Le second tour de l’élection présidentielle française du 24 avril ne sera pas facile pour le président sortant Emmanuel Macron. Son adversaire d’extrême droite, Marine Le Pen, lui met une forte pression et a pris de l’élan grâce à son score au premier tour. Il existe une réelle possibilité que l’une des principales puissances européennes soit dirigée par l’extrême droite, et si ce n’est pas cette fois-ci, ce sera la prochaine. D’une certaine manière, Marine Le Pen a déjà gagné, car le gouvernement de Macron et de nombreux autres partis ont adopté des politiques anti-immigration et anti-islam radicales en réponse à sa popularité. Si Macron reste au pouvoir, il devrait de toute urgence se concentrer sur la mise en place d’une large coalition afin de remédier à l’hostilité de l’opinion publique à l’égard des politiques économiques et sociales actuelles, qui continue à alimenter l’extrémisme.

Pour la troisième fois, l’extrême droite figurera sur la liste électorale lorsque la France choisira entre les deux derniers candidats à la présidentielle. Lors du second tour de la présidentielle 2022, qui aura lieu le 24 avril, les électeurs auront le même choix qu’en 2017. Il y a cinq ans, Emmanuel Macron, à la tête de son nouveau parti centriste « En Marche », a battu sans trop de difficultés Marine Le Pen du parti « Front national », lequel a ensuite été rebaptisé « Rassemblement national ». Il y a 20 ans presque jour pour jour, le père de Marine Le Pen, Jean-Marie Le Pen, choquait l’ensemble des acteurs politiques en se hissant jusqu’au second tour, avant de perdre à une majorité écrasante face au président sortant Jacques Chirac.

Les deux fois précédentes, le candidat d’extrême droite a subi une défaite écrasante, la majorité des électeurs se rangeant derrière le candidat en place, mettant l’idéologie de côté pour priver son advsersaire du pouvoir. Certains signes laissent toutefois penser que la situation pourrait être différente cette fois-ci. Le risque qu’une grande puissance européenne tombe bientôt entre les mains de l’extrême droite n’est plus à écarter.

Les préoccupations liées au coût de la vie au premier plan

Les sondages actuels donnent Macron vainqueur avec une courte avance d’environ 53 % contre 47 % pour Marine Le Pen. Pour la première fois, un candidat qui se présente contre un adversaire de l’extrême droite n’est pas donné comme vainqueur incontesté. Si Macron gagne, il est très peu probable qu’il atteigne les 66 % qu’il a obtenus il y a cinq ans, soit presque le double des voix de Marine Le Pen. Nous constatons avec inquiétude que la dynamique semble désormais être en faveur du côté de Mme Le Pen, qui a subi un début de campagne difficile, lorsqu’elle a affronté son rival d’extrême droite, Éric Zemmour, pour finir par fortement progresser dans les sondages ces dernières semaines.

Alors que Macron s’était présenté lors de la dernière campagne électorale en tant que nouveau candidat déterminé à bouleverser l’ordre politique traditionnel dont beaucoup étaient mécontents, il avait cette fois-ci la tâche beaucoup plus difficile de se présenter en tant que candidat sortant : le fait de rendre les présidents du pays responsables de tous les maux, que cela soit légitime ou non, est une tradition française bien ancrée. Cette situation a permis à Marine Le Pen de se positionner dans l’ancien rôle de Macron, celui de la nouvelle venue qui promet le changement.

Macron a attendu la dernière minute avant de lancer sa campagne. Il pouvait légitimement affirmer être débordé en raison de ses obligations présidentielles : il a frénétiquement parcouru l’Europe, d’abord pour tenter d’empêcher la guerre de Vladimir Poutine contre l’Ukraine, puis pour obtenir une réponse de l’Union européenne. Mais cela a également contribué à raviver les critiques profondément ancrées de beaucoup de français selon lesquelles il est arrogant et distant du public. Il a dû « courir » après une campagne électorale que tous les autres menaient déjà depuis des mois.

Une remontée initiale dans les sondages, selon lesquels le soutien de Macron est passé à 31 %, apparemment liée à l’amélioration de son rayonnement international, n’a pas duré. Marine Le Pen n’a pas non plus été pénalisée par ses liens de longue date avec Vladimir Poutine. Il y a même eu un tract de campagne, imprimé juste avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui comportait une photo de Marine Le Pen et de Poutine. Sa campagne électorale de Marine Le Pen de 2017 a été financée par un prêt de 9 millions d’euros (environ 9,8 millions de dollars) d’une banque russe. Marine Le Pen a toutefois réussi à prendre ses distances avec Poutine au fur et à mesure de l’invasion russe, et c’est Zemmour qui a été le plus été le plus pénalisé par ses liens avec Moscou, après avoir appelé à une alliance avec la Russie et avoir déclaré que la France avait besoin d’un « Poutine français », et après s’être opposé à l’accueil par l’UE des réfugiés ukrainiens.

Au lieu de cela, la campagne a été menée sur le terrain de prédilection de Marine Le Pen, à savoir le coût de la vie. Comme dans de nombreux autres pays, les Français souffrent de la hausse des prix du carburant et des denrées alimentaires, en particulier ceux qui vivent loin des grandes villes et qui dépendent le plus de leur voiture. La colère du mouvement de protestation des gilets jaunes, déclenchée en 2018 par un projet d’augmentation de la taxe sur les carburants, n’est pas encore retombée. La promesse de Macron de relever l’âge de départ à la retraite a également relancé une politique impopulaire qui a déclenché des grèves et des manifestations lorsqu’il a tenté de la mettre en place en 2020.

Les préoccupations liées au coût de la vie sont plus importantes pour les personnes issues de la classe ouvrière, dont beaucoup se sentent déjà exclues des institutions politiques. C’est chez ces personnes que les critiques de Macron selon lesquelles il serait distant et inaccessible trouve le plus d’écho. Ces sentiments et ceux du nationalisme et de la xénophobie se recoupent naturellement : Macron souligne sa croyance en l’UE comme élément central de son identité politique, ce qui permet à ses adversaires de le dépeindre facilement comme un mondialiste par rapport à Marine Le Pen, qui prône « La France d’abord ».

Une politique raciste normalisée

Malgré les efforts apparemment fructueux de Mme Le Pen pour redorer sa réputation en politique, et en raison du fait qu’elle mette constamment l’accent sur le coût de la vie – ce qui lui permet idéalement de s’opposer à de nouvelles sanctions contre la Russie – elle défend toujours le même programme xénophobe et raciste que son parti a toujours défendu. Parmi ses propositions figurent l’interdiction totale du voile musulman, la fin de la citoyenneté française automatique pour les enfants nés en France, la préférence accordée aux ressortissants français en matière d’éducation, de soins de santé, d’’emploi et d’aide sociale, ainsi qu’un référendum visant à restreindre davantage les droits des immigrés.

Auparavant, ce programme aurait facilement été étiqueté comme extrémiste. Mais ce que représente Marine Le Pen est de plus en plus présent dans le courant politique dominant. La campagne de Zemmour l’a probablement aidée dans ce sens. En tant que commentateur d’extrême droite, condamné à deux reprises pour discrimination et haine raciales, Zemmour semblait autrefois être un danger pour Marine Le Pen, l’accusant de ne pas être assez ferme sur l’immigration. Mais son discours vénimeux a fait paraître le programme de Marine Le Pen raisonnable en comparaison, lui permettant de passer pour une responsable politique « normale ».

Macron n’a pas « guéri » son pays. Les discours d’extrême droite ont continué à prospérer, au point que l’extrémisme est devenu le courant dominant.

Même si Macron l’emporte, le mal est déjà fait : le racisme, en particulier l’islamophobie, est devenu une composante quotidienne de la politique française. Pour tenter de contrer Marine Le Pen, le gouvernement a mis en avant son bilan anti-islam. La décision de réduire le nombre de visas pour les personnes originaires d’Algérie, du Maroc et de Tunisie l’année dernière, et la dissolution en 2020 du Collectif contre l’islamophobie en France, une organisation de la société civile qui faisait campagne contre la discrimination et relevait les effets des mesures anti-terroristes sur les droits, en sont des exemples. Le ministre de l’intérieur de Macron est allé jusqu’à accuser Marine Le Pen d’être « trop douce » avec l’Islam.

Des responsables politiques en lice pour l’investiture du parti Les Républicains, traditionnellement de centre-droit, se sont également présentés pour mettre en avant leurs positions anti-immigration et anti-islam. La gagnante de cette compétition, Valérie Pécresse, a promis un référendum sur l’immigration, des quotas d’immigration et des murs autour du périmètre de l’UE, un programme que Marine Le Pen aurait pu facilement soutenir.

L’extrême droite a changé le climat politique en France. La profonde méfiance envers les partis politiques et le discours du déclin national véhiculé par l’extrême droite ont tiré le centre politique vers la droite. L’existence d’une « sphère fasciste » sur Internet et le fait que les principaux médias soient la propriété de l’extrême droite ont normalisé ce qui était auparavant inavouable. Si Mme Le Pen a choisi de faire du coût de la vie le thème central de sa campagne, c’est justement parce que le paysage politique s’était tellement modifié depuis l’arrivée de son père au second tour qu’elle aurait eu du mal à se démarquer sur le thème de l’immigration. Cette bataille a déjà été gagnée.

Une course à deux chevaux

Macron reste le favori de la présidentielle. Non seulement il est arrivé en tête, mais sa part de voix a également augmenté, passant de 24 % en 2017 à 27,8 %. Cependant, la part de voix de Marine Le Pen a également augmenté, passant de 21,3 % à 23,2 %. Tous deux ont contribué à l’effondrement des partis traditionnels de centre-droit et de centre-gauche et en ont bénéficié.

Jusqu’en 2017, la plupart des présidents étaient issus soit des partis républicain/gaulliste, soit des partis socialistes. Mais en 2022, le candidat des Républicains est arrivé en cinquième position, avec un maigre score de 4,8 %, tandis que le Parti socialiste, qui avait encore remporté les élections présidentielles de 2012, s’est retrouvé en dixième position, avec seulement 1,7 % des voix.

Dans ce paysage politique polarisé, le seul candidat capable de tenir tête à Mme Le Pen était Jean-Luc Mélenchon, du parti populiste de gauche La France Insoumise, dont la part de voix a fortement augmenté au cours des dernières semaines de la campagne électorale. En remportant les suffrages de nombreux jeunes en particulier, sa campagne a également fait écho à la colère des personnes face à la situation économique et à leur mépris pour les partis établis.

Les partisans de Mélenchon sont plus fortement représentés dans la moitié environ des électeurs du premier tour, qui doivent désormais choisir entre deux candidats pour lesquels ils n’ont pas voté. Pour Macron comme Marine Le Pen, il s’agit désormais d’essayer de remédier à la désaffection de l’ensemble des électeurs. L’intensité de cette course à deux chevaux pourrait attirer l’attention sur les faiblesses de Mme Le Pen et sur ses liens avec Poutine. Mais cette dernière peut s’attendre à recevoir la quasi-totalité des 7 % des voix de Zemmour. Par contre, l’inverse n’est pas vrai : il n’y a aucune garantie que les électeurs de gauche ou de centre-droit soutiendront Macron dans le seul but de maintenir Marine Le Pen hors de la course.

Si certaines personnes ont voté pour Valérie Pécresse en raison de ses idées fortement anti-immigration, elles pourraient tout aussi bien se ranger du côté de Marine Le Pen plutôt que de celui de Macron. Quant aux électeurs de gauche, ceux-ci pourraient s’abstenir de voter au lieu de soutenir Macron, que beaucoup considèrent comme le président des riches, ou – étant donné que Mélenchon a également fait une forte campagne sur le coût de la vie – trouver que Marine Le Pen est plus de leur côté.

Aucune raison de se réjouir

Macron a indiqué qu’il comprenait cette dynamique en déclarant qu’il tendrait la main aux candidats perdants. Les candidats défaits de centre-droit, de centre-gauche et des Verts ont appelé leurs partisans à soutenir Macron, contrairement à Mélenchon qui s’est contenté d’appeler ses électeurs à ne pas voter pour Marine Le Pen. Cette différence est cruciale. Marine Le Pen a également évoqué la formation d’un gouvernement d’ « unité nationale » regroupant toutes les tendances, cherchant ainsi à renverser la logique des élections précédentes en se positionnant comme cheffe de file d’une large coalition visant à chasser son rival du pouvoir.

Si Marine Le Pen continue sur sa lancée et finit par provoquer un renversement, l’heure sera à la fête pour l’extrême droite, non seulement en France, mais aussi dans toute l’Europe et le reste du monde. Cette victoire encouragerait davantage les forces du nationalisme, de la xénophobie et de l’autoritarisme, déjà galvanisées par la récente victoire de Viktor Orbán, allié de Le Pen, en Hongrie. Cela ne pourrait que donner de l’élan à Poutine.

Si Macron l’emporte, de nombreux membres de la société civile française pousseront un soupir de soulagement. Mais pour Macron, une éventuelle victoire aux élections devrait être un moment de réflexion plutôt que de célébration.

Dans son discours de victoire en 2017, Macron avait reconnu la colère qui avait poussé les électeurs vers Marine Le Pen et avait promis de « guérir » la France pour que les personnes n’aient plus jamais « aucune raison de voter pour des candidats extrêmes ». Il a clairement échoué. Cinq ans plus tard, plus de 30 % des électeurs ont soutenu deux candidats d’extrême droite, et plus de la moitié des électeurs ont adhéré à une forme de populisme. Même le parti de Macron a intensifié la rhétorique anti-migrants et anti-islam, une tactique qui n’a pas permis de réduire le soutien à l’extrême droite, mais qui a au contraire normalisé son idéologie et l’a renforcée.

Macron n’a pas « guéri » son pays. Les discours d’extrême droite ont continué à se développer au point que l’extrémisme est devenu le courant dominant. La question qui se pose maintenant est de savoir si Macron sera capable de créer un consensus qui pourra remédier au mécontentement de bon nombre de Français, sans légitimer davantage le racisme – et s’il est prêt à soutenir après les élections le type de coalition qu’il n’a manifestement pas réussi à construire auparavant. Il serait sage de sa part d’essayer.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Le président Macron devrait se concentrer sur la construction d’une large coalition, pendant le reste de sa campagne et s’il est réélu, afin de contribuer, à terme, à remédier à la désaffection de bon nombre de Français, sans favoriser davantage le racisme et l’islamophobie.
  • Le vainqueur des élections devrait s’engager à maintenir pleinement ouverts les canaux d’expression de la dissidence en France.
  • La société civile devrait s’unir pour lutter contre les discours qui favorisent le racisme et l’islamophobie.

Photo de couverture par Chesnot/Getty Images