La société civile prise entre deux feux dans le conflit qui oppose le Mali à la France
La junte militaire malienne a récemment annoncé l’interdiction des activités des organisations de la société civile recevant des fonds français. Il s’agit de la dernière salve dans le conflit avec la France, un pays sur lequel le gouvernement comptait autrefois pour combattre les djihadistes. Les forces françaises ont été remplacées par des mercenaires russes, accusés de manière crédible de commettre de nombreuses violations des droits humains. En interdisant les activités de la société civile, le régime militaire semble encore moins engagé que jamais envers la transition démocratique, car une société civile indépendante et habilitée est une condition préalable à une démocratie efficace. Le gouvernement devrait montrer qu’il s’engage à respecter les droits humains en annulant l’interdiction et en cessant d’utiliser des mercenaires.
Le régime militaire malien et l’ancienne puissance coloniale du pays, la France, ont encore intensifié leur différend latent. La société civile semble devenir – peut-être opportunément – un dommage collatéral.
Le 21 novembre, la junte a interdit les activités des organisations recevant un financement ou tout autre soutien de la France. D’un seul coup, le travail vital de la société civile et son autonomie par rapport à l’État ont été compromis.
Les organisations de la société civile (OSC) apportent un soutien vital aux nombreuses personnes touchées par la longue insurrection djihadiste au Mali, qui a jusqu’à présent provoqué le déplacement d’environ 1,26 million de personnes. Elles fournissent une aide humanitaire aux personnes touchées, notamment des aides alimentaires d’urgence, de l’eau et des soins de santé. Désormais, les OSC auront du mal à effectuer ce travail, des dizaines d’organisations étant touchées par l’interdiction.
L’interdiction touchera également les OSC qui s’efforcent de surveiller les actions du gouvernement militaire et de le faire respecter les normes fondamentales en matière de droits humains. La junte s’en réjouit donc certainement.
Un coup d’État et un conflit international
La dernière mesure du régime est intervenue peu après que le gouvernement français ait annoncé la suspension de son aide au gouvernement malien, après l’avoir précédemment réduite, tout en continuant à fournir un soutien aux OSC. La France a été un important fournisseur d’aide, estimée à 121 millions de dollars en 2020, mais les deux gouvernements sont à couteaux tirés depuis quelque temps déjà.
Les origines immédiates du conflit remontent à 2012, lorsque, dans le chaos qui a suivi la première guerre civile libyenne, des insurgés se sont installés dans le nord du Mali et en ont pris le contrôle. Le gouvernement a demandé l’aide de la France. Les forces françaises, en collaboration avec leurs homologues maliens, ont reconquis le territoire occupé par les djihadistes. En 2014, la France a lancé l’opération Barkhane pour combattre les forces djihadistes dans cinq pays de la région du Sahel : Burkina Faso, Tchad, Mali, Mauritanie et Niger.
Malgré la présence d’environ 3 000 militaires français, la coopération avec les armées nationales et le soutien d’autres États, l’insurrection n’a pas été jugulée. Au contraire, elle s’est étendue, soumettant la population à plus d’insécurité et à d’effroyables violations des droits humains. Les forces de sécurité ont également été accusées de causer des pertes civiles : plus de 20 personnes ont été tuées lors d’une frappe aérienne française sur une cérémonie de mariage au Mali en janvier 2021.
Les relations entre la France et le Mali se sont dégradées après le coup d’État d’août 2020 qui a chassé le président Ibrahim Boubacar Keïta. Son éviction a fait suite à deux mois de manifestations en raison des élections parlementaires entachées d’irrégularités, dans un contexte de colère contre la corruption, l’insécurité et la gestion de la pandémie par le gouvernement.
Un gouvernement de transition mixte civil/militaire a été mis en place le mois suivant, mais les espoirs de progrès ont été anéantis en mai 2021, lorsque le nouveau président, Bah N’daw, a tenté de changer le cabinet. Les militaires l’ont démis de ses fonctions et ont installé le chef du coup d’État Assimi Goïta à la place du président. La junte a promis d’organiser des élections en 2022, mais en janvier, elle a annoncé qu’elles pourraient être reportées jusqu’en 2025. Depuis lors, elle a promis un référendum constitutionnel en mars 2023 et une élection présidentielle en février 2024.
La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’organisme régional clé, a réagi au second coup d’État et au report de la transition démocratique en imposant des sanctions. L’Union européenne, alors présidée par la France, a soutenu la position de la CEDEAO. Les deux institutions ont cependant été mises à l’épreuve par les récents coups d’État, non seulement au Mali, mais aussi dans deux pays limitrophes, le Burkina Faso et la Guinée.
Des manifestations se sont mobilisées en faveur du coup d’État au Mali, au moins en partie en raison du sentiment d’insécurité. Ainsi, la population voyait que l’approche actuelle ne fonctionnait pas et pensait que l’armée pourrait arriver à de meilleurs résultats. Les mobilisations en faveur du coup d’État ont également exprimé leur colère à l’égard de la présence française au Mali. Cela n’est pas nouveau : au fil des années des protestes contre les troupes françaises ont éclaté à maintes reprises. Cela est également le cas dans d’autres pays comme le Burkina Faso et le Niger.
Ces protestations portaient en partie sur l’échec évident de la mission de la France. Mais elles portaient également sur l’héritage colonial et sur ce que certains considéraient comme la nature coloniale de l’intervention continue de la France.
La France était autrefois la puissance dominante en Afrique centrale et occidentale, responsable de l’appauvrissement systématique et de la perpétuation du sous-développement des pays qu’elle a conquis. Et même après les indépendances, la France a joui d’une grande influence culturelle, économique, militaire et politique dans ses anciennes colonies, dans le cadre de la politique connue sous le nom de Françafrique. En contrepartie de cette primauté, la France a contribué au soutien des dictateurs et a négligé les violations des droits humains.
La France a abandonné sa politique de la Françafrique, mais son héritage persiste, comme en témoigne par exemple son contrôle des deux monnaies communément utilisées dans quatorze pays d’Afrique centrale et occidentale, dont le Mali.
De nombreux États de la région ont récemment cherché à prendre leurs distances avec la France, une politique qui s’est montrée populaire sur le plan national. En 2022, le Gabon et le Togo ont rejoint le Commonwealth, une alliance intergouvernementale composée principalement d’anciennes colonies britanniques.
En 2021, la France a annoncé son intention de retirer ses troupes du Mali, pour les remplacer par une force plus internationale. Mais à mesure que les relations se détériorent, le rythme des événements s’accélère. En janvier 2022, le Mali a expulsé l’ambassadeur français. Le mois suivant, la France et ses alliés ont déclaré qu’ils ne pouvaient plus opérer au Mali en raison des « multiples obstructions » du gouvernement militaire. En mars, le Mali a insisté pour que le retrait ait lieu le plus rapidement possible. Les derniers soldats français ont quitté le Mali en août. En novembre, la France a annoncé que l’opération Barkhane était terminée. Or, environ 3 000 soldats français restent au Burkina Faso, au Tchad et au Niger.
L’entrée russe
Le vide créé par le retrait français a été comblé par des mercenaires russes. Le gouvernement malien continue de prétendre que les seuls Russes présents sont des conseillers militaires, mais la vérité est de plus en plus évidente : les mercenaires russes combattent aux côtés des forces maliennes, et parfois indépendamment.
Il est difficile de savoir combien de personnes sont impliquées, car tout ce qui concerne le groupe Wagner, fournisseur des mercenaires, est secret. Le groupe n’existe même pas officiellement, mais il est probable qu’il soit contrôlé par Yevgeny Prigozhin, un proche du président russe Vladimir Poutine.
L’implication de Wagner dans la guerre en Ukraine l’a placé au centre de l’attention, mais le groupe est actif en Afrique au moins depuis 2017. Le Mali n’est pas son premier point de contact : Wagner est également impliqué en République centrafricaine (RCA) et au Soudan, entre autres, et il a joué un rôle dans les conflits dans des pays comme la Libye et le Mozambique.
Prigozhin a également été lié à des campagnes de désinformation pro-russes dans plusieurs pays africains. L’implication de Wagner au Mali a été précédée d’une campagne d’influence publique concertée qui a contribué à intensifier le mécontentement envers la France et à renforcer le soutien à la Russie.
Il doit être possible pour le Mali d'être ni un sujet néocolonial du paternalisme français, ni un outil de la guerre de propagande mondiale de la Russie. Le défi est qu’une voie différente n’est possible qu’avec la démocratie.
Pour la Russie, les incitations semblent claires. Le recours à des entreprises privées permet de nier l’existence de relations avec l’État russe, indépendamment des liens étroits entre Wagner et le Kremlin. Wagner extrait des ressources – souvent payées en or ou autres minéraux précieux – qui profitent aux élites russes. Mais c’est aussi un moyen pas cher pour la Russie d’acheter de l’influence. Cela permet de positionner la Russie comme une alternative – apparemment anticoloniale – à la France. De plus, la Russie n’a aucun problème à travailler avec des régimes militaires, et aucun intérêt à faire respecter par les gouvernements les normes en matière de démocratie et de droits humains que ses partenaires occidentaux pourraient appliquer.
Pour Poutine, les alliances nouées avec les gouvernements africains, qui renforcent souvent les liens forgés à l’époque de la Guerre froide, pourraient être cruciales pour contrebalancer la pression exercée d’ailleurs en raison de la guerre en Ukraine.
Lors des sessions des Nations Unies (ONU), plusieurs États africains ont systématiquement évité de critiquer la Russie. Lors d’un vote de l’Assemblée générale des Nations Unies visant à condamner l’annexion illégale du territoire ukrainien par la Russie en août, 19 États africains se sont abstenus, dont la RCA et le Mali. Dans un discours prononcé à l’Assemblée générale ce mois-là, le Premier ministre malien, Abdoulaye Maïga, a félicité la Russie pour sa « coopération exemplaire et fructueuse » – un éloge grotesque pour un pays qui mène une guerre impériale. Tout cela aide Poutine à dépeindre la condamnation qui lui est adressée comme biaisée et partielle.
Un certain nombre de Maliens soutiennent ces affirmations du Premier ministre. Au Mali, comme dans d’autres pays africains, des gens ont accueilli les mercenaires russes. Lorsque les forces Wagner sont arrivées au Mali cette année, certains membres du public ont brandi des drapeaux russes et tenu des photos de Poutine en l’air.
Mais si les gens considèrent que les mercenaires offrent une réponse plus efficace à la violence et à l’insécurité, rien ne le prouve, alors que de nombreux éléments indiquent que les mercenaires russes commettent des violations des droits humains. En République centrafricaine, où les mercenaires russes sont établis de longue date et contribuent à soutenir un gouvernement répressif, ils ont été accusés par un Groupe d’experts des Nations Unies de violations, notamment d’exécutions sommaires massives, de disparitions forcées et de torture, entre autres actes de violence à l’encontre des civils.
Il est de plus en plus évident que les civils ne sont pas seulement pris dans le conflit : ils sont pris pour cible. Selon les recherches menées par le Armed Conflict Location and Event Data Project (Projet de données sur les lieux et les événements de conflits armés), une initiative de recherche de la société civile, environ 500 civils ont été tués par les forces de Wagner au Mali, soit dans le cadre d’opérations conjointes avec l’armée, soit lorsqu’elles agissaient seules. Les civils sont la cible principale : ils ont été visés dans 71% des incidents violents impliquant Wagner. Dans le cas le plus notoire, pendant plusieurs jours en mars, les forces maliennes et les mercenaires russes ont rassemblé et exécuté sommairement environ 300 personnes dans la ville de Moura. Ces mêmes forces pourraient être déployées pour écraser toute demande de démocratie.
Entre-temps, la mission de maintien de la paix de l’ONU, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), s’est plainte que la junte restreignait ses opérations. Le gouvernement américain a accusé le Mali de refuser à la MINUSMA l’accès à de grandes parties du pays. En novembre, les gouvernements de la Côte d’Ivoire, de l’Allemagne et du Royaume-Uni ont annoncé qu’ils se retireraient de la MINUSMA. Le gouvernement britannique a déclaré que la junte avait tenté d’interférer dans la mission de l’ONU. Les forces allemandes ont également fait état d’obstacles croissants.
Une autre voie à suivre ?
La junte minimise les dénonciations de violations des droits, insistant sur le fait qu’il s’agit de désinformation occidentale. Elle tient à présenter son changement de direction comme un succès, sans tenir compte du carnage et de toute preuve de son manque d’impact sur l’insurrection, qui continue de progresser. La désinformation a également été utilisée pour discréditer les forces françaises. La France, quant à elle, a partagé ce qu’elle dit être des images de drone qui montrent des mercenaires russes enterrant des corps dans une ancienne base française, dans le but d’attribuer faussement les décès à la France.
Il y a de bonnes raisons de s’interroger sur les intentions du gouvernement français : par exemple, la France a condamné le coup d’État au Mali mais continue de soutenir le régime militaire répressif du Tchad. Cependant il doit être possible pour le Mali d’être ni un sujet néocolonial du paternalisme français, ni un outil de la guerre de propagande mondiale de la Russie. Le défi est qu’une voie différente n’est possible qu’avec la démocratie, lorsque les grandes décisions prises par le gouvernement sont ouvertes à un débat public complet et à un examen minutieux.
C’est à ce moment-là qu’une société civile indépendante est le plus nécessaire. Elle peut jouer un rôle essentiel en documentant les violations des droits humains et en maintenant la pression en faveur d’une transition démocratique. C’est ce qui rend si suspecte la décision de la junte de dire aux OSC ce qu’elles peuvent et ne peuvent pas faire.
Si le gouvernement veut montrer qu’il respecte son calendrier de transition vers la démocratie, il devrait, dans un premier temps, reconnaître qu’une société civile active est un élément fondamental de la démocratie et revenir sur son interdiction.
NOS APPELS À L’ACTION
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Le gouvernement du Mali devrait mettre fin à l’interdiction des activités des organisations de la société civile qui reçoivent des financements de la France.
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Le gouvernement malien devrait mettre fin à son recours aux mercenaires russes et travailler avec la communauté internationale pour développer une approche durable de la sécurité.
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Les Nations Unies devraient intensifier leur surveillance du rôle des mercenaires étrangers dans les pays africains.
Photo de couverture par Afolabi Sotunde/Reuters via Gallo Images