La démocratie attaquée : l’ONU a besoin d’un nouveau rapporteur spécial
La société civile appelle les Nations unies à créer un poste de rapporteur spécial sur la démocratie. La campagne fait valoir que si les Nations unies surveillent déjà certains droits humains par le biais de rapporteurs thématiques, les libertés démocratiques ne font l’objet d’aucun suivi systématique. Et ce, alors même que les dirigeants autoritaires vident les institutions démocratiques de leur substance, derrière des façades démocratiques. Le rapporteur proposé aurait pour mission de documenter les manipulations électorales, la capture du pouvoir judiciaire et les restrictions croissantes de l’espace civique – autant de dynamiques que les mécanismes actuels ne couvrent pas de manière systématique. En s’appuyant sur des précédents régionaux, tels que la Charte démocratique interaméricaine et les cadres juridiques existants, cette initiative fournirait un système d’alerte précoce et attirerait l’attention internationale dont les défenseurs de la démocratie ont besoin pour aider à contrer la régression autoritaire.
Lorsque des chars ont envahi les rues du Myanmar en 2021, les organisations de la société civile à travers le monde ont immédiatement tiré la sonnette d’alarme. Lorsque le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a méthodiquement démantelé la liberté des médias tout en conservant son statut de membre de l’Union européenne, les défenseurs de la démocratie ont exigé une action internationale. Et alors que l’autoritarisme refait surface en Tanzanie à l’approche des élections, c’est à nouveau la société civile qui se mobilise pour appeler au respect des libertés démocratiques.
Partout sur la planète, les populistes autoritaires ont appris à préserver les apparences de la démocratie tout en en sapant le contenu. Cela passe par l’organisation d’élections frauduleuses sans véritable opposition, ou par la répression de la société civile dès qu’elle chercher à défendre les libertés démocratiques. En conséquence, plus de 70% de la population mondiale vit dans des pays où l’espace civique est régulièrement réprimé.
Face à cette réalité, plus de 175 organisations de la société civile et plus de 500 militants se sont réunis autour d’une revendication commune pour renforcer le respect des libertés démocratiques : la mise en place d’un rapporteur spécial des Nations unies sur la démocratie.
Cette proposition n’émane ni des cercles diplomatiques ni des milieux universitaires : il s’agit d’un appel lancé par la base, porté par celles et ceux qui se trouvent en première ligne du combat pour la démocratie à travers le monde. Les défenseurs de la démocratie, confrontés au harcèlement, à l’incarcération et à la violence, ont identifié une lacune dans la surveillance internationale qui profite aux régimes autoritaires et abandonne les défenseurs des libertés au moment où ils ont le plus besoin de soutien.
Alors même que les Nations unies disposent déjà de rapporteurs spécialisés pour enquêter sur des sujets aussi variés que la torture ou les déchets toxiques, la démocratie – pourtant considérée comme un principe fondateur des Nations unies – ne fait l’objet d’aucune forme de suivi international systématique. La société civile entend bien changer cela.
Des angles morts critiques
Aujourd’hui, les menaces qui pèsent sur la démocratie prennent des formes plus subtiles que des coups d’État ou des fraudes électorales massives. Les dirigeants répressifs maîtrisent désormais les rouages de « l’autoritarisme légal » : ils utilisent des amendements constitutionnels pour prolonger leurs mandats, réorganisent les systèmes judiciaires pour mieux contrôler les tribunaux, et adoptent des lois sur les médias destinées à faire taire toute forme de critique. Le tout en conservant l’apparence d’une gouvernance démocratique.
Dans des pays comme la Biélorussie ou le Venezuela, les élections sont devenues des simulacres dépourvus de toute véritable compétition. Même les démocraties établies sont confrontées à des défis croissants : l’ingérence étrangère et les campagnes de désinformation ont été documentées dans des dizaines d’élections récentes. Souvent, ces campagnes sont amplifiées par l’intelligence artificielle, capable de produire des contenus trompeurs – comme des deepfakes – plus rapidement que les vérificateurs de faits ne peuvent les démentir. La montée du populisme de droite en Europe et aux États-Unis démontre qu’il est possible d’utiliser les processus démocratiques pour porter au pouvoir des dirigeants qui, une fois en place, affaiblissent systématiquement les normes démocratiques de l’intérieur. Cela passe par la concentration de l’autorité exécutive, la criminalisation de l’opposition et la restriction croissante de l’espace civique.
Ces menaces, en constante évolution, mettent en lumière des lacunes fondamentales dans la manière dont la communauté internationale surveille et répond au déclin démocratique. Le rapporteur spécial des Nations unies sur la démocratie, tel que proposé, permettrait de combler ces angles morts des mécanismes existants : contrairement aux mandats actuels, qui portent chacun sur un droit particulier, ce nouveau rôle consisterait à évaluer le fonctionnement des systèmes démocratiques dans leur ensemble.
Les rapporteurs spéciaux des Nations unies ont déjà reconnu le besoin urgent d’une surveillance spécifique de la démocratie. Ceux en charge de la liberté de réunion pacifique et d’association, de la liberté d’opinion et d’expression, ou encore de l’indépendance des juges et des avocats, ont tous souligné à quel point le recul de la démocratie compromet les droits qu’ils ont pour mission de protéger.
Following many elections in 2023–2025, the rights to freedom of peaceful assembly and of association face unprecedented and increasing threats, @Ginitastar warned the @UN Human Rights Council.
— UN Human Rights Council (@UN_HRC) June 18, 2025
The Special Rapporteur called for a halt to global democratic backsliding.#HRC59 pic.twitter.com/vgHICEKOat
.@IreneKhan, Special Rapporteur on freedom of opinion and expression, updated the @UN Human Rights Council on elections in the digital age.
— UN Human Rights Council (@UN_HRC) June 18, 2025
“Disinformation and a media too weak to debunk the lies have endangered both freedom of expression and the right to vote,” she told #HRC59. pic.twitter.com/8D7KooVAGx
Un rapporteur sur la démocratie pourrait enquêter sur l’ensemble des menaces qui échappent aujourd’hui à l’attention internationale: la manière dont les systèmes électoraux sont compromis par la manipulation juridique et la capture administrative, la manière dont le contrôle parlementaire est systématiquement affaibli tout en maintenant les apparences constitutionnelles, comment l’indépendance judiciaire est érodée par des réformes apparemment légitimes et des nominations à caractère politique, ou encore dans quelle mesure toute forme de participation citoyenne significative, au-delà des élections, est étouffée par des contraintes bureaucratiques ou juridiques.
Ce mandat permettrait non seulement de documenter les répressions autoritaires les plus flagrantes, mais aussi de mettre en lumière les formes plus subtiles d’érosion démocratique qui échappent souvent à l’attention internationale jusqu’à ce que les institutions démocratiques soient déjà profondément compromises. Il constituerait ainsi un mécanisme d’alerte précoce face aux processus graduels qui transforment des démocraties dynamiques en coquilles vides : des régimes qui conservent le langage de la démocratie, mais en ont perdu la substance.
Des fondements juridiques
La proposition repose sur des bases juridiques solides et s’inspire directement des résolutions des Nations unies ainsi que des instruments internationaux existants, sans qu’il soit nécessaire d’en adopter de nouveaux. L’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme affirme que « la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics », tandis que l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques reconnaît à tout citoyen le droit et la possibilité de prendre part à la direction des affaires publiques, de voter et d’être élu au cours d’élections périodiques honnêtes, au suffrage universel et à bulletin secret.
Les mécanismes régionaux reconnaissent également la démocratie comme un droit fondamental, offrant des précédents précieux pour une action à l’échelle mondiale. La Charte démocratique interaméricaine, adoptée en 2001 par l’Organisation des États américains – l’organe politique régional pour les Amériques – stipule explicitement que « les peuples des Amériques ont droit à la démocratie et leurs gouvernements ont pour obligation de la promouvoir et de la défendre ». Ce texte a été invoqué à maintes reprises face aux menaces qui pèsent sur la gouvernance démocratique.
Au fil des années, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Cour IDH) a rendu plusieurs avis consultatifs définissant la relation entre démocratie et droits humains. Notamment, un avis consultatif de 2021 concluait que la réélection présidentielle indéfinie pouvait porter atteinte à la démocratie.
Sur cette base, le Guatemala a récemment demandé à la Cour IDH un avis consultatif, afin de déterminer si la démocratie peut être considérée comme un droit de l’homme que les États sont tenus de garantir et de promouvoir en vertu de la Convention américaine relative aux droits de l’homme et, le cas échéant, de préciser les obligations qui en découlent. Les États et organisations intéressées sont invités à présenter leurs observations écrites jusqu’au mois de juillet. Cette initiative pourrait établir des précédents majeurs pour reconnaître la démocratie comme un droit fondamental.
Ces fondements offrent une définition pratique de la démocratie, capable de respecter la diversité des modèles démocratiques tout en affirmant des principes universels – évitant ainsi les arguments relativistes culturels que certains gouvernements autoritaires invoquent pour se soustraire à toute obligation de rendre des comptes. Le nouveau rapporteur aurait pour mission d’examiner les défis communs rencontrés à travers le monde et d’identifier les meilleures pratiques, sans chercher à imposer des solutions uniques.
La voie à suivre
La proposition a rencontré un écho remarquable, qui témoigne du besoin urgent ressenti par celles et ceux qui œuvrent chaque jour à la défense de la démocratie. À l’occasion du 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le 10 décembre 2023, une large coalition d’organisations de la société civile et de centres de recherche a publié une déclaration commune appelant à la nomination d’un rapporteur spécial des Nations unies sur la démocratie.
Ce leadership de la société civile reflète une frustration croissante chez les défenseurs de la démocratie, dont beaucoup opèrent dans des environnements de plus en plus hostiles et exigent des réponses institutionnelles plus efficaces. Leur voix mérite d’être entendue, d’autant plus qu’ils mettent souvent leur propre sécurité en jeu pour défendre les principes démocratiques.
Les États préoccupés par les contraintes budgétaires devraient considérer cette proposition comme une option particulièrement rentable. Le système des mandats de l’ONU offre un excellent rapport coût-efficacité comparé à d’autres mécanismes. Conformément à la pratique habituelle des Nations unies, le poste de rapporteur ne serait pas rémunéré. Les États soutenant cette initiative devraient néanmoins fournir un financement volontaire pour que le titulaire puisse exercer ses fonctions dans des bonnes conditions. Alors que les Nations unies traversent actuellement une crise financière majeure, qui affecte directement leur capacité à protéger les droits humains, l’élargissement du système des procédures spéciales reste l’un des rares moyens de renforcer le suivi international sans grever les budgets. La flexibilité de ces mandats permet d’adopter des approches créatives face à des enjeux complexes, là où les structures bureaucratiques traditionnelles échouent.
Un pas positif
Aucune initiative, prise isolément, ne suffira à inverser la tendance mondiale au déclin de la démocratie. Mais ce nouveau rôle permettrait enfin une documentation systématique, une détection des tendances et une attention internationale soutenue – des outils indispensables pour celles et ceux qui luttent contre l’autoritarisme.
Le rapporteur pourrait enquêter non seulement sur les répressions autoritaires manifestes, mais aussi sur les premiers signes de formes plus subtiles d’érosion démocratique, qui échappent souvent à l’attention jusqu’à ce qu’elles atteignent le point de crise. Il s’agit notamment de l’affaiblissement graduel des institutions électorales, du démantèlement progressif du contrôle parlementaire et de l’expansion rampante du pouvoir exécutif. Actuellement, lorsque ces processus deviennent visibles pour les observateurs internationaux, il est souvent déjà trop tard : les institutions démocratiques ont été irréversiblement affaiblies.
Tout aussi important, ce mandat permettrait de valoriser les innovations et les bonnes pratiques, autant que de dénoncer les reculs. Certains pays sont les pionniers d’approches créatives en matière d’engagement civique, d’intégrité électorale et de gouvernance responsable, qui pourraient être reprises ailleurs. Le rapporteur pourrait faciliter ce type d’échange positif, en contribuant à bâtir des réseaux de praticiens de la démocratie à travers le monde.
Lors de sa 58e session, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a adopté une résolution sur les droits humains, la démocratie et l’État de droit, conférant ainsi une légitimité multilatérale aux gouvernements désireux de soutenir un renforcement de la surveillance démocratique. La fenêtre d’opportunité est ouverte, mais elle ne le restera pas indéfiniment.
Le débat sur la création d’un rapporteur spécial des Nations unies sur la démocratie constitue un test : les institutions internationales sont-elles capables de s’adapter aux défis contemporains, ou resteront-elles figées dans des approches obsolètes alors que la démocratie s’effrite ? La création de ce mandat enverrait un signal fort : la communauté internationale considère la gouvernance démocratique comme suffisamment importante pour qu’elle fasse l’objet d’un suivi systématique. Ce serait à la fois un message de soutien essentiel pour les militants de la démocratie, et un avertissement clair à l’intention des dirigeants autoritaires qui prospèrent dans l’impunité.
Avec des centaines de groupes de la société civile menant cette bataille depuis les premières lignes de la lutte démocratique, la question n’est plus de savoir si un tel contrôle est nécessaire, mais si les Nations unies agiront à temps – avant qu’il ne soit trop tard.
NOS APPELS À L’ACTION
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Les États devraient soutenir et défendre l’établissement d’un mandat entièrement financé pour un rapporteur spécial des Nations unies sur la démocratie.
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Les États devraient placer la protection et la promotion de la démocratie, en tant que droit humain fondamental, au-dessus de considérations politiques étroites dans leurs relations internationales.
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Davantage de groupes de la société civile devraient soutenir la campagne visant à établir un mandat pour un rapporteur spécial des Nations unies sur la démocratie.
Pour des entretiens ou de plus amples informations, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture par le CDHNU