Une résolution au sujet de la coopération fiscale adoptée par les Nations Unies l’année dernière ouvre la voie à une éventuelle convention fiscale mondiale et à la création d’un organe fiscal des Nations Unies. La nécessité de progresser vers l’élaboration de règles fiscales mondiales plus justes et plus efficaces est manifeste : la richesse des ultra-riches s’est accrue même pendant les crises récentes qui ont touché des millions de personnes, et ce tandis que les grandes entreprises privées évitent de payer des impôts sur les sociétés, déjà peu élevés, par le biais de processus incroyablement opaques. Ce faisant, elles privent les États des ressources dont ils ont besoin pour fournir des services publics essentiels et lutter contre la pauvreté. La société civile fait pression pour que l’ONU devienne la source des règles fiscales mondiales, en remplacement des pays riches qui fixent actuellement les règles. Ainsi, elle doit être pleinement impliquée dans toute négociation.

Il est temps de prendre les impôts au sérieux. La pandémie, puis la guerre de la Russie contre l’Ukraine, avec ses effets globaux sur les prix des denrées alimentaires et des carburants, ont exercé une forte pression sur les économies du monde entier. Tout le monde en a subi les conséquences, à l’exception de quelques privilégiés. Des dizaines de millions de personnes luttent pour satisfaire leurs besoins fondamentaux, pendant que les super-riches continuent de s’enrichir.

Les gouvernements des pays du Sud global disposent de peu d’outils pour se maintenir à flot. Lorsqu’ils ont réagi en réduisant les subventions, en supprimant les plafonds de prix et en augmentant les impôts indirects tels que les taxes sur les biens et les services, ils se sont heurtés à des manifestations. En 2022, plus de 12 500 manifestations contre la hausse des prix des denrées alimentaires et des carburants ont été recensées dans 148 pays à tous les niveaux de développement économique. Souvent, ces manifestations ont incité les gouvernements à revenir sur les politiques impopulaires qui les avaient déclenchées.

Les citoyens ont clairement indiqué leur rejet des impôts régressifs, c’est-à-dire ceux qui pèsent de manière disproportionnée sur les secteurs à faibles revenus, demandant au contraire des impôts progressifs, de sorte que ceux qui ont plus paient proportionnellement plus. L’impôt progressif permet de mettre en place des politiques de redistribution qui peuvent se traduire par de meilleurs services publics pour les plus démunis, financés par les impôts payés par les plus riches.

Même avant la pandémie, en 2019, une enquête de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le club des 38 économies les plus riches du monde, a montré qu’une majorité des personnes dans chacun des 21 pays interrogés souhaitaient que leurs gouvernements taxent davantage les riches pour aider les plus pauvres. Il en va de même dans les pays du Sud global : dans une enquête portant sur 34 pays africains, 69% des personnes interrogées ont reconnu qu’il était juste que les riches paient plus d’impôts.

Même certaines personnes ultra-riches sont d’accord : en janvier, plus de 200 personnes très riches ont demandé l’introduction urgente d’un impôt sur la fortune afin de réduire les inégalités économiques et de dégager les ressources nécessaires pour faire face aux problèmes urgents. Or, ces dernières décennies, la tendance a été exactement inverse : dans toutes les régions du monde, les impôts des plus riches ont baissé alors que, ce qui n’est pas une coïncidence, la richesse du 1 % le plus riche de la population a grimpé en flèche.

Pendant ce temps, les États continuent de se livrer à une compétition vers les taux d’impositions les plus bas possibles pour les sociétés dans l’espoir d’attirer les investissements et de conserver les emplois. L’impôt sur les sociétés a été réduit dans toutes les régions du monde, le taux moyen mondial étant passé de 40,1 % en 1980 à 23,4 % aujourd’hui.

Pourtant, alors même que les taux d’impôts sur les sociétés sont manifestement bas, il semblerait que de nombreuses entreprises les trouvent encore trop élevés. Pendant la pandémie, les États – surtout dans les pays du Nord – sont intervenus à grande échelle pour sauver des emplois en protégeant les entreprises. Mais cela n’a pas porté ses fruits : les grandes entreprises continuent de faire tout ce qu’elles peuvent pour éviter de payer les faibles impôts qui leur sont demandés. En 2021, au moins 55 des plus grandes entreprises américaines n’auraient payé aucun impôt fédéral sur les sociétés.

Grâce à des processus délibérément opaques, la richesse des entreprises et des élites est protégée dans les paradis fiscaux. En conséquence, on estime que 483 milliards de dollars de potentielles recettes fiscales sont perdus chaque année. Cela prive les États des fonds dont ils ont besoin pour fournir des services publics vitaux et soutenir le grand nombre de personnes qui ont à peine assez d’argent pour vivre. Les bénéfices records réalisés par les entreprises de combustibles fossiles, grands bénéficiaires des hausses de prix qui causent tant de difficultés à tant de personnes, ont relancé le débat sur la manière d’amener les grandes entreprises et les particuliers riches à contribuer davantage.

Des voix en première ligne

Jenny Ricks est coordinatrice mondiale de l’Alliance contre les inégalités, une coalition mondiale de la société civile qui se mobilise pour trouver des solutions aux causes structurelles de l’inégalité.

 

La lutte contre les inégalités passe par une redistribution du pouvoir et des richesses, et les impôts constituent un outil majeur de redistribution.

Au cours des dix ou vingt dernières années, la société civile a fourni des efforts considérables pour remettre en question le fait que les personnes les plus riches et les plus grandes entreprises du monde ne paient pas leur juste part d’impôts. Le modèle économique est exploiteur, injuste et non durable, basé sur l’extraction de ressources, principalement du Sud, sur des pratiques de travail abusives, sur des travailleurs sous-payés et sur des dommages environnementaux considérables.

La redistribution actuelle se base sur l’extraction aux dépens des plus pauvres et la distribution aux personnes les plus riches du monde – milliardaires, actionnaires d’entreprises, etc. C’est ce que nous nous efforçons d’inverser, tant au niveau local comme au niveau mondial.

Le niveau actuel de concentration des richesses est tellement grotesque qu’il nécessite des solutions et des actions à tous les niveaux. Nous devons nous battre sur le front local, là où se trouvent les difficultés, tout en faisant pression pour un changement systémique dans des espaces tels que les Nations Unies. La discussion sur les règles fiscales mondiales semble assez éloignée des luttes quotidiennes pour lesquelles la plupart des gens, au sein de notre alliance et au-delà, font campagne. Mais les décisions prises à ce sujet ont des répercussions sur ces luttes.

Comme nous l’avons vu avec les négociations sur le climat, il y a une énorme lutte de pouvoir qui doit être menée à l’ONU. Il faudra encore mener un énorme combat pour obtenir le type de règles fiscales mondiales que nous souhaitons. Mais si les règles fiscales mondiales sont élaborées au sein de l’OCDE, la majorité du monde n’a aucune chance. Ce n’est pas en demandant aux pays riches de mieux se comporter que l’on obtiendra le type de transformation que nous souhaitons.

 

Voici un extrait édité de notre conversation avec Jenny. Lisez l’intégralité de l’entretien ici.

Une première étape essentielle

Il est clair que le système actuel ne fonctionne pas pour la majorité des gens et qu’il doit être transformé. Un pas prometteur a été franchi en novembre dernier lorsque le Groupe africain aux Nations Unies (ONU), mené par la délégation nigériane, a réussi à faire adopter par l’Assemblée générale des Nations Unies une résolution sur la fiscalité. Cette résolution lance le processus de discussions intergouvernementales qui pourrait déboucher sur une convention fiscale mondiale.

Cela pourrait être une avancée décisive. Le système économique, tout comme l’évitement fiscal, est un phénomène mondial. Or, les Nations Unies, bien qu’elles rassemblent la quasi-totalité des États du monde, ne jouent actuellement aucun rôle dans la définition de règles fiscales mondiales. Depuis longtemps, c’est l’OCDE qui remplit cette fonction.

Il est impossible que les décisions soient équitables si elles sont prises au nom de tous par le club des États les plus riches du monde. Il n’est pas étonnant que l’OCDE soit systématiquement accusée de fixer des règles au profit des pays riches et de ne pas s’efforcer d’augmenter l’impôt sur les sociétés ni de lutter contre l’évitement fiscal.

Un organe des Nations Unies pourrait changer cette situation. Il ne s’agirait pas d’une solution miracle, mais elle permettrait au moins aux 193 États de la planète de s’asseoir à la table de négociation sur un pied d’égalité. Cela rendrait possible l’élaboration de normes mondiales.

Cette résolution s’imposait depuis longtemps. Les États du Sud et la société civile font pression depuis au moins deux décennies pour que les Nations Unies jouent un rôle fiscal, et le Groupe africain a lancé son premier appel tendant à la mise en place d’un organe fiscal des Nations Unies en 2019.

Bien qu’elle ait finalement été adoptée par consensus, la résolution a été, comme on pouvait s’y attendre, fortement contestée par de nombreux États du Nord. Le gouvernement américain a tenté de la diluer sans y parvenir. Son amendement a été rejeté par 97 voix contre, 55 pour et 13 abstentions. L’OCDE a également exercé une forte pression contre la résolution. Or, elle était soutenue non seulement par de nombreux États, mais aussi par la société civile mondiale.

La société civile a joué un rôle clé en dénonçant les impôts régressifs, l’évitement fiscal et d’autres problèmes, en faisant avancer des propositions telles que l’impôt sur la fortune, et en faisant pression pour que le processus décisionnel soit déplacé de l’OCDE vers les Nations Unies.

La résolution pourrait ouvrir la voie à la création d’un organe fiscal des Nations Unies. Le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, s’est engagé à soutenir les négociations promues par la résolution. Ainsi, les Nations Unies ont été chargées de préparer un rapport décrivant les prochaines étapes, qui sera examiné plus tard dans l’année.

Bien entendu, de nombreux défis subsistent. L’ONU demeure dominée par des dirigeants politiques et diplomatiques ne s’intéressant qu’à leurs intérêts nationaux. De plus, l’accès de la société civile est inadéquat tandis que les intérêts des entreprises ont à leur disposition de multiples moyens pour influencer les processus de l’organisation.

Le chemin menant à une convention prendra plusieurs années et sera continuellement entravé. Cela ne doit toutefois pas dissuader de s’engager dans cette voie. Comme on l’a vu avec le cadre mondial pour la biodiversité adopté à la fin de l’année dernière, les Nations Unies peuvent, après de tortueuses négociations, parvenir à des accords pour résoudre des problèmes qui semblaient auparavant insolubles.

Même après avoir surmonté tous ces obstacles, on peut s’attendre à ce que la mise en œuvre soit un défi en soi. Mais au moins, les accords mondiaux établissent des normes et des standards qui permettent à la société civile de suivre les progrès et de faire pression pour obtenir des objectifs plus ambitieux. En d’autres termes, ils constituent un point d’entrée stratégique pour le plaidoyer de la société civile.

Le rôle central de la société civile

Pour qu’il soit possible d’élaborer une convention fiscale mondiale et d’établir un organe fiscal des Nations Unies, le processus doit être doté de ressources suffisantes. Un travail intensif devra être réalisé pour s’assurer qu’il réponde aux attentes, dont notamment l’établissement d’un taux minimal mondial d’impôts sur les sociétés afin de mettre fin à l’actuelle course vers le bas, et l’amélioration de la coopération mondiale pour mettre fin à l’évitement fiscal.

Si ces objectifs ambitieux sont atteints, ce sera au moins en partie grâce à l’activisme de la société civile. La société civile a joué un rôle clé en dénonçant les impôts régressifs, l’évitement fiscal et d’autres problèmes, en faisant avancer des propositions telles que l’impôt sur la fortune, et en faisant pression pour que le processus décisionnel soit déplacé de l’OCDE vers les Nations Unies. La société civile doit avoir un espace dans le processus afin qu’elle puisse continuer à parler au nom de la majorité de la population mondiale, exhorter à une plus grande ambition et exiger davantage d’action. Il serait absurde de laisser cette responsabilité entre les mains de ceux qui sont responsables de la situation dans laquelle nous nous trouvons.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Les Nations Unies devraient faire avancer le processus d’élaboration d’une convention fiscale mondiale, avec une pleine participation de la société civile.
  • Les États du Nord global devraient coopérer avec les processus de l’ONU en matière de fiscalité plutôt que d’essayer de les saper.
  • Les États doivent immédiatement intensifier leurs efforts pour mettre fin à l’évitement fiscal et introduire des impôts plus progressifs.

Photo de couverture par Fabrice Coffrini/AFP via Getty Images