CIVICUS s’entretient au sujet du récent verdict rendu par la Cour pénale internationale (CPI) dans une affaire concernant la République centrafricaine (RCA) avec Fulbert Ngodji, analyste pour l’Afrique centrale à l’International Crisis Group, une organisation indépendante qui fournit des analyses d’experts pour aider à prévenir et à résoudre les conflits meurtriers.

Le 24 juillet, la CPI a condamné deux dirigeants de la milice Anti-Balaka à 15 et 12 ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis entre septembre 2013 et février 2014. Ce verdict, rendu après un procès de quatre ans, marque une étape importante dans la lutte contre l’impunité. Toutefois, des questions subsistent quant à la justice sélective et aux prochaines étapes pour soutenir les victimes et renforcer la paix.

Quelle est l’importance de ce verdict ?

Le verdict rendu le 24 juillet marque un tournant dans la lutte contre l’impunité en RCA. En condamnant Patrice-Édouard Ngaïssona et Alfred Yékatom pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, la CPI a réaffirmé que personne n’est au-dessus des lois. Leurs peines, respectivement de 12 et 15 ans, envoient un message clair : les responsables des atrocités commises pendant le conflit de 2013-2014 seront tenus personnellement responsables.

Ngaïssona et Yékatom étaient tous deux des figures de proue du mouvement Anti-Balaka, généralement interprété, à tort ou à raison, comme une mobilisation à dominante chrétienne face aux violences ayant suivi la prise de pouvoir en 2013, par la Séléka, coalition rebelle issue du nord-est du pays et recrutant majoritairement parmi les populations musulmanes. Ce qui avait commencé comme une initiative d’autodéfense s’est rapidement transformé en une violence généralisée visant les civils musulmans. Yékatom, surnommé « Rambo », a dirigé des opérations armées à la capitale, Bangui, tandis que Ngaïssona coordonnait la structure politique et organisationnelle du mouvement. Le verdict reconnaît leur responsabilité directe et leur responsabilité de commandement dans ces crimes, marquant l’un des moments les plus importants en matière de responsabilité depuis le début du conflit.

Au-delà des peines individuelles, cette décision revêt une signification plus large. Elle rend leur dignité aux survivants et transforme le souvenir de la violence en fondement pour la reconstruction des institutions. En effet, l’affaire fait suite à l’auto-saisine de la CPI par la RCA en 2014 est devenue l’un des procès les plus emblématiques en raison de l’utilisation de preuves numériques et de son importance symbolique pour la justice post-conflit. Pour un pays qui reste en proie à des clivages identitaires et sociaux, cette décision représente à la fois une sanction et l’espoir de briser le cycle de vengeance et de peur qui a marqué son histoire récente.

Comment la société civile a-t-elle contribué aux efforts de justice ?

La société civile a joué un rôle crucial en faisant le lien entre la justice internationale et la réalité sur le terrain. Les organisations de la société civile (OSC) locales, y compris les associations de victimes, ont été les premières à documenter les crimes, à recueillir des témoignages et à accompagner les survivants dans des procédures judiciaires souvent complexes et intimidantes. Sans leur travail, bon nombre des récits et des expériences des communautés touchées n’auraient jamais été entendus à La Haye. Leur présence a contribué à rendre le processus plus inclusif et a donné aux victimes le sentiment que la justice n’était pas rendue pour elles, mais avec elles.

Ces organisations ont instauré la confiance entre les communautés et le système judiciaire. Après des années de violence impunie, de nombreuses personnes en RCA doutaient qu’un tribunal international puisse obtenir des résultats. Les OSC et les dirigeants locaux ont contribué à expliquer le rôle de la CPI, ses procédures et ses limites. En traduisant les développements juridiques dans les langues locales et en utilisant les radios communautaires, ils ont rendu le processus compréhensible et contré la désinformation.

Les OSC ont également offert un soutien direct aux victimes en leur fournissant de l’aide juridique, des conseils et de la protection à celles qui ont témoigné. Leurs efforts ont donné aux survivants la confiance nécessaire pour s’exprimer et ont permis à leurs voix de rester au centre de la procédure.

Comment la décision de la CPI va-t-elle affecter les efforts de justice en RCA ?

Le verdict de la CPI donne un nouveau poids aux efforts déployés en matière de justice au niveau national, parce qu’il prouve que l’impunité n’est pas inévitable, puisque même les hauts responsables peuvent être tenus pour responsables. Cela renforce la crédibilité de la Cour pénale spéciale (CPS), un tribunal hybride, composé de juges nationaux et internationaux, créé et basé à Bangui pour juger les crimes graves commis depuis 2003.

Mais la décision de la CPI met également en évidence les limites du système national. La CPS est toujours confrontée à de sérieux défis : manque de ressources, longs retards et pressions politiques qui peuvent ralentir ou bloquer son travail. Ella a besoin d’un plus fort soutien de la part des bailleurs de fonds et de l’État.

Si l’élan créé par la décision de la CPI est utilisé pour renforcer les tribunaux locaux, améliorer la sécurité des juges et des victimes et accélérer les enquêtes, il pourrait contribuer à instaurer une confiance durable dans la justice nationale. Sinon, il restera un moment symbolique plutôt qu’un véritable tournant pour la justice en RCA.

Pourquoi certaines personnes remettent-elles en question l’équité de la justice internationale ?

Le verdict de la CPI a relancé un débat sensible en RCA sur la justice sélective. Beaucoup estiment que la Cour s’est principalement concentrée sur les dirigeants Anti-Balaka, tandis que les commandants de la coalition Séléka, qui ont également commis des crimes graves, restent largement épargnés. Cette perception alimente l’idée que le système judiciaire cible une communauté plus qu’une autre. Dans un pays encore divisé par des clivages religieux et politiques, de telles perceptions peuvent facilement rouvrir de vieilles blessures.

Il est vrai que deux hauts responsables de la Séléka, Mahamat Saïd Abdel Kani et Nourredine Adam, font l’objet de procédures internationales. Mais l’un des procès est toujours en cours et l’autre suspect est toujours en fuite. Pour de nombreux gens, ces procédures lentes et incomplètes renforcent le sentiment de déséquilibre amplifié par la réalité politique du pays où plusieurs anciens membres de la Séléka occupent des postes au sein du gouvernement et entretiennent des liens étroits avec la présidence. À l’approche des élections de décembre et alors que les débats publics s’intensifient aussi autour de la responsabilité des principaux acteurs de la crise de 2013, cette perception prend une dimension politique plus large.

Pour répondre à ces préoccupations, le système judiciaire, tant international que national, doit faire preuve de cohérence. Il doit communiquer clairement sur les affaires en cours, accélérer les procédures et les protéger de toute ingérence politique. Avant tout, il doit démontrer que la justice s’applique à tous, indépendamment de l’affiliation ou du statut.

Quelles sont les prochains pas pour soutenir les victimes et renforcer la paix ?

Les prochaines étapes doivent se concentrer sur les victimes et les communautés qui continuent de vivre avec les conséquences des violences du passé. La justice rendue à La Haye n’aura d’importance que si elle apporte un réel changement sur le terrain. Cela signifie qu’il faut apporter un soutien aux survivants par le biais d’une aide psychosociale, d’un accès aux soins de santé et de projets de reconstruction communautaire dans les zones qui ont été détruites pendant le conflit.

Les réparations doivent aller au-delà de la compensation financière. Elles doivent inclure des programmes collectifs de réhabilitation, d’éducation et de préservation de la mémoire afin que les communautés puissent guérir et se souvenir sans rouvrir d’anciennes divisions. Un processus judiciaire qui investit dans la santé mentale et la réconciliation locale peut contribuer à réduire le risque de vengeance et à briser le cycle de violence qui marque le pays depuis plus d’une décennie.

Enfin, la communication reste essentielle. Les populations des zones reculées doivent comprendre ce que signifie le verdict et comment il s’inscrit dans le processus plus large de reconstruction de la justice dans le pays. Cela nécessite une communication continue dans les langues locales, en utilisant des canaux fiables tels que les radios communautaires et les associations locales. Ce n’est qu’en ancrant la justice dans les réalités communautaires et en impliquant les acteurs locaux que la RCA pourra progresser vers une paix et une réconciliation véritable.