments de preuve liés aux allégations d’actes contraires à la convention sur le génocide et de soumettre à la Cour, dans un délai d’un mois, un rapport complet détaillant les mesures prises pour se conformer à l’ordonnance de la Cour.
Malheureusement, jusqu’à présent, rien n’indique qu’Israël respecte l’une ou l’autre de ces obligations. Un cessez-le-feu serait le chemin le plus logique, mais les bombardements et l’offensive terrestre se poursuivent.
Voici un extrait édité de notre conversation avec Thomas. L’intégralité de l’entretien est disponible (en anglais) ici.
L’UNRWA en ligne de mire
Même sans action ultérieure du Conseil de sécurité, l’arrêt de la CIJ contre Israël pourrait contribuer à accroître la pression morale internationale sur le gouvernement et ses alliés pour qu’ils modifient leur comportement. Mais l’attention mondiale s’est rapidement recentrée sur les accusations portées par Israël à l’encontre du personnel de l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA).
Créé à la suite de la guerre de 1948 qui a chassé de nombreux Palestiniens de l’État d’Israël nouvellement créé, l’UNRWA est resté le principal fournisseur d’aide humanitaire et de services essentiels pour les Palestiniens. Pendant le conflit actuel, alors que la plupart des efforts internationaux sont bloqués aux frontières, l’UNRWA a fourni des moyens de survie vitaux aux personnes bombardées à Gaza. Plus de deux millions de personnes dépendent actuellement de l’UNRWA pour leur survie. Cependant les efforts de l’UNRWA lui ont coûté cher, plus de 150 membres du personnel ayant été tués depuis le début de l’offensive israélienne.
Peu après la décision de la CIJ, Israël a fait savoir qu’il avait transmis à ses alliés un dossier alléguant que 12 des quelque 13 000 employés de l’UNRWA à Gaza avaient été impliqués dans les terribles attaques menées par le Hamas et d’autres groupes contre la population israélienne le 7 octobre. L’UNRWA a immédiatement licencié plusieurs des personnes accusées et les Nations unies ont lancé un examen indépendant urgent.
Mais en réponse, de nombreux donateurs de l’UNRWA se sont rangés immédiatement derrière Israël. Dix-huit États, dont les principaux bailleurs de fonds de l’UNRWA, les États-Unis et l’Allemagne, ont rapidement annoncé leur suspension de financement. Environ 440 millions de dollars américains seraient en suspens. Aux États-Unis, une loi a été proposée pour interdire au gouvernement d’accorder un quelconque financement à l’UNRWA.
Tous les États ne se sont pas empressés de porter un jugement. L’Irlande, la Norvège et l’Espagne font partie de ceux qui se sont engagés à poursuivre leur soutien, compte tenu de l’ampleur des besoins humanitaires. Le gouvernement norvégien a publié une déclaration faisant la distinction entre l’organisation et les membres du personnel qui auraient commis des crimes. Le Portugal et l’Espagne ont annoncé une aide supplémentaire.
Today, Norway transfers $26 million to @UNRWA, the UN Agency that supports Palestinian refugees.
— Espen Barth Eide (@EspenBarthEide) February 7, 2024
UNRWA is the backbone of humanitarian efforts in Gaza. Its services are critical for millions of people in extreme need. https://t.co/4dIcCaEEun
Mais l’ampleur des suspensions de financement a rendu le travail de l’UNRWA non viable, à moins qu’elles ne soient rapidement annulées. L’UNRWA a prévenu que les fonds s’épuiseraient d’ici la fin du mois de février. Les conséquences seraient d’une gravité inimaginable. Philippe Lazzarini, directeur de l’UNRWA, a déclaré qu’il s’agissait d’une nouvelle « punition collective » pour les Palestiniens, qui s’ajoute aux bombardements israéliens. Alors que la CIJ vient d’ordonner une aide humanitaire efficace, la réponse humanitaire risque d’être encore plus étouffée.
Jusqu’à présent, Israël n’a pas partagé son dossier avec les Nations unies. Les journalistes qui en ont pris connaissance ont mis en doute ses affirmations et les preuves fournies. Les États sont accusés de suspendre leur financement sur la base de preuves peu convaincantes, fournies par un gouvernement qui n’a jamais caché sa volonté de mettre fin à la présence de l’UNRWA à Gaza et qui n’a fait que profiter du détournement de l’attention internationale de l’arrêt de la CIJ.
Hypocrisie flagrante
L’enquête indépendante lancée par l’ONU doit être rapide et transparente, et ses recommandations doivent être mises en œuvre. Toute personne reconnue complice des attentats du 7 octobre doit être traduite en justice. Mais tant que l’enquête ne soit pas terminée, les États ne devraient pas suspendre leur financement à un moment où il est si urgent. Si l’UNRWA ne fournit pas d’aide humanitaire, personne d’autre ne le fera.
Malheureusement, rien ne laisse espérer que les États du Nord qui ont interrompu leur financement agiront de manière impartiale. L’hypocrisie est flagrante depuis le début de la phase actuelle du conflit. Les États-Unis, à l’avant-garde de la condamnation internationale des multiples atrocités commises par la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine, demeurent le plus grand soutien d’Israël, refusant de soumettre les crimes contre les droits humains à Gaza aux mêmes normes.
Les deux résolutions du Conseil de sécurité adoptées à ce jour – la première ayant eu lieu six semaines entières après le début des bombardements – étaient faibles. Les versions plus fortes ayant fait l’objet d’un veto, elles n’ont pas donné lieu à des actions concrètes. Israël peut les ignorer en toute confiance avec le soutien des États-Unis. C’est l’image inversée de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, où les États-Unis ont demandé une action coordonnée, mais où la Russie a fait usage de son veto pour s’assurer qu’aucune résolution ne soit adoptée.
L’hypocrisie s’est également manifestée à l’égard de la CIJ. Comparez l’affaire de l’Afrique du Sud avec celle intentée par la Gambie contre le Myanmar en 2019, l’accusant de commettre un génocide à l’encontre de sa population rohingya.
En novembre dernier, six États du Nord se sont joints à l’affaire pour soutenir la position de la Gambie. Le Royaume-Uni était l’un d’entre eux. Il a présenté un argument selon lequel des actions systémiques telles que la privation de nourriture et de services médicaux et le déplacement forcé pouvaient être considérées comme des actes de génocide, en particulier lorsqu’elles sont commises à l’encontre d’enfants. Le Royaume-Uni n’a pas présenté le même argument pour des actions similaires à Gaza.
En novembre, le président américain Joe Biden a déclaré que la CIJ était « l’une des institutions les plus importantes de l’humanité pour faire avancer la paix ». Pourtant, son gouvernement a tenté de dénigrer l’affaire de l’Afrique du Sud, la qualifiant de « sans fondement ».
Il est temps de respecter les droits humains
Il est important de revenir aux idées qui ont motivé la création de l’ONU en 1945 et l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Convention sur le génocide en 1948.
Comme le précise le premier article de sa Charte, l’ONU a pour mission de maintenir la paix et la sécurité internationales et de réaliser la coopération internationale en vue de promouvoir et d’encourager le respect des droits humains. Le début de la Déclaration universelle des droits de l’homme explique sa nécessité, étant donné que « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité ».
À Gaza, et dans les nombreux autres conflits dans le monde, il existe de nombreuses preuves d’ « actes de barbarie », commis avec une quasi-certitude d’impunité. Si bien le manque de mécanismes d’application du droit international est un problème de longue date, l’application inégale résulte des approches sélectives adoptées par de nombreux États.
Sur la base de calculs intéressés, ils se soucient de certains droits humains et d’autres non. Ils défendent les droits humains des citoyens des pays alliés dont les intérêts coïncident avec les leurs, ou ceux dont les droits sont violés par leurs ennemis. Dans le plus extrême, certains États peuvent même être accusés d’adopter une approche raciste, se préoccupant des droits humains des personnes blanches et non de ceux des personnes racisées.
Le danger est que, si la confiance dans le système des Nations unies s’effondre, les gens se tournent vers des alternatives autoritaires. L’hypocrisie des États du Nord donne à des États tels que la Chine et la Russie une nouvelle marge de manœuvre pour se positionner comme les champions du Sud global et canaliser la colère justifiée au profit de la construction d’un ordre mondial encore moins ouvert, avec d’autant plus d’impunité pour les violations des droits humains.
La société civile continue de réclamer un ordre international fondé sur des règles, dans lequel tous les États sont traités de la même manière et où les lois visant à prévenir les génocides et autres violations flagrantes des droits humains et à s’en protéger sont respectées. La réforme étant à l’ordre du jour du Sommet de l’avenir des Nations unies qui se tiendra plus tard dans l’année, la société civile attend des États, de leurs dirigeants et des institutions internationales qu’ils fassent preuve d’un certain leadership moral. Malheureusement, ce leadership semble actuellement extrêmement rare.
NOS APPELS À L’ACTION
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Les États qui ont suspendu le financement de l’UNRWA doivent immédiatement revenir sur leur décision afin de garantir la poursuite de l’aide humanitaire vitale.
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La communauté internationale, y compris les alliés d’Israël, devrait exhorter ce dernier à se conformer aux ordres de la Cour internationale de justice.
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Le gouvernement d’Israël devrait immédiatement accepter un cessez-le-feu et un accès humanitaire sans entrave.
Photo de couverture par Michel Porro/Getty Images