Tchad : toujours en attente de la démocratie
Le président intérimaire du Tchad, Mahamat Déby, nommé par l’armée lorsque son père, le président Idriss Déby, a été tué l’année dernière, ne se presse pas pour mener la transition démocratique. Quinze mois se sont écoulés sur ce qui était censé être un processus de 18 mois menant à des élections, mais le dialogue national prévu a été reporté à plusieurs reprises. Les manifestations sont souvent interdites ou violemment réprimées, et les leaders des manifestations ont été arrêtés. Le gouvernement militaire agit avec l’assentiment de son partenaire clé, la France, qui a fait du Tchad son pivot dans sa lutte contre les forces insurgées régionales. Au lieu de fermer les yeux, la France devrait appeler au déclenchement immédiat d’une transition inclusive vers la démocratie.
Les dirigeants militaires du Tchad ne sont pas pressés d’avancer vers la démocratie. Il ne reste plus que trois mois de la période de transition de 18 mois qui était censée se terminer par des élections parlementaires et présidentielles, et pourtant le progrès ne se laisse pas entrevoir.
Le président intérimaire du Tchad, Mahamat Déby, a succédé son père, Idriss Déby, qui s’était emparé du pouvoir lors d’un coup d’État militaire en 1990 pour ensuite passer trois décennies au pouvoir. Idriss Déby est mort le lendemain de l’attribution de son sixième mandat lors d’une élection non compétitive, alors qu’il commandait les troupes dans la lutte contre les forces rebelles dans le nord du Tchad. L’armée s’est précipitée pour installer Mahamat à la tête d’un Conseil militaire de transition (CMT). Elle a également suspendu la Constitution du pays.
L’opposition politique, qui depuis longtemps réclamait la démission de Idriss Déby, a qualifié ces événements de coup d’État. La Constitution prévoyait en effet une procédure claire pour cette situation : le président de l’Assemblée nationale aurait dû prendre la direction temporaire du pays et une élection aurait dû être organisée dans les 90 jours. Mais l’armée a tout simplement outrepassé les règles établies.
Tout cela s’est passé en avril 2021, mais depuis rien n’a changé : l’absence de progrès est flagrante.
Bien qu’il y ait eu quelques concessions limitées, comme l’octroi d’amnisties à près de 300 militants et membres de l’opposition détenus – exigé par les groupes rebelles comme condition préalable à toute négociation – peu d’autres avancées ont été réalisées. En août 2021, le TMC a proposé un dialogue national avec la participation des groupes rebelles, mais son lancement a été reporté à plusieurs reprises.
Une consultation préparatoire a eu lieu au Qatar au début de l’année, mais le dialogue a récemment été repoussé au mois d’août 2022 : une année entière de pourparlers promis, puis suspendus.
Des appels pour un changement
Entre-temps, le TMC a poursuivi les pratiques répressives du président défunt envers les réclamations pour la démocratie.
Parmi les personnes qui réclament un changement, citons Wakit Tama – qui signifie « le temps est venu » en arabe tchadien – une coalition d’organisations de la société civile comprenant des syndicats, ainsi que des militants des droits humains et des membres de l’opposition politique. Wakit Tama s’est d’abord mobilisé contre le sixième mandat d’Idriss Déby et n’a cessé depuis de réclamer des réformes.
Wakit Tama, comme d’autres mouvements pro-démocratie, est confronté à un État qui refuse régulièrement d’autoriser les manifestations et qui, lorsqu’elles ont lieu, recourt régulièrement à la force. Tournons La Page, un réseau pro-démocratie s’étendant sur plusieurs pays d’Afrique centrale et de l’Ouest, a indiqué que lors des manifestations contre le sixième mandat en 2021, au moins vingt personnes ont été tuées, 152 ont été blessées et 849 ont été arrêtées. L’organisation a documenté des tortures en détention et une impunité totale, personne n’étant tenu de rendre des comptes pour ces violations des droits humains.
Cela s’est poursuivi après le coup d’État. Des manifestations visant à réclamer le retour à un régime civil en avril et mai 2021 ont été dispersée par des tirs à balles réelles, faisant au moins 16 morts.
Le rôle de la France
Les militants tchadiens pour la démocratie reçoivent peu d’aide extérieure. De longue date la France soutient, et même permet l’existence du régime. Le président français Emmanuel Macron a manifesté son soutien en assistant aux funérailles d’Idriss Déby, tout comme le chef des affaires étrangères de l’Union européenne, recevant ainsi de fortes critiques de la société civile.
La France a longtemps fermé les yeux sur la répression et la corruption du régime, rendues possibles par le contrôle des ressources pétrolières par l’élite, car le pays se positionne comme un associé essentiel dans la lutte contre le terrorisme. L’insurrection djihadiste est en hausse dans tout le Sahel, notamment dans la région du lac Tchad située à la frontière avec le Cameroun, le Niger et le Nigeria, à l’est du pays. Parmi les auteurs de violences figurent les forces de Boko Haram provenant de la frontière nigériane.
Simultanément, depuis 2016 dans le nord du Tchad des groupes rebelles ayant des bases en Libye tentent de renverser le gouvernement. Ceux-ci sont responsables des combats qui ont causé la mort d’Idriss Déby.
La coopération avec le Tchad est au cœur de la stratégie de sécurité régionale de la France. Depuis 2014 le quartier général de l’opération Barkhane, sa campagne anti-insurrectionnelle, se situe dans la capitale, N’Djamena. Dans ce contexte, le gouvernement français accepte le régime militaire, le préférant à l’insurrection. C’est pour cette raison qu’il a justifié son soutien à la prise de pouvoir par les militaires en 2021 pour des « raisons de sécurité exceptionnelles ».
Dans de nombreux pays d’Afrique centrale et occidentale, la stratégie de la France est remise en question. Il existe un sentiment anti-français croissant, souvent lié à la présence des troupes françaises, ainsi qu’un ressentiment à l’égard du rôle post-colonial de la France, dans lequel elle a régulièrement occupé le statut de partenaire principal, jouissant d’une influence particulière tout en soutenant des dictateurs.
Les opinions anti-françaises sont particulièrement marquées chez les jeunes, ce qui a contribué au soutien public pour les gouvernements militaires qui ont gagné le pouvoir par des coups d’État au Burkina Faso et au Mali.
Au Mali, le gouvernement a expulsé les troupes françaises – une décision qui rend le Tchad encore plus important pour la France – et le pays est devenu l’un des nombreux pays où des mercenaires russes ont été déployés. De même, la récente décision du Gabon et du Togo de rejoindre le Commonwealth a vraisemblablement été influencée par le besoin des gouvernements non démocratiques de démontrer à l’opinion publique qu’ils se distancient de la France.
Le fait que le gouvernement militaire tchadien est légitimé par la France a aussi comme conséquence que les manifestants pour la démocratie concentrent leur colère sur l’ancienne puissance coloniale. Les manifestants ont incendié des drapeaux français et ciblé des locaux appartenant à la compagnie pétrolière française TotalEnergies. Wakit Tama, dans le cadre de ses réclamations pour une restitution de la démocratie, proteste désormais contre la présence des troupes françaises et le soutien de la France au TMC.
Il est de plus en plus clair que la position de la France à propos de la démocratie dans la région est incohérente : elle a condamné les coups d’État au Burkina Faso et au Mali mais a soutenu celui du Tchad. Des années de présence des troupes françaises n’ont pas rendu la vie des populations de la région plus sûre. Il serait temps de réinitialiser la politique étrangère.
A cause de la politique française actuelle, le régime tchadien n’a aucune raison de céder aux demandes de la population tendant au changement. Au contraire, il mobilise la répression et la violence contre les manifestations se poursuit. Lors d’une manifestation des Wakit Tama à N’Djamena en mai, la police a utilisé des gaz lacrymogènes et des canons à eau, puis a arrêté six dirigeants des Wakit Tama. Ils ont tous été condamnés à un an de prison avec sursis.
Il est moment d’un changement
La stagnation du processus de transition convient à l’armée et à Mahamat Déby : cela offre une excuse pour retarder les élections pour des raisons de sécurité, afin de finir par les organiser dans le même genre de circonstances restreintes que celles qui ont fait le succès d’Idriss Déby. Dans ce cas le contrôle des ressources de l’État et la répression empêcherait toute concurrence, permettant ainsi à Mahamat Déby de légitimer sa présidence. Jusqu’à présent, il n’a pas affirmé qu’il ne se présenterait pas à la présidence.
Mais toute la répression du monde n’étouffera pas les demandes de changement. La pression sur le TMC, et sur la France, devrait s’accroître alors que le Tchad, où la plupart des gens vivent déjà dans une pauvreté extrême, est confronté à des difficultés économiques dues à la pandémie et au conflit ukrainien, ainsi qu’à une crise d’insécurité alimentaire croissante causée par les inondations et les pluies irrégulières. L’armée seule ne peut pas résoudre ces problèmes. Seuls un dialogue authentique et un véritable plan de transition inclusif parviendraient à cela.
NOS APPELS À L’ACTION
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Le Conseil militaire de transition doit s’engager immédiatement à établir une feuille de route et un calendrier pour une transition inclusive vers la démocratie.
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Les autorités doivent permettre les manifestations et cesser l’utilisation de la violence contre les manifestants.
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Le gouvernement français devrait inciter le Tchad à élaborer et à mettre en œuvre une feuille de route et un calendrier pour une transition démocratique inclusive dans le cadre de sa coopération avec le Tchad.
Le Tchad figure actuellement sur la liste de surveillance du CIVICUS Monitor, qui identifie les pays dans lesquels une détérioration grave et brutale de la qualité de l’espace civique est en cours.
Photo de couverture par Antoine Gyori/Corbis via Getty Images