Nouvelle-Calédonie : il est temps de parler de décolonisation
En réponse à de violentes manifestations, le gouvernement français a fait marche arrière sur son projet de réforme du corps électoral dans son territoire du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie. Sa nouvelle loi aurait permis à un plus grand nombre d’Européens de voter, ce qui aurait mis à mal un accord conclu en 1998. Cette initiative s’est développée après l’échec de trois référendums sur l’indépendance, dont le troisième a été boycotté par les indépendantistes. Les populations autochtones, longtemps exclues économiquement et socialement, continuent de réclamer un véritable processus de décolonisation avant toute réforme électorale. Le gouvernement français devrait profiter du temps gagné en retardant les changements pour entamer un véritable dialogue sur le chemin à suivre.
Les violences qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie le mois dernier se sont apaisées. Le président français Emmanuel Macron a récemment annoncé la suspension des modifications apportées au droit de vote dans cette nation insulaire du Pacifique, annexée par son pays en 1853. Sa tentative d’introduire une réforme au corps électorale a déclenché des semaines de violence au cours desquelles plusieurs personnes sont décédées.
Héritages coloniaux
Actuellement, treize territoires qui ont fait partie de l’Empire français mais qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance se trouvent disséminés dans le monde entier : en Amérique du Sud, dans la mer des Caraïbes, dans l’océan Indien et dans l’océan Pacifique. Leur statut est variable. Certains, comme la Guyane française, la Guadeloupe et la Martinique, ont le même statut juridique que les régions françaises métropolitaines. D’autres jouissent d’une plus grande autonomie. La Nouvelle-Calédonie est dans une catégorie à part : depuis l’accord de Nouméa de 1998, du nom de la capitale de la Nouvelle-Calédonie, la France a accepté un transfert progressif des pouvoirs. Aujourd’hui, la France détermine encore la politique de défense, la politique économique, la politique électorale, la politique étrangère et la politique migratoire de la Nouvelle-Calédonie.
Cet accord a été conclu en réponse à un mouvement indépendantiste croissant mené par les Kanaks, les habitants autochtones du pays. Les Kanaks représentent environ 40% de la population, le reste étant constitué de personnes d’origine européenne, y compris celles nées en Nouvelle-Calédonie et celles arrivées plus récemment de France métropolitaine, ainsi que de plus petits groupes de personnes d’origine asiatique, océanienne et mixte. Sous la domination française, les Kanaks étaient victimes de graves discriminations, confinés dans des réserves pendant un certain temps lorsque le territoire était utilisé comme colonie pénitentiaire.
Un mouvement indépendantiste s’est formé après l’arrivée d’une nouvelle vague d’Européens dans les années 1970 pour travailler dans l’industrie minière du nickel, dont la Nouvelle-Calédonie est le quatrième producteur mondial. On estime qu’elle possède 25% des gisements mondiaux de ce métal, un ingrédient clé dans la production d’acier inoxydable et, de plus en plus, dans les batteries des véhicules électriques. Le boom du nickel a mis en évidence les inégalités en matière d’opportunités économiques, conduisant à des tensions et à une escalade de la violence qui a finalement été résolue par l’accord de Nouméa.
Les communautés vivant à proximité des mines ont longtemps souffert des impacts environnementaux. Aujourd’hui, le ralentissement de l’industrie du nickel dans le pays a aggravé les difficultés économiques, exacerbant la pauvreté, les inégalités et le chômage dont souffrent de nombreux Kanaks. Aujourd’hui, environ un tiers des Kanaks vivent dans la pauvreté, contre 9% des non-Kanaks, et seuls 8% des Kanaks sont titulaires d’un diplôme universitaire, contre 54% des personnes ayant des liens avec l’Europe.
De multiples référendums
L’Accord a créé une structure de vote inhabituelle : les listes électorales pour les élections en France métropolitaine, y inclus celles où l’on choisit le président et le parlement français, diffèrent des listes électorales pour les élections et référendums en Nouvelle-Calédonie. Dans le cas de ces dernières, les listes sont figées et seules les personnes ayant vécu dans le pays en 1998 et leurs enfants peuvent voter. Ces limitations avaient pour but de permettre aux Kanak de mieux participer aux trois référendums sur l’indépendance prévus par l’Accord. La restriction du droit de vote a été approuvée par la Cour européenne des droits humains au motif que le pays traversait une phase de transition dans le cadre d’un processus d’autodétermination.
Des référendums ont eu lieu en 2018, 2020 et 2021, et le camp indépendantiste a perdu à chaque fois. Le vote de 2020 a été serré, avec environ 47% en faveur de l’indépendance. Mais le référendum de décembre 2021 s’est déroulé dans un contexte de boycott organisé par les partis indépendantistes, qui demandaient le report du vote en raison de la pandémie de COVID-19 : une recrudescence a eu lieu en septembre 2021, poussant les autorités à imposer un confinement et un couvre-feu. Cette vague pandémique a fait 280 morts, pour la plupart kanak. Les indépendantistes se sont plaints que le vote empiétait sur les rituels traditionnels de deuil kanak, rendant impossible la campagne dans les communautés autochtones.
Près de 97% des votants ont rejeté l’indépendance, mais le boycott n’a permis qu’à environ 44% des électeurs de voter, alors que le taux de participation avait été de plus de 80% dans le passé.
La France a considéré que ce référendum marquait l’achèvement de l’accord de Nouméa. M. Macron a clairement indiqué qu’il considérait la question comme réglée et a nommé des anti-indépendantistes à des postes clés. Le mouvement indépendantiste a insisté sur le fait que le vote, imposé par la France contre sa volonté, n’était pas valide et qu’un autre devait être organisé.
Depuis l’adoption de l’accord, l’extrême droite a acquis de l’importance en France, comme l’ont montré la dernière élection présidentielle et les récentes élections européennes. La politique française et ses acteurs sont devenus plus racistes, les principaux partis, y compris celui de Macron, ayant viré à droite en réponse à la popularité croissante du parti d’extrême droite, le Rassemblement national. De l’autre côté du monde, cela entraîne une polarisation croissante. Alors que les politiciens français ont promu une compréhension étroite de l’identité nationale, le mouvement anti-indépendance de la Nouvelle-Calédonie est devenu plus strident et s’est enhardi.
Parallèlement, les efforts déployés par la Chine pour resserrer ses liens avec les pays insulaires du Pacifique ont renforcé l’importance stratégique de l’Océanie. Le gouvernement américain et ses alliés, dont la France, ont réagi en accordant une attention renouvelée à une région qu’ils avaient longtemps négligée. La France pourrait être moins disposée à tolérer l’indépendance qu’auparavant, notamment en raison de la demande croissante de véhicules électriques.
État d’urgence
La cause immédiate des manifestations a été le projet du gouvernement français d’étendre le droit de vote à toute personne résidant en Nouvelle-Calédonie depuis plus de 10 ans. Pour les indépendantistes, il s’agit d’une rupture unilatérale avec les principes de l’accord de Nouméa et d’un recul des perspectives de décolonisation et d’autodétermination. Dans un pays polarisé, un seul camp, celui des opposants à l’indépendance, pouvait se réjouir de cette décision. Des dizaines de milliers de personnes ont participé à des manifestations contre cette réforme, approuvée par l’Assemblée nationale française mais en attente de confirmation finale.
Le 13 mai, des affrontements entre les manifestants indépendantistes et les forces de sécurité ont provoqué des émeutes. Les émeutiers ont incendié des centaines de bâtiments à Nouméa, y compris de nombreux bâtiments publics et des entreprises associées à la population européenne. L’aéroport international a été fermé. Les communautés ont érigé des barricades et des groupes de défense informels ont été formés pour protéger les quartiers. En raison du taux élevé de possession d’armes à feu, les victimes n’ont malheureusement pas pu être évitées : huit personnes ont perdu la vie.
La France a déclaré l’état d’urgence et a fait intervenir quelque 3.000 soldats pour réprimer les violences, une mesure critiquée par de nombreux membres de la société civile qui l’ont jugée excessive. Les autorités françaises ont également interdit TikTok. C’est la première fois qu’un pays de l’Union européenne prend une telle mesure, ce qui pourrait créer un dangereux précédent. Les groupes français de défense des droits humains ont déposé un recours en justice en réponse à cette décision.
Blocking social media platforms will never be the answer!
— Access Now (@accessnow) June 5, 2024
For two weeks, French authorities blocked TikTok in New Caledonia in an attempt to quell protests. Learn why this action was unacceptable and will always be in violation of human rights:https://t.co/NFaTHvidXI
La nécessité de dialogue
M. Macron, qui a effectué une brève visite une fois les violences apaisées, a déclaré que la réforme électorale serait suspendue afin de faciliter le dialogue. Sa décision de parier sur des élections législatives anticipées en France à la suite de sa défaite aux élections européennes lui a permis de gagner du temps.
Ce temps devrait être profité pour créer des ponts et réagir face au fait manifeste que de nombreux Kanak ne se sentent pas écoutés. Cela va au-delà de la question du corps électoral : il y a des problèmes profonds d’exclusion économique et sociale à résoudre. Parmi ceux qui ont participé à la violence, beaucoup étaient des jeunes Kanaks sans emploi qui estiment que la vie n’a pas grand-chose à leur offrir et qui ne se sentent pas représentés par les dirigeants kanaks établis.
En raison des événements récents, la Nouvelle-Calédonie est aujourd’hui plus divisée qu’elle ne l’a été depuis des décennies. La question de l’indépendance n’a pas été réglée, et elle n’a pas disparu avec le troisième référendum contesté. De nombreux Kanaks se sentent trahis. Pour eux, avant toute extension du droit de vote, la France doit accepter de clore le processus inachevé de la décolonisation.
NOS APPELS À L’ACTION
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Le gouvernement français doit engager un véritable dialogue avec les différents groupes calédoniens afin d’élaborer un plan de décolonisation.
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Le gouvernement français doit s’engager à ne plus imposer d’interdiction des réseaux sociaux ou de fermeture d’Internet.
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La société civile devrait s’efforcer de lutter contre la polarisation et offrir des espaces où les jeunes de Nouvelle-Calédonie puissent exprimer leurs préoccupations.
Pour des entretiens ou de plus amples informations, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture par Alain Pitton/NurPhoto via Getty Images