« L’idéal démocratique reste vivant, et personne ne pourra gouverner longtemps sans des élections crédibles »
CIVICUS s’entretient avec deux représentants de la société civile malienne – Modibo Diakite, président de l’Association pour le développement socio-économique et technologique de la jeunesse (ADEJ-Mali), et Fakassi Fofana, coordinateur d’une organisation humanitaire partenaire – au sujet des conséquences probables d’un projet de loi visant à taxer les organisations de la société civile (OSC).
Le Conseil national de transition du Mali, une junte militaire, est au pouvoir depuis le coup d’État de 2020 et a résisté à plusieurs reprises aux pressions en faveur d’un retour à la démocratie. Il a récemment dissous tous les partis politiques et interdit les rassemblements politiques. La junte examine actuellement un projet de loi visant à imposer une taxe obligatoire de 10% sur les fonds reçus par les OSC. Ce projet de loi s’inscrit dans un contexte plus large de restrictions croissantes de l’espace civique et démocratique.
Quel impact aurait le projet de loi sur la taxation des associations ?
Si cette loi est adoptée, elle pourrait avoir un impact significatif sur l’espace civique. En effet, elle imposerait aux associations et fondations de verser 10 % de leur budget de fonctionnement et de leurs projets à l’État, représentant une menace sérieuse pour la survie d’organisations qui fonctionnent déjà avec très peu de moyens financiers.
Maintenant, on nous demande d’expliquer à nos partenaires qu’une partie des fonds alloués à nos projets ira à l’État, sans impact direct sur la mise en œuvre des activités, et il sera très difficile de les convaincre de continuer à soutenir nos actions dans ces conditions. Là où l’État est dans l’impossibilité d’intervenir – comme dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’eau, de l’électricité – ce sont les OSC qui, à travers différents projets, essaient d’assurer les besoins de la population.
Actuellement, nous faisons face à des difficultés majeures liées au retrait progressif des bailleurs de fonds, dont récemment l’USAID. Ces départs successifs ont eu un impact important sur notre fonctionnement, et cette nouvelle loi ne ferait qu’aggraver une situation déjà critique.
En l’absence de financements extérieurs, la plupart des organisations dépendent de subventions de partenaires et des cotisations de membres qui restent quand même difficiles à mobiliser à cause de la crise économique, de la perte d’emplois et de la précarité croissante. Ces fonds nous aident à payer les impôts, les charges sociales et le loyer. Si en plus on nous impose un prélèvement supplémentaire, cela va mettre en péril de nombreux projets. Beaucoup d’organisations ont déjà fermé, et celles qui tiennent encore le coup le font dans des conditions extrêmement précaires.
Comment la société civile a-t-elle réagi à cette initiative ?
D’un côté, certaines organisations et plusieurs plateformes faîtières sont aujourd’hui plutôt alignées sur les positions du régime militaire et ne réagissent pas négativement aux projets de loi en cours.
En revanche, les OSC réellement indépendantes s’inquiètent des conséquences et demandent d’être consultées par le gouvernement, même si nous savons que nos propositions risquent d’être ignorées. Nous misons aussi sur des actions de communication, de mobilisation à travers les médias, et sur un plaidoyer international pour sensibiliser les partenaires sur l’impact que cette loi peut avoir sur les organisations, notamment celles qui assurent des services essentiels dans les zones où l’État est absent.
Nous devons continuer à dialoguer, sensibiliser et travailler collectivement afin d’éviter que d’autres bailleurs ne se retirent. L’État aussi connaît des contraintes financières, et nous espérons qu’il mettra en place une stratégie efficace pour mobiliser les ressources nécessaires.
Comment répondez-vous aux préoccupations du gouvernement concernant les activités des OSC dans les zones de conflit ?
Comme justification du renforcement des contrôles imposés aux OSC, le gouvernement a formulé des accusations graves, insinuant que certaines OSC participeraient au financement du terrorisme. Mais la réalité est très différente.
En effet, les organisations humanitaires qui interviennent dans des zones contrôlées par des groupes armés doivent parfois négocier l’accès pour protéger leur personnel. Mais ce n’est pas un soutien au terrorisme, c’est une question de sécurité et de survie. Malgré les efforts pour sauvegarder la sécurité, beaucoup d’OSC sont attaquées et mises en danger et il faudrait plutôt trouver des moyens de sécuriser les interventions plutôt que les décourager en les associant aux groupes terroristes.
Quelles autres restrictions le gouvernement impose-t-il à la société civile ?
Les mesures répressives se multiplient contre les voix critiques. L’exemple le plus frappant est l’enlèvement du président du Forum des organisations de la société civile, Alou Badra Sacko, qui envoie un signal très inquiétant. Aujourd’hui, toute voix qui s’élève pour dénoncer les actions autoritaires du gouvernement est perçue comme ennemie. Monsieur Sacko a été enlevé pour avoir critiqué certaines décisions du gouvernement, notamment des mesures fiscales pesant sur les plus pauvres, et cela fait plus d’un mois qu’il est détenu par la Sécurité d’État.
Les journalistes sont également visés et les médias subissent des restrictions croissantes, ce qui constitue une grave atteinte aux libertés fondamentales et une restriction claire de l’espace civique.
Dans sa récente déclaration de politique générale devant les membres du Conseil National de Transition, le Premier Ministre a annoncé un projet de loi visant à encadrer davantage les organisations de la société civile, ce qui suscite également des inquiétudes.
En outre, récemment le gouvernement a suspendu toutes les activités politiques. Des acteurs politiques et de la société civile appellent au retour à l’ordre constitutionnel et à la révision ou l’abrogation de la charte des partis politiques et la dissolution de ces derniers, une décision qui va à l’encontre de la Constitution adoptée par référendum sous cette transition.
Bien que des élections aient été promises, notamment dans la feuille de route du Premier ministre, il y a un manque évident de volonté politique pour les organiser. La transition, initialement prévue pour 18 mois, a été reportée à plusieurs reprises et aucun progrès réel n’a été accompli vers la tenue d’élections crédibles. Elle devrait désormais durer entre trois et cinq ans. De nombreux membres de la société civile appellent à la mobilisation pour exiger des élections transparentes et équitables afin de mettre fin à cette situation.
Comment la population perçoit-elle le gouvernement de transition et son refus d'organiser des élections ?
La population est divisée, avec une frange marginale de personnes ayant des liens politiques qui bénéficient du gouvernement de transition et sont favorables au statu quo et au report des élections, et une majorité, comprenant divers partis politiques et les principales OSC, qui estime que des élections démocratiques devraient être organisées dès que possible.
Le Mali a encore un taux d’analphabétisme relativement élevé, et si la plupart des personnes instruites sont clairement conscientes de la situation, d’autres ont du mal à comprendre les enjeux politiques. Mais dans l’ensemble, un changement s’est opéré au fil du temps, et beaucoup de ceux qui soutenaient initialement les autorités de transition réclament désormais des élections.
Comment la communauté internationale peut-elle soutenir le retour à l’ordre constitutionnel ?
Les autorités maliennes ont poursuivi une stratégie de désengagement progressif de la communauté internationale, à commencer par le retrait de la Mission des Nations unies pour la stabilisation au Mali en décembre 2023. Après dix ans, cette mission était perçue comme inefficace sur le terrain et largement rejetée par la population, qui se sentait humiliée par l’absence de résultats concrets.
Cette rupture a été suivie par le retrait des forces françaises et européennes, ainsi que de la décision du Mali de quitter la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, ce qui a entraîné la création en 2023 de l’Alliance des États du Sahel par le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Cette nouvelle organisation a pour objectif déclaré de rassembler les trois pays dirigés par des militaires afin de contrer les menaces sécuritaires régionales.
Contrairement au Burkina Faso et au Niger, le Mali a toutefois conservé une façade institutionnelle : la Constitution n’a pas été suspendue, des assises nationales ont été organisées, et un référendum a eu lieu en 2023, confirmant l’attachement de la population à la démocratie, à la laïcité et au multipartisme.
Aujourd’hui, la question centrale est celle du retour à l’ordre constitutionnel à travers un plaidoyer à l’échelle internationale et la communauté internationale doit revoir son approche car il ne s’agit plus de condamner ou de sanctionner, mais de soutenir les dynamiques locales, notamment celles portées par la société civile dans la documentation de cas de violations des droits humains-
La société civile reste engagée et lucide car nous avons besoin d’un appui stratégique et technique pour continuer à sensibiliser, mobiliser et proposer des solutions. De plus, l’accès à des services juridiques, notamment des avocats pour les personnes poursuivies. Malgré le contexte difficile, l’idéal démocratique reste vivant au Mali, et aucun régime ne pourra gouverner longtemps sans institutions légitimes et des élections crédibles.