Lors du sommet récent du Commonwealth au Rwanda, deux nouveaux pays ont rejoint l’organisation internationale : le Gabon et le Togo. Les membres du Commonwealth sont censés faire preuve d’un engagement en faveur de la démocratie et des droits humains – mais ces deux pays ne le font pas. Aucun des deux gouvernements ne permet la tenue d’élections véritablement libres et équitables, et tous deux restreignent sévèrement les droits des personnes en termes d’organisation, de manifestation et d’expression. Tout comme le Rwanda, pays hôte de la réunion, ces deux pays ont des présidents autocratiques de longue durée qui ne tolèrent guère la dissidence. Il semble que des États rejoignent le Commonwealth non pas pour se conformer à ses valeurs déclarées, mais pour se servir de leur adhésion afin de blanchir leur réputation répressive.

À l’issue de son sommet au Rwanda en juin dernier, le Commonwealth s’était agrandi : Le Gabon et le Togo ont rejoint l’organisation, portant le nombre de ses membres à 56, soit près de 30 % des États du monde, avec des membres sur chaque continent habité.

L’histoire du Commonwealth s’inscrit dans celle de l’empire britannique : il a longtemps été presque exclusivement un regroupement d’anciennes colonies du Royaume-Uni. Pendant de nombreuses années, le Mozambique, ancienne colonie portugaise, a été la seule exception. Mais en 2009, le Rwanda a adhéré au Commonwealth, suivi aujourd’hui par deux autres pays francophones.

Quel est l’enjeu pour le Gabon et le Togo ?

Les avantages de cette démarche semblent évidents pour toutes les parties concernées. Pour le Commonwealth, cela leur permet de se présenter comme une institution progressiste et grandissante, qui s’éloigne de son héritage colonial.

Les deux gouvernements ont évoqué les bénéfices. Le président gabonais Ali Bongo a mis en valeur les perspectives économiques, culturelles et diplomatiques. Le président togolais Faure Gnassingbé a souligné le potentiel d’un accès plus facile à 2,5 milliards de clients dans les pays du Commonwealth, ainsi que la possibilité de connexions éducatives et le fait que les jeunes togolais apprennent de plus en plus l’anglais.

Il existe un élément d’intégration régionale dans cette démarche. Les deux États sont voisins de membres du Commonwealth – le Gabon est limitrophe du Cameroun et le Togo du Ghana – et les mêmes considérations ont pu s’appliquer lorsque le Mozambique et le Rwanda ont adhéré. C’est pour des raisons similaires que le Ghana, bordé par trois pays francophones, s’est engagé en mars de cette année à devenir un membre entier de l’équivalent francophone du Commonwealth, l’Organisation internationale de la francophonie.

Mais il y a aussi vraisemblablement un reproche implicite à la France dans cette décision. Pendant de longues années, la France a été le principal partenaire international de ses anciennes colonies africaines, ainsi que des colonies belges. Grâce à sa politique de la Françafrique, qui perdure depuis des décennies, la France jouissait d’une domination économique, politique, militaire et culturelle, tout en apportant du soutien à des dictateurs souvent brutaux et corrompus.

Récemment, les présidents français ont adopté une approche plus pragmatique mais restent accusés d’intervenir dans l’Afrique francophone. Le sentiment anti-français a augmenté dans plusieurs pays, notamment contre la présence des troupes françaises. En effet les forces militaires françaises ont été stationnées dans la région du Sahel depuis 2012, lorsqu’une émergence djihadiste a pris le contrôle temporaire du nord du Mali.

Ces dernières années, les forces françaises sont devenues impopulaires en Afrique centrale et occidentale. L’insécurité a augmenté et s’est propagée depuis le Mali aux pays voisins. Beaucoup ne voient pas les avantages de la présence française. L’année dernière, un convoi militaire français voyageant entre la Côte d’Ivoire et le Mali a suscité des manifestations dans plusieurs pays. Le contrôle par le Trésor publique français du franc CFA centrafricain et le franc CFA ouest-africain, utilisées dans plusieurs pays, dont le Gabon et le Togo, suscite également du mécontentement.

C’est au Mali, sous contrôle militaire depuis août 2020, que les relations se sont le plus détériorées. Les réclamations françaises pour le rétablissement de la démocratie n’étaient pas bien reçues par les militaires. En janvier, le gouvernement a renvoyé l’ambassadeur français, et en février la France a retiré ses troupes. Le Mali, ainsi que d’autres gouvernements, sont soupçonnés d’utiliser des mercenaires russes à la place.

Compte tenu de la montée du sentiment anti-français, les présidents du Gabon et du Togo logiquement voudraient montrer qu’ils peuvent établir d’autres liens. L’opposition à la France semble particulièrement forte parmi les jeunes, et a conduit à un certain soutien public pour les coups d’États militaires qui promettent de rompre ces liens, au Burkina Faso comme au Mali. La prise de distance avec la France pourrait contribuer à atténuer la pression publique sur les présidents.

Les deux pays adoptent une approche similaire à celle du Rwanda. Lorsque le Rwanda a adhéré au Commonwealth en 2009, ses relations avec la France étaient au plus bas. La France refusait de s’excuser pour son soutien au régime qui a commis le génocide de 1994, et en 2006, le Rwanda a rompu les relations diplomatiques. L’adhésion au Commonwealth était une manière de faire savoir que le Rwanda n’avait plus besoin de la France.

Démocratie et droits humains ?

Le Rwanda constitue un modèle à encore un autre égard : depuis son adhésion au Commonwealth, son gouvernement a augmenté les restrictions de libertés.

Au Rwanda, le pouvoir est concentré entre les mains du président Paul Kagame, au pouvoir depuis 22 ans. Kagame ne tolère pas l’existence d’une société civile indépendante. Ces dernières années  plusieurs dissidents en exil ont été assassinés et des politiciens de l’opposition, des journalistes et des utilisateurs de YouTube ont été emprisonnés. Environ 3 500 personnes auraient été ciblées par le logiciel espion Pegasus. En 2015 Kagame a réécrit la Constitution. En conséquent il pourrait rester au pouvoir jusqu’en 2034.

Non seulement le Rwanda a fait marche arrière, mais le pays a été récompensé en accueillant le sommet de 2022, ce qui a permis de consolider sa réputation internationale.

Les pays qui rejoignent le Commonwealth sont censés adhérer à sa Charte. Le communiqué de presse du Commonwealth sur l’adhésion du Gabon et du Togo explique les point clés :

Les critères d’éligibilité pour l’adhésion au Commonwealth stipulent, entre autres, qu’un pays candidat doit démontrer son engagement envers la démocratie et les processus démocratiques, y compris des élections libres et équitables et des corps législatifs représentatifs ; l’État de droit et l’indépendance du pouvoir judiciaire ; la bonne gouvernance, y compris une fonction publique bien formée et des comptes publics transparents ; et la protection des droits humains, la liberté d’expression et l’égalité des chances.

L’expérience du Rwanda depuis son adhésion au Commonwealth suggère que ceux-ci sont des mots vides. Il y a peu d’espoir que le Gabon et le Togo soient tenus de respecter ces normes.

Outre leur adhésion au Commonwealth, le Gabon et le Togo ont un autre point commun : chacun est dirigé par des dynasties familiales depuis 1967.

C’est en 1967 qu’Omar Bongo est devenu président du Gabon. Depuis, il a bénéficié d’un régime à parti unique, et ensuite d’élections multipartites truquées. Suivant sa mort en 2009 son fils lui a succédé. Ali Bongo est resté au pouvoir après deux élections entachées d’irrégularités. En 2018, il a réécrit la constitution pour permettre de nouveaux mandats.

Gnassingbé Eyadéma a été porté au pouvoir par un coup d’Etat militaire au Togo en 1967. Une histoire identique de régime à parti unique s’est ensuivie, qui a fini par donner lieu à des élections multipartites systématiquement frauduleuses. Gnassingbé est resté au pouvoir jusqu’à sa mort en 2005, quand l’armée a déclaré son fils Faure son successeur. Cette déclaration a été officialisée lors de l’élection entachée d’irrégularités qui a suivi. Faure Gnassingbé en est maintenant à son quatrième mandat, après avoir modifié la constitution en sa faveur en 2019.

Il ne semble pas y avoir d’”engagement envers la démocratie et les processus démocratiques”. De plus, aucun des deux présidents n’a respecté les droits humains.

Une brève et infructueuse tentative de coup d’État militaire au Gabon en 2019 a été suivie d’une répression des médias et de l’arrestation des personnalités politiques de l’opposition. En 2020, le code pénal a été modifié, augmentant les peines pour insultes au président et pour organisation ou participation à une réunion interdite.

En outre, la situation au Togo est pire. La répression est soutenue depuis les manifestations de masse de 2017 et 2018, qui ont éclaté contre le projet de suppression de la limite aux mandats présidentiels. Les manifestations ont été réprimées à balles réelles, ce qui a entrainés plusieurs morts, ainsi que de nombreuses arrestations, des interdictions de manifester et des restrictions concernant les médias et l’internet. D’autres restrictions ont été introduites depuis pour empêcher les manifestations et limiter l’activité en ligne.

En avril, trois syndicalistes ont été arrêtés à la suite d’une grève d’enseignants. Le jour même de son admission au sein du Commonwealth, le gouvernement togolais a interdit une manifestation prévue pour dénoncer l’augmentation du coût de la vie, la mauvaise gouvernance et l’injustice économique.

Envers quel Commonwealth ?

L’optimisme voudrait qu’en rejoignant le Commonwealth, le Gabon et le Togo s’ouvrent à un examen plus rigoureux de leur bilan en matière de démocratie et de droits humains : en acceptant leur adhésion, le Commonwealth anticipe des progrès.

Mais pour l’instant les résultats ne sont pas évidents : 28 des 56 pays du Commonwealth, soit exactement la moitié, ont de sérieuses restrictions en matière d’espace civique, y compris les cinq derniers pays à s’y avoir adhéré. Non seulement le Rwanda a fait marche arrière, mais il a été récompensé en accueillant le sommet de 2022, ce qui lui a permis de consolider sa réputation internationale.

La même logique qui a fait entrer le Gabon et le Togo dans le Commonwealth pourrait être employée par d’autres : le Tchad et le Niger, pays dont l’espace civique est fortement restreint, seraient en train de considérer cette option. Le danger est que, au fur et à mesure que le Commonwealth s’étend, cette idée de réseau d’États démocratiques, une notion toujours discutable, devient de moins en moins plausible. Au contraire, l’organisation commence à ressembler davantage à un endroit de rassemblement d’autocrates en quête de légitimité.

Un test précoce est à l’horizon pour le Commonwealth, qui organise régulièrement des missions d’observation électorale : les élections présidentielles gabonaises doivent avoir lieu l’année prochaine. Bongo va certainement se présenter aux élections. Comment réagira le Commonwealth si les irrégularités apparentes, dont la violence et l’étouffement des manifestations qui ont caractérisé la dernière élection en 2016, se reproduisent ?

Le Commonwealth doit prendre au sérieux ses valeurs déclarées. Les nouveaux membres ne devraient pas être autorisés à s’y adhérer sans une évaluation adéquate de leur soutien aux libertés civiques, y compris la liberté d’organisation, de manifestation et d’expression de la dissidence. La société civile devrait être consultée lorsqu’un État demande son adhésion, et les nouveaux membres devraient s’engager clairement et sans ambiguïté à défendre les libertés démocratiques et les droits humains. Sans ces conditions, l’institution internationale risque de se rendre complice de la répression nationale.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Le Commonwealth devrait prendre des mesures concrètes pour soutenir la société civile et l’espace civique au Gabon et au Togo.
  • Les gouvernements du Gabon et du Togo doivent s’engager à maintenir des élections libres et équitables avec des observateurs indépendants.
  • Tout autre pays cherchant à rejoindre le Commonwealth devrait être soumis à un examen minutieux de ses performances en matière de démocratie et de droits humains, y compris de la part de la société civile.

Photo de couverture par Tim Rooke-Pool/Getty Images