Des milliards en jeu dans la quête de la justice fiscale
L’enrichissement croissant des élites et l’évasion fiscale généralisée alimentent un mouvement grandissant en faveur de la justice fiscale. Cet élan vise à combler les échappatoires fiscales et à imposer une contribution plus équitable aux plus riches et aux entreprises afin de réduire les inégalités, de financer de meilleurs services publics et de lutter contre le changement climatique. Les négociations en vue d’un traité fiscal des Nations unies offrent un espoir de redistribuer le pouvoir, actuellement concentré entre quelques États du Nord qui façonnent des règles fiscales favorisant les grandes entreprises et les ultra-riches. Face à l’intense lobbying des élites, la société civile et les États du Sud doivent poursuivre leurs efforts communs pour débloquer les ressources nécessaires à un monde plus juste et équitable.
La volonté mondiale de rendre les règles fiscales plus justes et efficaces, afin que ceux qui ont le plus contribuent davantage, ne cesse de s’amplifier.
La richesse ne manque pas, mais elle est concentrée entre quelques mains, les fortunes des élites atteignant des niveaux sans précédent. En 2024, les 2.769 milliardaires du monde ont accumulé 2000 milliards de dollars supplémentaires, soit environ 5,7 milliards de dollars par jour. Au cours de la dernière décennie, le 1% le plus riche de la population mondiale a ajouté à sa fortune la somme vertigineuse de 42.000 milliards de dollars.
Pendant ce temps, la grande majorité de la population peine à s’en sortir. Ces dernières décennies, grâce en partie aux efforts de la société civile, des avancées ont été réalisées dans la réduction de l’extrême pauvreté. Mais ces progrès ont stagné pendant la pandémie de COVID-19 et n’ont pas repris depuis.
Aujourd’hui, alors que le coût de la vie ne cesse d’augmenter, de nombreuses personnes peinent à joindre les deux bouts. Les prix des denrées alimentaires et du carburant sont poussés à la hausse par les conflits et les impacts des événements météorologiques extrêmes rendus de plus en plus probables et fréquents par le changement climatique. Dans un monde toujours plus instable, où les grandes puissances semblent moins enclines à résoudre pacifiquement les conflits et où l’inaction climatique exacerbe les événements météorologiques extrêmes, les coûts de la vie élevés et la précarité économique risquent de devenir la norme.
Un monde inégal
Nous vivons également une époque de profondes inégalités économiques qui risquent de se perpétuer d’une génération à l’autre. La richesse inimaginable des élites contraste fortement avec les perspectives de nombreux jeunes diplômés, qui sortent de l’université dotés de connaissances et de compétences, mais avec peu d’opportunités. L’expansion des applications de l’IA pourrait encore réduire les perspectives d’emploi. Dans de nombreux pays, la grave pénurie de logements abordables oblige un grand nombre de personnes à consacrer une part croissante de leurs revenus au loyer, rendant plus difficile toute ascension sociale. Pendant que les inégalités s’ancrent, la richesse des élites se transmet : 36% de la fortune des milliardaires provient désormais de l’héritage.
Mais les super-riches ne se contentent pas d’accumuler leur fortune. Dans de nombreux pays, ils l’utilisent pour intervenir et fausser le jeu politique, suscitant des craintes de capture de l’État. Les élites économiques ont toujours exercé leur influence pour façonner à leur avantage les politiques fiscales, et le pouvoir oligarchique est une caractéristique bien connue des régimes moins démocratiques. Cependant, Trump menace d’atteindre de nouveaux sommets, avec un cabinet peuplé de milliardaires jouant un rôle actif dans la mise en œuvre de politiques profondément régressives. Cette évolution renforce les craintes que les États-Unis ne basculent dans une oligarchie. Or, partout où elle s’installe, l’oligarchie sape la démocratie et les droits humains. Aux États-Unis, cela aurait des implications mondiales.
En même temps, certaines des entreprises les plus profitables sont aussi parmi les plus destructrices. Depuis cinquante ans, les compagnies pétrolières et gazières réalisent en moyenne 2,8 milliards de dollars de bénéfices par jour, tout en étant responsables de la majorité des émissions de gaz à effet de serre à l’origine du chaos climatique. Elles ont engrangé des profits records depuis que la Russie a lancé sa guerre totale contre l’Ukraine, mais loin d’investir adéquatement leurs revenus croissants dans les énergies renouvelables, elles réduisent leurs investissements verts et planifient de nouveaux projets d’extraction – tout en utilisant leur richesse pour faire pression contre les mesures visant à les freiner.
Pourtant, les plans crédibles qui existent pour relever les grands défis mondiaux ne sont pas correctement mis en œuvre : les 17 objectifs de développement durable, l’Accord de Paris sur le changement climatique et le Cadre mondial de la biodiversité qui vise à inverser la dégradation environnementale, entre autres, demeurent sous-financés.
Il n’est pas étonnant que la société civile mette de plus en plus l’accent sur la justice fiscale. Dans ce contexte, des plans émergent pour mettre fin à l’évasion fiscale, et des propositions telles que l’instauration d’un impôt sur la fortune sont mises en avant pour débloquer des fonds afin de répondre aux besoins de la société et niveler le terrain profondément inégal.
Le problème fiscal
Même avec les politiques fiscales actuelles, des sommes colossales sont perdues chaque année à cause de l’évasion fiscale. Le Réseau pour la justice fiscale estime que 492 milliards de dollars s’évaporent par l’utilisation des paradis fiscaux : 347,6 milliards de dollars échappent aux caisses publiques via les multinationales et 144,8 milliards via les particuliers fortunés. Ces ressources devraient alimenter les fonds publics pour financer des services essentiels comme l’éducation, les soins de santé et la protection sociale, ainsi que la lutte contre le changement climatique. Les pays du Sud sont les plus touchés, perdant cinq fois plus de leurs budgets de santé publique que ceux du Nord.
Parallèlement aux efforts de plaidoyer visant à combler les échappatoires fiscales mondiales, l’élan s’intensifie pour des formes supplémentaires d’imposition ciblant la richesse des élites. On estime que les impôts sur la fortune pourraient à eux seuls générer plus de 2.100 milliards de dollars par an. Cela représenterait une somme largement suffisante pour financer les 1.300 milliards de dollars nécessaires par an pour la transition mondiale vers des économies à faibles émissions de carbone et l’adaptation au changement climatique, avec encore assez pour couvrir les 30 milliards de dollars requis pour la mise en œuvre du Cadre mondial de la biodiversité. Les droits de succession pourraient également contribuer à contrer la perpétuation intergénérationnelle du pouvoir économique et des inégalités.
Ces idées sont très populaires, les sondages d’opinion tant dans les pays du Nord que du Sud montrant un appui massif à l’idée de faire payer davantage d’impôts aux plus riches. Les avantages en termes de bien-être public sont évidents. Au-delà de l’amélioration des services publics, une fiscalité plus juste pourrait atténuer les impacts politiques des inégalités économiques et de l’insécurité. Dans de nombreuses démocraties, le mécontentement économique alimente le rejet de la politique traditionnelle et l’adhésion aux propositions politiques novatrices, souvent exploitées par des politiciens opportunistes populistes de droite et nationalistes qui sèment la division et la haine.
Ce mécontentement s’exprime également par des manifestations de rue dès que la pression économique augmente, généralement en raison de l’inflation, du retrait des subventions ou de l’introduction de taxes qui, au lieu de cibler les plus fortunés, pèsent de manière disproportionnée sur les plus démunis. L’année dernière, une série de manifestations, menée pour la première fois par des manifestants de la génération Z, a secoué plusieurs pays africains. Tout a commencé au Kenya, déclenché par un projet d’augmentation massive des impôts. Des manifestations similaires ont suivi au Ghana, au Nigéria et en Ouganda, tous pays avec des populations jeunes confrontées à des difficultés économiques et des opportunités limitées. De nombreuses autres manifestations de ce type ont éclaté dans le monde entier, et d’autres encore sont inévitables.
L’obstacle majeur au changement reste, bien sûr, l’immense pouvoir de lobbying des grandes entreprises et des super-riches. Il existe quelques exceptions honorables, comme les « Millionnaires patriotiques », un groupe de personnes fortunées aux États-Unis qui réclament des impôts plus élevés pour lutter contre les inégalités économiques, ainsi qu’un groupe similaire au Royaume-Uni. Mais dans l’ensemble, les grandes fortunes et l’accès qu’elles procurent sont utilisés pour échapper aux impôts et s’opposer aux nouvelles politiques fiscales. C’est pourquoi, au lieu de faire contribuer davantage ceux qui possèdent le plus, les gouvernements préfèrent souvent introduire et augmenter les impôts indirects comme les taxes sur les ventes et la taxe sur la valeur ajoutée. Ces impôts, que tout le monde doit payer, sont régressifs : ils prélèvent proportionnellement davantage sur les revenus des plus pauvres que sur ceux des plus riches.
Au cours des dernières décennies, les impôts sur les très fortunés ont diminué. Les États se sont retrouvés entraînés dans une course vers le bas, proposant des taux d’imposition directe plus faibles pour les particuliers et les entreprises dans l’espoir d’attirer les investissements, ou convaincus par l’idéologie politique selon laquelle les allégements fiscaux pour les riches créeraient une richesse qui ruissellerait vers tous – une théorie maintes fois réfutée.
Des initiatives mondiales
Face à un défi qui échappe à la résolution nationales, l’approche mondiale s’impose logiquement. C’est particulièrement vrai pour l’évasion fiscale, largement facilitée par les mouvements transfrontaliers de capitaux. La lacune réglementaire est flagrante.
Pourtant, nombre des économies les plus puissantes rechignent à agir. Le contrôle de facto du régime fiscal mondial reste solidement entre les mains de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), un club regroupant 38 économies riches. Tous les pays doivent se plier à ses décisions. Or, l’OCDE est régulièrement accusée d’établir des règles favorisant les pays riches, sans s’attaquer suffisamment aux faibles taux d’imposition des sociétés et l’évasion fiscale. Les États riches empêchent effectivement tous les autres pays de générer les recettes nécessaires pour financer des services publics adéquats – une position manifestement injuste aux relents de néocolonialisme.
Une lueur d’espoir se profile néanmoins. En décembre 2022, malgré l’opposition de plusieurs États du Nord et un lobbying intensif de l’OCDE, les États réunis à l’Assemblée générale des Nations unies (ONU) ont adopté une résolution pour entamer des négociations intergouvernementales sur une convention fiscale mondiale. Cette proposition, émanant du Groupe africain dirigé par le Nigeria, a été longtemps mûrie. Le Groupe africain a initialement appelé à la création d’un organe fiscal onusien en 2019, et les États du Sud et la société civile font pression pour que l’ONU joue un rôle dans ce domaine depuis au moins deux décennies.
La résolution a fixé 2027 comme échéance pour la finalisation d’une convention fiscale. En décembre 2023, l’ONU a créé un comité intergouvernemental qui s’est réuni à trois reprises en 2024, adoptant son mandat par vote en août. Les lignes de fracture se sont alors clairement dessinées. Le vote a reçu l’appui de tous les États à l’exception de huit pays riches : l’Australie, le Canada, les États-Unis, Israël, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud et le Royaume-Uni. Ces huit pays perdent tous d’importantes recettes fiscales en raison de l’évasion fiscale offshore et, avec leurs dépendances (par exemple, le réseau de paradis fiscaux britanniques dans ses territoires d’outre-mer) sont responsables de 43% des pertes de recettes mondiales causées par l’évasion fiscale. Ils abritent également de nombreuses entreprises influentes et des personnes fortunées dotées d’un poids considérable. Les États de l’Union européenne (UE), qui se sont tous abstenus lors du vote, font également obstacle au progrès.
Le Comité spécial a reçu pour mission d’organiser au moins trois sessions annuelles pour négocier le traité. La réunion la plus récente, en février, s’est concentrée sur une question procédurale clé : comment prendre des décisions en l’absence de consensus. Le Groupe africain plaidait pour des décisions à la majorité simple, tandis que d’autres, dont l’UE, souhaitaient imposer l’exigence du consensus, ce qui leur aurait conféré un droit de veto. Le compromis atteint pourrait entraver les avancées : les questions de fond devront être adoptées à la majorité des deux tiers, tandis que les questions procédurales seront soumises à la majorité simple. Toutefois, si les États du Sud restent unis, ils devraient disposer de la force numérique nécessaire.
Un autre défi grandissant réside dans le retrait du multilatéralisme et l’affirmation d’une politique transactionnelle étroite menée par l’administration Trump. Depuis son retour au pouvoir, le gouvernement américain a déclaré qu’il ne coopérerait plus avec le Conseil des droits de l’homme des Nations unies et a annoncé son retrait de l’Accord de Paris et de l’Organisation mondiale de la santé. La délégation américaine a quitté les négociations sur le traité fiscal lors de la réunion de février, exhortant d’autres pays à suivre son exemple. Jusqu’à présent, aucun n’a emboîté le pas.
Il est temps d’impulser le changement
Un espoir de changement est venu l’an dernier d’une source inattendue. Le G20, ce club des principales économies mondiales, constitue rarement une arène où la société civile anticipe des avancées progressistes. Pourtant, même cette instance a reconnu le problème : lors du sommet de 2014 au Brésil, les dirigeants ont convenu de la nécessité de taxer les super-riches. Il faut maintenant exercer une pression constante pour que ces paroles se transforment en actes concrets visant à mettre fin à l’évasion fiscale et à augmenter la contribution des plus fortunés.
À elle seule, la convention fiscale proposée par l’ONU ne résoudra pas l’ensemble du problème. Elle pourrait néanmoins constituer une avancée positive cruciale, notamment parce qu’elle établirait un système de prise de décision en matière fiscale plus juste pour tous les pays, y compris les nombreux pays du Sud à qui l’on refuse depuis trop longtemps la parole. La société civile devrait collaborer étroitement avec les États du Sud qui la soutiennent pour faire pression en faveur d’un traité ambitieux d’ici l’échéance de 2027.
Le système économique mondial a atteint des niveaux d’inégalité insoutenables. Dans un contexte où la richesse des milliardaires s’envole tandis que les services publics se détériorent, la justice fiscale représente à la fois un choix politique judicieux et un impératif moral. Dans un monde confronté à de multiples crises interconnectées, la justice fiscale constitue la pierre angulaire de l’avenir plus équitable que mérite l’humanité.
NOS APPELS À L’ACTION
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Les États du Sud et la société civile devraient travailler ensemble pour assurer la progression de l’élaboration d’une convention fiscale des Nations unies.
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Les États devraient prendre des mesures urgentes pour mettre fin à l’évasion fiscale et taxer les super-riches.
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Les États devraient utiliser la politique fiscale pour débloquer des ressources afin de fournir de meilleurs services publics et de lutter contre le changement climatique.
Pour des interviews ou plus d’informations, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture par Stéphane Mahe/Reuters via Gallo Images