La Conférence internationale du Travail de 2025 a marqué une avancée majeure : les États se sont mis d’accord à l’unanimité sur des protections pour les travailleurs et travailleuses des plateformes numériques et ont finalisé une convention sur les risques biologiques sur le lieu de travail. Pourtant, ces progrès historiques sont intervenus dans un contexte de montée de l’autoritarisme et de détérioration de l’espace civique, les délégués ayant dénoncé de graves violations des droits du travail commises par des États répressifs. Parmi les libertés fondamentales menacées, figure le droit d’adhérer à un syndicat et de faire grève. Alors que seuls sept pays dans le monde respectent pleinement les droits des travailleurs et travailleuses, la conférence a montré que, si des progrès sont possibles, des actions beaucoup plus urgentes sont nécessaires.

Lors du vote final, le 13 juin, un événement remarquable s’est produit dans la salle de l’assemblée à Genève. Les délégués de 187 pays, représentant des systèmes politiques, des approches économiques et des traditions culturelles très divers, ont levé la main à l’unanimité pour approuver une décision historique : la 113e Conférence internationale du Travail a validé l’élaboration des toutes premières protections globales pour les nombreuses personnes dont le travail dépend des plateformes numériques dans le monde. Cette décision, qui vient couronner deux semaines de négociations finales, pourrait transformer l’avenir du travail.

La conférence s’est tenue pendant la réunion annuelle de l’Organisation internationale du Travail (OIT), l’agence des Nations unies chargée de fixer les normes internationales du travail. La conférence a cependant dû faire face à l’assaut actuel contre les libertés civiques et démocratiques. Les délégués ont saisi l’occasion pour dénoncer certains des pires pays répresseurs des droits humains dans le monde, notamment la Biélorussie, le Myanmar et l’Arabie saoudite. Cette situation a mis en lumière une tension au cœur même de la conférence : une collaboration sans précédent en faveur des droits des travailleurs et travailleuses survient à un moment où les fondements démocratiques qui rendent cette coopération possible sont gravement menacés.

Une avancée majeure pour l’économie des plateformes

Le changement a commencé discrètement, par un vote de procédure que peu de personnes en dehors des cercles diplomatiques de Genève ont remarqué. Pour la première fois en 106 ans d’existence, l’OIT a décidé d’élaborer des normes internationales spécifiques et contraignantes pour les travailleurs et travailleuses des plateformes.

Il ne s’agit pas d’un simple progrès bureaucratique. Sous l’impulsion des progrès technologiques, les travailleurs et travailleuses des plateformes, qu’il s’agisse de livreurs ou livreuses à domicile, de chauffeurs de taxi à la demande ou d’opérateurs ou opératrices de saisie de données, représentent une part croissante de la main-d’œuvre mondiale. Souvent décrits comme faisant partie de l’économie des petits boulots, ou « gig economy », ces personnes voient leur travail réparti et contrôlé par l’intermédiaire de plateformes en ligne. Les entités qui les emploient, des géants de la tech valorisés à des centaines de milliards de dollars, soutiennent généralement que ces travailleurs et travailleuses ne sont pas leurs salariés mais des entrepreneurs indépendants fournissant des services. Cela signifie qu’ils ou elles ne bénéficient pas des protections du travail établies, telles que les indemnités de maladie, les congés payés et le droit de grève.

Il est prévu de finaliser lors de la conférence de 2026 une Convention sur le travail décent dans l’économie des plateformes, un traité contraignant que les États seront ensuite invités à ratifier, ainsi qu’une Recommandation, un texte non contraignant qui offre des conseils pour sa mise en œuvre. Ensemble, ces textes établiront des droits fondamentaux pour ces travailleurs et travailleuses : ils porteront sur une rémunération équitable, la protection sociale, la santé et la sécurité au travail, ainsi que la protection des données et de la vie privée. Pour celles et ceux dont l’emploi peut être résilié par des systèmes automatisés, dont chaque mouvement est suivi par GPS et dont les revenus fluctuent en fonction de décisions algorithmiques opaques (comme les chauffeurs d’Uber dont l’entreprise est accusée de réduire la rémunération pour augmenter ses profits), ces protections pourraient faire une réelle différence.

Avec la transformation rapide des lieux de travail par l’intelligence artificielle, le moment est crucial. La question n’est plus de savoir si l’IA va remodeler le travail, mais dans quelle mesure les travailleurs et travailleuses auront leur mot à dire dans cette transformation. Les normes élaborées aujourd’hui peuvent contribuer à faire en sorte que le progrès technologique place la dignité humaine au-dessus du profit des entreprises.

Le défi de l’informalité

Parallèlement au nombre croissant de travailleurs et travailleuses des plateformes numériques, il y a beaucoup plus de personnes employées dans l’économie informelle. Ce secteur de l’économie échappe à la régulation et au contrôle de l’État. A l’échelle mondiale, plus de deux milliards de personnes travaillent dans l’économie informelle, où elles ne bénéficient d’aucune protection de base. La résolution globale adoptée par la conférence sur la formalisation du travail constitue une reconnaissance du fait que le travail décent, c’est-à-dire un travail où les droits fondamentaux sont reconnus et où les revenus permettent de répondre aux besoins essentiels, reste hors de portée tant que l’informalité persiste à grande échelle.

La résolution vise des groupes tels que les travailleuses domestiques et soignantes, les ramasseurs de matériaux recyclables et les mineurs, qui travaillent souvent dans des conditions dangereuses pour des salaires de subsistance. Elle appelle à l’élaboration de stratégies nationales pour s’attaquer aux causes structurelles du travail informel : le non-respect du cadre juridique, le crime organisé, la stigmatisation sociale et les systèmes de santé déficients. Elle reconnaît également que le travail informel ne se limite pas aux pays du Sud, compte tenu du nombre croissant de travailleurs et travailleuses précaires de l’économie des petits boulots dans les pays du Nord.

La résolution met l’accent sur ce qu’elle appelle les « droits habilitants », la liberté d’association et la négociation collective, en tant que conditions préalables à la protection des travailleurs et travailleuses. Elle reconnait le droit des personnes à pouvoir adhérer à des syndicats et à prendre part à leurs actions. Cet accent mis sur la liberté d’association est plus que pertinent : partout où les libertés civiques fondamentales sont menacées, les travailleurs et travailleuses se voient privés du pouvoir d’agir collectivement pour améliorer leurs conditions de travail.

Protéger le lieu de travail contre les pandémies

Une autre avancée majeure a été adoptée en réponse à une tragédie aggravée par les échecs des gouvernements et du secteur privé. La Convention 192, la toute première norme mondiale pour la protection des travailleurs et travailleuses contre les risques biologiques, représente un engagement collectif : faire en sorte que les catastrophes vécues sur les lieux de travail pendant la pandémie de COVID-19 ne se reproduisent jamais.

Pendant la pandémie, des professionnels de la santé sont morts d’infections évitables alors que de nombreux gouvernements n’ont pas su fournir d’équipement de protection adéquat et que certaines entreprises n’y ont vu qu’une opportunité de profit, voire de corruption. Les travailleurs et travailleuses considérés comme « essentiels » sont souvent celles et ceux que la société valorise le moins sur le plan économique, notamment les nombreux travailleurs et travailleuses de la « gig economy » employés par des plateformes de livraison ayant engrangé des bénéfices records. Tout comme les caissières de supermarché et les chauffeurs de bus, ces personnes ont été contraintes de continuer à travailler sans protection suffisante, s’exposant constamment au virus. Même lorsque des entités employeuses ont essayé de mettre en place des mesures de sécurité strictes, elles ne disposaient pratiquement d’aucune orientation internationale.

La Convention 192 fournit désormais ces orientations. Elle exige que les entités employeuses collaborent avec leurs membres du personnel pour mettre en œuvre des mesures de prévention, et exige des gouvernements qu’ils élaborent des politiques nationales incluant l’évaluation des risques, des systèmes d’alerte précoce et des protocoles d’intervention en cas d’urgence. Son champ d’application dépasse largement la seule préparation aux pandémies : elle reconnaît que les menaces biologiques, qu’il s’agisse d’accidents de laboratoire ou de défaillances dans la gestion des déchets, sont présentes sur de nombreux lieux de travail.

En complément de la convention, une Recommandation fournit des orientations essentielles pour la mise en œuvre, couvrant des aspects tels que les voies de transmission aérienne ou encore la protection des travailleurs et travailleuses qui signalent des conditions de travail dangereuses. Ensemble, ces textes juridiques proposent une approche globale qui considère la sécurité biologique comme un droit fondamental sur le lieu de travail et non comme une option secondaire.

Des droits attaqués

Malgré ces avancées, la réalité est sombre : de nombreux droits sont bafoués, ce qui compromet sérieusement leur mise en œuvre. L’Indice des droits dans le monde 2025 de la Confédération Syndicale Internationale (CSI) indique qu’une attaque mondiale coordonnée contre les droits des travailleurs et travailleuses a atteint un niveau critique. Seuls sept des 151 pays étudiés obtiennent les meilleures notes en matière de protection des droits des travailleurs et travailleuses. Les notes moyennes se sont détériorées dans trois des cinq régions du monde, l’Europe et les Amériques enregistrant leurs pires résultats depuis plus de dix ans.

Les États criminalisent de plus en plus les organisations de la société civile en les accusant d’agir pour des intérêts étrangers dès lors qu’elles reçoivent des financements internationaux. Les syndicats ainsi que les groupes de défense des travailleurs et travailleuses sont directement visés. Les gouvernements ont recours à des tactiques répressives telles que la violence physique contre les syndicalistes, la détention arbitraire de dirigeants syndicaux et la suppression systématique des grèves.

Lorsque les États s’attaquent aux droits des travailleurs et travailleuses, cela s’accompagne souvent d’une atteinte à la liberté des médias, à l’indépendance de la justice et à l’intégrité des processus électoraux. Les dirigeants politiques populistes de droite, et les milliardaires avec lesquels ils sont généralement alignés, considèrent de plus en plus les syndicats comme une menace inacceptable à leur programme économique et politique.

Dans ce contexte global préoccupant, les moments les plus marquants de la conférence ont été ceux où des délégations ont directement affronté les régimes autoritaires. Dans une série d’interventions sans précédent, les délégués ont démontré que la communauté internationale disposait des mécanismes nécessaires pour lutter contre les violations systématiques des droits humains et qu’elle était disposée à les utiliser.

Le Myanmar a fait l’objet d’une sanction rare et grave : l’invocation de l’article 33 de la Constitution de l’OIT. Cet article s’applique lorsqu’un État membre de l’OIT ne respecte pas les recommandations d’une Commission d’enquête ou de la Cour internationale de justice. Dans le cas présent, la junte militaire du Myanmar refuse systématiquement d’appliquer les recommandations visant à mettre fin au travail forcé et au travail des enfants, à cesser de recourir à la torture et à la violence à l’encontre des responsables syndicaux, et à libérer sans condition tous les syndicalistes détenus en abandonnant les poursuites engagées à leur encontre. La résolution, la troisième seulement dans l’histoire de l’OIT, exhorte les gouvernements, les entreprises et les syndicats du monde entier à rompre les liens économiques qui soutiennent ce régime.

La Biélorussie, l‘État le plus autoritaire d’Europe, était également à l’ordre du jour de la réunion. Les délégués ont entendu des témoignages glaçants sur la liquidation de tous les syndicats indépendants. Les dirigeants syndicaux ont été qualifiés d’ « extrémistes », emprisonnés pour des motifs politiques et contraints à l’exil. Les syndicats ont été dépouillés de leur capacité d’action politique.

Même la Hongrie, membre de l’Union européenne, a été condamnée pour ses attaques contre les droits syndicaux, menées à travers la surveillance des militants et des manipulations législatives. La suppression de la collecte automatique des cotisations syndicales sur les feuilles de paie, un changement apparemment technique, a entraîné l’effondrement du taux d’adhésion et des ressources des syndicats, démontrant comment les droits peuvent être démantelés en silence par des manœuvres bureaucratiques.

Certains des témoignages les plus poignants de la réunion ont porté sur le traitement abusif des travailleurs migrants par l’Arabie saoudite. Les représentants des travailleurs et travailleuses ont fait état d’un système de travail forcé, de vol de salaires, d’abus physiques et sexuels et de racisme, qui s’apparente à de l’esclavage moderne. Alors que l’Arabie saoudite s’apprête à accueillir la Coupe du monde de football en 2034, il est temps d’attirer l’attention de la communauté internationale sur cette souffrance systématique.

L’écart entre les engagements et leur application

Sur fond de répression généralisée, le deuxième forum annuel de la Coalition mondiale pour la justice sociale, qui s’est tenu parallèlement à la Conférence internationale du Travail, a incarné à la fois les promesses et les limites du processus de l’OIT. Depuis son lancement en 2023, la Coalition a réuni des gouvernements, des entités employeuses, des organisations de travailleurs et travailleuses et des institutions internationales dans le but de placer la justice sociale au cœur des politiques publiques.

Cependant, le forum a également mis en évidence le fossé entre les déclarations faites à Genève et les réalités sur le terrain. La ratification de la convention 192 de l’OIT prendra probablement des années et l’on peut s’attendre à ce qu’elle se heurte à une forte résistance politique interne de la part des entreprises et des politiciens qui s’attaquent systématiquement aux droits des travailleurs et travailleuses. La convention sur les normes applicables au personnel des plateformes ne sera finalisée qu’en 2026 et, même dans ce cas, il faudra que les États la ratifient.  Ce scénario est peu probable dans les États qui criminalisent les actions en faveur des droits des travailleurs et travailleuses.

Les résolutions de la conférence contre les États autoritaires se heurtent à une limite fondamentale du droit international : leur application repose sur la coopération volontaire des États concernés. Or, les gouvernements qui violent systématiquement les droits humains sont particulièrement habiles pour ignorer les critiques internationales. La junte militaire du Myanmar, la dictature enracinée en Biélorussie et la monarchie autocratique d’Arabie saoudite font preuve d’un mépris total à l’égard de la pression internationale, ce qui laisse entendre que la condamnation morale ne suffira pas à les faire changer.

Et pourtant, la conférence de 2025 a prouvé que, même en période troublée pour la démocratie et le multilatéralisme, la coopération internationale peut encore franchir des étapes positives. L’adoption à l’unanimité des protections des personnes travaillant pour les plateformes et des normes relatives aux risques biologiques montre que des valeurs humaines partagées peuvent transcender les divisions géopolitiques. Ces normes essentielles peuvent servir de point de ralliement pour un plaidoyer continu.

La question est maintenant de savoir si ces progrès réalisés à Genève survivront à leur retour dans les pays. Cela dépendra de la volonté des gouvernements d’honorer leurs engagements internationaux, de la capacité de mobilisation des travailleurs et travailleuses pour surmonter la résistance des entreprises et de la faculté de la société civile du monde entier à défendre l’espace démocratique nécessaire à la mise en œuvre des accords, face à la vague actuelle d’attaques.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Les États doivent ratifier d’urgence la convention 192 de l’Organisation internationale du Travail visant à protéger les travailleurs et travailleuses contre les risques biologiques et s’engager à la mettre pleinement en œuvre.
  • La communauté internationale doit faire pression sur les États pour qu’ils respectent les résolutions relatives au personnel des plateformes et aux travailleurs informels, et restreindre les investissements et la coopération avec les États qui bafouent systématiquement les droits des travailleurs et travailleuses.
  • La société civile, en particulier celle du Sud global, doit œuvrer pour demander des comptes aux États et aux entreprises qui ne respectent pas les droits des travailleurs et travailleuses.

Pour des entretiens ou de plus amples informations, veuillez contacter research@civicus.org

Photo de couverture par ILO/Twitter