Au Sénégal, les récentes manifestations de soutien à un leader de l’opposition condamné pénalement ont été accueillies par des violences meurtrières – et pas pour la première fois. L’accès à Internet et aux réseaux sociaux a été réduit dans un contexte de restrictions croissantes à l’égard des médias indépendants. Le président Macky Sall a récemment mis fin aux spéculations sur sa candidature à un troisième mandat lors de l’élection présidentielle de février 2024, mais le parti au pouvoir demeure soupçonné de tenter de conserver le pouvoir en supprimant l’opposition. Le Sénégal risque de perdre sa réputation de relatif havre démocratique. Il ne pourra la conserver qu’en mettant fin à l’impunité pour les violences commises par l’État, en cessant de restreindre les manifestations et les médias et en garantissant des élections véritablement libres et équitables.

L’espace civique se détériore au Sénégal à l’approche de l’élection présidentielle février prochain. Les récentes manifestations politiques ont donné lieu à des violences meurtrières et à des restrictions d’accès à Internet et aux réseaux sociaux. La démocratie sénégalaise sera bientôt confrontée à un test clé, et sa réussite dépendra en grande partie du respect de l’espace civique à l’approche du scrutin.

Conflit politique

Organisées dans un contexte de polarisation politique croissante, les récentes manifestations ont tourné autour du politicien populiste de l’opposition Ousmane Sonko. Ancien inspecteur des impôts devenu dénonciateur de la corruption, Sonko est arrivé en troisième position lors de l’élection présidentielle de 2019 et est devenu la plus grosse épine dans le pied du président Macky Sall. Il a gagné le soutien de nombreux jeunes qui considèrent que l’élite politique est corrompue, déconnectée et peu encline à s’attaquer aux principaux problèmes sociaux et économiques, tels que le taux élevé de chômage des jeunes dans le pays. Il a également fait l’objet de poursuites pénales et d’une récente condamnation, qui selon ses partisans serait motivée par des considérations politiques.

Le 1er juin, Sonko a été condamné à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse », à la suite de son arrestation pour viol en mars 2021 lorsqu’une employée d’un salon de massage avait porté plainte contre lui. Bien qu’il ait été blanchi des accusations les plus graves – ce qui a suscité l’inquiétude des activistes pour les droits des femmes – sa condamnation le rendra probablement inéligible à la prochaine élection présidentielle, et il a déjà été radié des listes électorales. En mai, Sonko a été condamné à une nouvelle peine de six mois avec sursis pour avoir insulté et diffamé un homme politique du parti au pouvoir.

L’arrestation de Sonko en mars 2021 a déclenché des manifestations qui ont fait 14 victimes. Sa condamnation a déclenché une deuxième vague de manifestations. Le 28 juillet, Sonko a de nouveau été arrêté pour des motifs liés aux manifestations, notamment pour insurrection. Quelques jours plus tard, le gouvernement a dissous son parti, Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité). Il s’agit de la première interdiction de ce type depuis l’indépendance du Sénégal en 1960.

Tout cela a donné un nouvel élan aux partisans de Sonko, qui accusent le gouvernement d’instrumentalisation du système judiciaire et de la justice pénale avec l’objectif de mettre fin à une menace politique crédible. M. Sonko n’est pas le premier opposant au président à faire l’objet d’une action en justice. Autre signe inquiétant : en août, un avocat représentant Sonko, Juan Branco, a été arrêté, détenu et expulsé du Sénégal. Parmi les autres arrestations récentes figure un dirigeant de Pastef, Birame Souleye Diop.

Réaction répressive

La dernière vague de manifestations qui a éclaté en juin a donné lieu à des actes de violence, notamment des jets de pierres, des mises à feu de pneus et des pillages. Des bâtiments publics ont été vandalisés et des bus incendiés. L’État a réagi en recourant à la force meurtrière. Selon les estimations de la société civile, depuis mars 2021, plus de 30 personnes ont été tuées, plus de 600 blessées et plus de 700 détenues. Des dirigeants de mouvements sociaux figurent parmi les personnes arrêtées.

En réponse aux récentes manifestations, l’armée a été déployée dans certains quartiers de la capitale, Dakar. Des balles réelles ont été tirées, entraînant des victimes par balle, et des personnes armées habillées en civil mais qui faisaient manifestement partie des forces de sécurité ont violemment attaqué les manifestants.

Face aux manifestations le gouvernement a opté pour la répression. En effet les autorités considèrent qu’elles font face à des actes de défiance de l’Etat et ont appelé les forces de sécurité à faire usage de la force.

SADIKH NIASS et IBA SARR

D’autres manifestations convoquées par l’opposition ont été interdites, ce qui a conduit à l’organisation symbolique d’un concert de casseroles.

Des journalistes ont été harcelés et arrêtés alors qu’ils reportaient sur les manifestations. Ces dernières années ont été marquées par une augmentation des agressions verbales et physiques à l’encontre des journalistes, ainsi que par des actions en justice visant à les réduire au silence. Plusieurs journalistes ont été arrêtés en raison de leurs reportages sur les poursuites engagées contre Sonko. En mai, le rédacteur en chef du journal Serigne Saliou Guèye a été arrêté pour la publication d’un éditorial anonyme d’un juge qui critiquait la procédure judiciaire relative à Sonko. La police a tenté de lui faire révéler le nom de l’auteur. Par ailleurs, le journaliste d’enquête Pape Alé Niang a été emprisonné trois fois en moins d’un an.

Le gouvernement a également limité l’accès à l’internet et la couverture télévisuelle. Le 1er juin, l’accès aux réseaux sociaux a été restreint et le 4 juin, l’accès mobile à internet a été coupé pendant plusieurs jours. Les données mobiles ont de nouveau été restreintes à la suite de l’arrestation de Sonko en juillet. En août, l’accès à TikTok a été bloqué. Les restrictions ont porté atteinte à la fois à la liberté d’expression et aux moyens de subsistance, car de nombreux petits commerçants dépendent des données mobiles pour leurs transactions.

La chaîne de télévision Walf TV a été suspendue durant tout le mois de juin en raison de sa couverture des manifestations. Un fonds en ligne a été créé pour aider à soutenir la chaîne, mais les autorités ont rapidement ordonné la cessation des paiements. Walf TV avait déjà été suspendue pour sa couverture des manifestations dans le passé, notamment en réponse à son reportage sur les manifestations de mars 2021.

Le bras de fer au troisième mandat

La spéculation selon laquelle M. Sall pourrait tenter de briguer un troisième mandat présidentiel était l’un des principaux moteurs des manifestations de ces deux dernières années, ainsi que de la campagne de M. Sonko. La Constitution semblait être claire sur la limite de deux mandats, mais les partisans de M. Sall ont affirmé que les amendements constitutionnels de 2016 avaient remis les compteurs à zéro, lui permettant de se présenter à nouveau. Des milliers de personnes se sont mobilisées à Dakar le 12 mai, à l’initiative d’une coalition de plus de 170 groupes de la société civile et partis d’opposition, pour exiger que M. Sall respecte la limite de deux mandats et libère les prisonniers politiques.

Le 3 juillet, M. Sall a finalement annoncé qu’il ne briguera pas un troisième mandat, tout en continuant à affirmer que la Constitution le lui permettait. Cela qui remet en question le fait qu’il ait vraiment abandonné l’idée. Quoi qu’il en soit, le soupçon que le parti au pouvoir, l’Alliance pour la République (APR), soit prêt à tout pour rester au pouvoir, y compris à utiliser les leviers de l’État pour affaiblir l’opposition, ne s’est pas dissipé.

Il y a un précédent : le scrutin présidentiel de 2019 au cours duquel M. Sall a été réélu a été critiqué non pas en raison de fraude, mais parce que deux importants hommes politiques de l’opposition qui auraient pu représenter un défi sérieux pour le président sortant ont été exclus. Dans les deux cas, quelques semaines à peine avant l’élection, le Conseil constitutionnel les a déclarés inéligibles en raison de condamnations antérieures pour corruption qui, de l’avis général, étaient motivées par des considérations politiques.

Les résultats des scrutins organisés en 2022 laissent penser que Sonko et Pastef auraient pu avoir une chance en 2024. Lors des élections locales, l’APR a perdu le contrôle de la capitale, Dakar, et Sonko a été élu maire de la ville de Ziguinchor. Lors des élections législatives, l’APR a perdu 43 de ses 125 sièges et Pastef a terminé deuxième, avec 56 sièges. Aucun parti n’a obtenu une majorité.

Les enjeux sont exceptionnellement élevés. Il ne s’agit pas seulement d’une bataille entre deux politiques concurrentes. Il s’agit également d’une lutte à un moment crucial pour savoir qui contrôlera le développement de l’industrie pétrolière et gazière du pays – et où iront les recettes.

Des voix en première ligne

Sadikh Niass est secrétaire général et Iba Sarr est Directeur des Programmes de la Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO), une organisation de la société civile qui œuvre à la promotion des droits humains au Sénégal.

 

La situation devient plus tendue au fur et mesure qu’on s’approche des élections de février 2024. Depuis mars 2021, l’opposition la plus radicale et le gouvernement ont tous opté pour la confrontation. Le gouvernement tente d’affaiblir l’opposition en la réduisant au minimum.

Toutes les manifestations de l’opposition sont systématiquement interdites. Les manifestations spontanées sont violemment réprimées et se soldent par des arrestations. Le judiciaire est instrumentalisé pour empêcher la candidature du principal opposant au régime, Sonko, et les principaux dirigeants de son parti sont arrêtés.

Les manifestations sont animées par le sentiment que leur leader fait l’objet de persécutions et que les affaires pour lesquelles il a été condamné ne servent qu’à l’empêcher de participer aux prochaines élections. La principale revendication des manifestant est la libération de leur leader et des personnes illégalement détenus.

Face aux manifestations le gouvernement a opté pour la répression. En effet les autorités considèrent qu’elles font face à des actes de défiance de l’Etat et ont appelé les forces de sécurité à faire usage de la force.

La répression s’est soldée par la mort de plus de 30 personnes et de plus 600 blessés depuis mars 2021, quand les premières repressions ont commencé. En plus de ces pertes en vies humaines et de blessés on dénombre aujourd’hui plus de 700 personnes arrêtées et croupissent dans les prisons du Sénégal. Nous avons aussi noté l’arrestation de journalistes mais aussi de coupure de signal de chaines de télévisions et de restriction de certaines d’internet.

Le 3 juillet 2023 le président sortant a déclaré qu’il ne participera pas aux prochaines élections. Cette déclaration pourrait constituer une lueur d’espoir d’une élection libre et transparente. Mais le fait que l’État soit tenté d’empêcher certains ténors de l’opposition d’y prendre part constitue un grand risque de voir le pays sombrer dans des turbulences.

La société civile reste alerte et veille à ce que l’élection de 2024 soit une élection inclusive, libre et transparente. A cet effet elle a beaucoup multiplié des actions en faveur du dialogue entre les acteurs politiques. Également les OSC s’activent à travers plusieurs plateformes pour accompagner les autorités dans l’organisation des élections apaisées par la supervision du processus avant, pendant et après le scrutin.

 

Ceci est un extrait de notre conversation avec M. Niass et M. Sarr. Lisez l’intégralité de l’entretien ici.

La réputation en jeu

Le Sénégal a longtemps joui d’une réputation internationale de pays relativement stable et démocratique dans une région qui a connu de nombreux revers démocratiques. Alors que des pays d’Afrique de l’Ouest tels que le Burkina Faso, la Guinée, le Mali et maintenant le Niger sont sous contrôle militaire et que d’autres, comme le Togo, organisent des élections entachées de graves irrégularités, le Sénégal fait figure d’exception. Le pays a organisé plusieurs élections libres et le pouvoir présidentiel est passé pacifiquement d’un parti à l’autre en 2000, puis à un autre en 2012.

La société civile jeune et dynamique du pays et les médias relativement libres ont joué un rôle important dans le maintien de la démocratie. Lorsque le président Abdoulaye Wade a tenté d’obtenir un troisième mandat inconstitutionnel en 2012, les mouvements sociaux se sont mobilisés pour l’en empêcher. Le mouvement « Y’en a marre » a joué un rôle essentiel dans l’obtention du vote des jeunes pour évincer Wade au profit de Sall. Un mouvement similaire avec une forte mobilisation de jeunes avait bénéficié Wade lui-même en 2000. M. Sall et son parti sont donc certainement conscients du pouvoir des mouvements sociaux et du vote des jeunes.

Une avancée modeste mais positive a été faite récemment lorsque le parlement a voté pour permettre aux deux candidats de l’opposition qui avaient été bloqués en 2019 de se présenter en 2024. Mais le soutien dont ils auraient pu bénéficier à l’époque est aujourd’hui largement derrière Sonko. Le gouvernement doit faire beaucoup plus pour montrer son engagement envers les règles démocratiques.

Le respect des droits des manifestants serait un bon point de départ. Le recours répété à la violence et à la détention de manifestants met en évidence un problème systémique. Personne n’a eu à rendre compte des meurtres et autres violations des droits. La promesse de créer une commission chargée d’enquêter sur les décès survenus lors des manifestations de mars 2021 n’a jamais été suivie d’effet. Il est grand temps de rendre des comptes.

Les libertés des médias doivent être respectées et les personnes détenues pour avoir exercé leurs libertés civiques doivent être libérées. Pour que le Sénégal soit à la hauteur de sa réputation, M. Sall devrait s’efforcer d’entrer dans l’histoire comme le président qui a préservé la démocratie et non comme celui qui l’a enterrée.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Le gouvernement du Sénégal doit respecter les droits des personnes à s’organiser, à s’exprimer et à manifester en ligne et hors ligne, et garantir la sécurité des journalistes.
  • Le gouvernement doit enquêter sur tous les cas de recours excessif à la force lors de manifestations, demander des comptes aux auteurs de ces actes et réviser les directives relatives au maintien de l’ordre lors des manifestations afin de mettre fin à l’usage excessif de la force.
  • Le gouvernement devrait libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes détenues pour avoir exercé leurs libertés d’association, de réunion pacifique et d’expression, et réexaminer leur cas afin d’éviter tout nouveau harcèlement.

Photo de couverture par Zohra Bensemra/Reuters via Gallo Images