La Coupe du monde 2022, qui débutera bientôt au Qatar, est souillée de sang et entachée d’irrégularités. Elle est organisée par un pays dont le bilan est effroyable en matière de violation des droits des travailleurs migrants, des personnes LGBTQI+, des femmes et de la société civile. Cette Coupe du monde fait partie d’une longue série de tentatives de la part d’États répressifs pour blanchir leur réputation en accueillant des événements sportifs de haut niveau. Mais l’attention mondiale – que le Qatar a volontairement recherché – s’est également retournée contre le pays. Plusieurs campagnes se sont efforcées d’utiliser cet événement très médiatisé pour mettre le gouvernement dans l’embarras quant à son bilan en matière de droits humains, notamment pour obtenir des concessions et des améliorations. Le principal défi consistera à faire en sorte que la pression ne retombe pas une fois le tournoi terminé.

La Coupe du monde 2022 est sur le point de débuter – au Qatar, remarquablement. L’événement phare du football, une fête mondiale du sport célébrée tous les quatre ans, aura lieu pour la première fois dans un pays du Moyen-Orient. Le Qatar n’est pas seulement la plus petite nation à accueillir une Coupe du monde, c’est aussi la plus chaude, ce qui a obligé à reprogrammer l’événement et à restructurer le calendrier mondial du football pour que le tournoi tombe pendant l’hiver de l’hémisphère nord plutôt que pendant l’été habituel.

La FIFA (Fédération Internationale de Football Association), instance dirigeante de ce sport au niveau mondial, a attribué les droits d’organisation au Qatar en 2010. Les raisons de cette décision restent floues, mais des allégations crédibles indiquent qu’elle impliquait des sommes d’argent considérables.

Ce qui n’est pas nouveau, c’est l’organisation d’un événement sportif majeur dans un État répressif caractérisé par un espace très limité pour la société civile et des violations généralisées des droits humains. En effet, la dernière Coupe du monde s’est déroulée en Russie. Les derniers Jeux olympiques d’hiver ont été organisés par la Chine.

Un cimetière de travailleurs migrants

La FIFA connaissait la situation de droits humains lorsqu’elle a attribué les droits d’organisation au Qatar. Elle savait également que le Qatar ne disposait pas des infrastructures nécessaires pour accueillir un événement d’une telle ampleur, ce qui impliquerait des constructions à grande échelle. La FIFA savait que l’économie du Qatar dépendait entièrement des travailleurs migrants, venus par millions du Bangladesh, de l’Inde, du Kenya, du Népal, des Philippines et du Sri Lanka, entre autres pays, et traités comme s’ils étaient remplaçables. Elle connaissait les conditions dans lesquelles se déroule la construction d’infrastructures, et qui en paierait les conséquences. Mais elle est allée de l’avant malgré tout.

Dès qu’il a été annoncé comme pays hôte, le Qatar a commencé à construire des infrastructures dédiées, comprenant non seulement huit nouveaux stades haut de gamme, mais aussi une extension de l’aéroport, un nouveau système de transports en commun, plusieurs hôtels et des kilomètres de nouvelles routes. Le coût de la réalisation de ces projets dans les délais et le budget impartis a été payé par des dizaines de milliers de vies de travailleurs migrants.

Pour de nombreux travailleurs migrants, les abus commencent avant même qu’ils ne posent le pied au Qatar : ils peuvent se voir facturer des frais de recrutement illégaux et exorbitants, suite auxquels ils s’endettent lourdement et restent asservis, dépendants de leurs employeurs, jusqu’à ce qu’ils arrivent à les rembourser.

Une fois au Qatar, ils sont soumis à des conditions de vie et de travail inhumaines et sont souvent victimes de vols de salaire. Malgré des réformes récentes, ils ont toujours du mal à changer d’emploi.

Pire encore, des milliers de personnes sont mortes au cours de la construction des infrastructures liées à la Coupe du monde – plus que lors de toutes les Coupes du monde et tous les Jeux olympiques des trente dernières années réunis. Alors même que les décès ont généralement été causés par l’épuisement, les effets du travail à des températures incroyablement élevées et les accidents, ils ont rarement fait l’objet d’enquêtes et ont presque toujours été attribués à des « causes naturelles », permettant ainsi aux employeurs d’échapper à toute responsabilité.

Les projets d’infrastructure à grande échelle vont se poursuivre. Si ceux qui ont braqué les projecteurs sur le Qatar se soucient vraiment des travailleurs migrants, ils doivent continuer à promouvoir les réformes et à surveiller leur mise en œuvre effective après la fin de la Coupe du monde.

VANI SARASWATHI

Même s’il n’y avait pas d’autres problèmes, ces décès feraient de cette coupe du monde une coupe entachée. La FIFA et le gouvernement du Qatar ont tous deux du sang sur les mains.

Les personnes LGBTQI+ dans l’ombre

Les travailleurs migrants ont payé le coût le plus cher, mais ils sont loin d’être les seuls à subir des violations flagrantes de leurs droits. La discrimination est ancrée dans le système qatari.

Le Qatar dispose encore d’un système de tutelle masculine qui prive les femmes du pouvoir de prendre des décisions fondamentales concernant leur vie : cela inclut les décisions relatives au mariage, à la santé sexuelle et reproductive, et même aux voyages.

L’existence même des personnes LGBTQI+ est criminalisée. Le Code pénal du Qatar punit sévèrement les relations sexuelles extraconjugales et les relations sexuelles consenties entre hommes. Des cas récents ont été documentés de personnes LGBTQI+ qataries arrêtées arbitrairement, détenues, battues et harcelées sexuellement. Les personnes LGBTQI+ sont contraintes de participer à des programmes gouvernementaux dits de « conversion ». Selon des rapports, certaines personnes sont aussi recrutées comme agents du gouvernement pour aider à identifier d’autres personnes LGBTQI+, et en échange elles évitent la torture. Les personnes LGBTQI+ du Qatar sont contraintes de vivre dans l’ombre.

Cette situation a également des répercussions sur les supporteurs visiteurs. Une semaine avant la cérémonie d’ouverture, une liste croissante de politiciens a exhorté le gouvernement britannique à modifier ses conseils aux voyageurs afin de mettre en garde les fans de football LGBTQI+ contre les risques liés au voyage au Qatar. Le Secrétaire d’État aux affaires étrangères britannique, James Cleverly, ne semble pas avoir pris compte de cela lorsqu’il a suggéré aux supporters LGBTQI+ qui se rendent au Qatar de « faire quelques compromis » sur leur comportement pour éviter les problèmes.

Pendant des mois, le gouvernement qatari a cherché à apaiser les inquiétudes internationales en laissant entendre que les visiteurs ne seraient pas soumis aux mêmes lois restrictives que les locaux. La Fédération anglaise de football affirme avoir reçu la garantie que les couples homosexuels ne seront pas poursuivis pour le délit de se tenir la main.

Cependant il n’a pas fallu longtemps pour que le masque tombe. Lors d’une conférence de presse à Berlin en mai 2022, l’émir du Qatar, le cheikh Tamim bin Hamad al-Thani, a prévenu que, tout en accueillant « tout le monde » à l’événement mondial, les autorités attendaient également que les gens « respectent notre culture ». Quelques jours seulement après que le ministre des affaires étrangères qatari eut insisté sur le fait que tout le monde serait le bienvenu, l’ambassadeur du Qatar pour la Coupe du monde, Khalid Salman, n’a pas pu s’empêcher de dire ce qu’il pensait vraiment en décrivant l’homosexualité comme une « maladie mentale » et un « dommage spirituel ».

En tout état de cause, les promesses selon lesquelles les visiteurs ne seront pas maltraités ne vont pas assez loin. Les activistes LGBTQI+ rejettent cette attitude sélective : ils exigent la non-discrimination sur la base de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre pour tous les habitants du Qatar, et pas seulement pour les spectateurs de la Coupe du monde qui passent peu de temps dans le pays, mais dépensent beaucoup d’argent.

En réaction, de multiples campagnes ont été lancées pour demander la modification des lois restrictives du Qatar. La pétition « Qatar : love is not a crime » (« l’amour n’est pas un crime »), est l’une des plus importantes. Elle a été lancée par Nas Mohamed, le premier Qatari LGBTQI+ à avoir fait publiquement son coming out, actuellement demandeur d’asile aux États-Unis.

De nombreuses actions ont été largement symboliques : par exemple, l’équipe de football des États-Unis a redessiné son logo pour y intégrer le drapeau de la fierté, et un groupe de fédérations de football européennes a annoncé que leurs capitaines porteraient des brassards avec un motif de cœur arc-en-ciel. Même ces petits gestes ont créé des frictions avec la FIFA, qui a des règles strictes contre ce qu’elle qualifie de questions politiques et sociales soulevées sur le terrain de jeu.

Certains des défis liés aux campagnes ont été mis en évidence en octobre, lorsque l’activiste chevronné Peter Tatchell a manifesté seul devant le Musée national du Qatar, dans la capitale, Doha, en portant un T-shirt avec le hashtag #QatarAntiGay et une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Le Qatar arrête et impose la conversion aux LGBT ». Certains y ont vu un acte de bravoure, tandis que d’autres se sont demandé si des étrangers pouvaient prétendre parler au nom des personnes LGBTQI+ locales. Cette action a mis en lumière une question difficile : comment soutenir au mieux les personnes LGBTQI+ du Qatar sans risquer de les voir subir des représailles lorsque l’attention internationale cessera de se concentrer sur leur pays ?

Pas de place pour la société civile

Les dilemmes concernant le rôle de la société civile internationale sont accentués par le fait que l’espace civique fortement restreint du Qatar empêche toute action de la société civile locale. À cause des restrictions imposées à la liberté d’association, les organisations indépendantes de la société civile nationale se consacrant à la dénonciation des violations des droits humains et à la promotion du changement sont inexistantes. Les défenseurs des droits humains sont constamment menacés de détention arbitraire et font l’objet d’interdictions de voyager qui les empêchent de collaborer avec les organismes internationaux de défense des droits humains.

Les travailleurs ne sont pas autorisés à se syndiquer. Les grèves et les manifestations sont interdites, et lorsqu’elles ont lieu malgré tout, elles sont rapidement réprimées, les participants arrêtés et placés en détention. Si les travailleurs migrants osent protester, ils peuvent être immédiatement déportés.

Les meneurs de manifestations peuvent être emprisonnés à vie. En mai 2022, le tribunal pénal a condamné trois personnes à perpétuité et une autre à quinze ans de prison pour avoir participé à des manifestations pacifiques en août 2021.

Les manifestations pacifiques des citoyens qataris à l’étranger sont également réprimées. En juillet 2022, un groupe de défenseurs des droits humains, dont le défenseur qatari des droits humains Abdullah Al-Maliki, a manifesté à Munich, en Allemagne, pour demander le respect des droits humains, la libération immédiate et inconditionnelle de tous les prisonniers politiques et l’abolition des interdictions arbitraires de voyager. Ils ont été attaqués par des groupes de citoyens qataris apparemment envoyés en Allemagne par les services de sécurité étatiques du Qatar pour saboter le rassemblement.

En avril 2022, un pseudo-procès a débuté contre Al-Maliki par contumace, le procureur demandant l’application de l’article 130 du Code pénal qui prévoit la peine de mort.

La liberté d’expression et la liberté des médias sont particulièrement limitées, car le gouvernement qatari est contre la diffusion de vérités désagréables sur le royaume. À l’approche du tournoi il y a eu des menaces contre les journalistes invités, leurs émissions étant interrompues et les journalistes se voyant contraints de supprimer des photos de leur téléphone par les services de sécurité du stade.

Des mesures ont été prises pour empêcher les journalistes internationaux de faire des reportages sur tout ce qui n’est pas strictement lié aux matchs : des règles ont été imposées pour limiter le travail journalistique à une liste spécifique de lieux.

La position officielle fait écho à celle adoptée par les dirigeants de la FIFA qui, début novembre, ont envoyé une lettre à tous les pays participants leur demandant de cesser toute discussion sur le mauvais bilan du Qatar en matière de droits humains, de respecter les différences et de « se concentrer sur le football ».

Boycotter ou pas ?

C’est l’espoir de la FIFA : qu’une fois le premier ballon botté, un public mondial de plus de 3,5 milliards de personnes se laisse à nouveau emporter par le rythme de la compétition.

Ils ont peut-être raison. Les tentatives de promotion du boycott, y compris les appels au retrait des équipes nationales de la compétition, n’ont pas abouti. Après avoir passé par le long et difficile processus de qualification, aucun pays n’allait refuser sa place à la table d’honneur et les joueurs n’allaient pas refuser une rare occasion de se tester sur la plus haute scène. L’enjeu était trop important, tant sur le plan émotionnel que financier. Bien qu’un grand nombre de Français et d’Allemands interrogés en 2022 – 39% en France et 48% en Allemagne – se soient prononcés en faveur du retrait de la compétition, ils n’ont jamais été majoritaires.

Mais même la conversation autour de cette question a peut-être eu un impact : l’UEFA (Union des associations européennes de football), organe directeur du football européen regroupant 55 associations nationales, s’est montrée alarmée. Face à la pression, elle a réagi en créant un groupe de travail chargé d’effectuer des visites dans les pays, d’évaluer la situation, de formuler des recommandations et de défendre les droits des travailleurs à l’approche de la Coupe du monde. Les rapports du groupe de travail de l’UEFA ont confirmé que certains progrès avaient été réalisés – mais ceux-ci étaient loin d’être suffisants.

Les incitations à un boycott diplomatique ne semblent pas avoir abouti non plus. Certains dirigeants mondiaux qui n’ont pas participé aux Jeux olympiques d’hiver en Chine prévoient tout de même de se rendre au Qatar qui, sans doute pas par coïncidence, pourrait être un fournisseur alternatif de gaz pour les États européens qui dépendaient jusqu’à maintenant de la Russie.

Une exception notable semble être le gouvernement du Canada, dont l’équipe s’est qualifiée pour la première fois depuis 1986. Suivant le précédent créé aux Jeux olympiques d’hiver, il a été annoncé qu’aucun représentant fédéral ne serait désigné pour y assister. Pourtant personne d’autre n’a suivi cette initiative.

En l’absence de leadership éthique de la part des gouvernements et des délégations, il revient à la société civile internationale d’essayer de maintenir la pression.

#PayUpFIFA

Depuis des années, la société civile internationale s’efforce de sensibiliser l’opinion publique à ce qu’Amnesty International appelle « la face hideuse du beau jeu ».

Pour faire pression, plusieurs syndicats mondiaux, groupes de travailleurs et organisations de défense des droits humains telles qu’Amnesty International et Human Rights Watch ont mené la campagne #PayUpFIFA. Celle-ci appelle la FIFA et l’État du Qatar à établir, en collaboration avec les travailleurs et les syndicats, un programme complet visant à offrir un recours aux travailleurs migrants et à leurs familles, y compris une compensation financière facilement accessible. Les militants ont exhorté la FIFA à réserver un montant au moins équivalent à la dotation de 440 millions de dollars US fournie aux 32 équipes qualifiées, pour qu’il soit investi dans des fonds destinés à fournir une compensation aux travailleurs ou à leurs familles et dans des initiatives visant à améliorer les protections des travailleurs.

Les militants de la société civile s’adressent également aux diplomates qui prévoient d’assister à la Coupe du monde, en leur demandant d’utiliser leur plate-forme et leur statut de protecteur pour dénoncer les violations des droits humains au Qatar.

Diverses actions symboliques ont également été menées pour attirer l’attention sur les violations des droits. En septembre, contournant les règles de la FIFA interdisant les déclarations politiques explicites, le Danemark a dévoilé ses maillots, délibérément discrets et atténués, dont un maillot entièrement noir en signe de deuil pour les vies perdues des travailleurs migrants.

En Argentine, le Centre pour l’ouverture et le développement de l’Amérique latine (CADAL), une organisation de défense des droits humains, a mené une campagne pour que l’association nationale de football demande à la FIFA l’autorisation d’ajouter au maillot le symbole des droits humains en noir en signe de deuil, et exige que les normes relatives aux droits humains fassent partie du processus de sélection des futurs hôtes de la Coupe du monde.

Les autorités locales de plusieurs villes de France, pays vainqueur de la dernière Coupe du monde, ont annoncé qu’elles s’abstiendraient de leur pratique habituelle consistant à organiser des fan zones et à projeter publiquement les matchs. Des mesures similaires ont été prises dans d’autres villes européennes.

Des réformes timides

Le Qatar semble avoir voulu le prestige international sans la dénonciation. Sheikh Tamim s’est plaint que depuis qu’il a été nommé hôte, son pays « a été soumis à une campagne sans précédent à laquelle aucun pays hôte n’a jamais été confronté ».

Il est passé complètement à côté de l’essentiel : aucun pays qui s’expose ainsi à tant d’attention internationale ne peut décider où s’orientera le regard du public. La principale différence est que le Qatar a plus de choses à cacher que la plupart des autres pays. Ce n’est pas non plus un cas de l’Occident critiquant l’Orient, comme certains ont essayé d’argumenter : il s’agit d’une campagne mondiale exigeant le respect des droits humains universels.

L’important est qu’en réponse à la pression, certaines réformes du travail limitées mais essentielles ont été introduites. Depuis 2018, les travailleurs sont autorisés à quitter le Qatar sans permis de sortie et, depuis 2020, ils peuvent changer d’emploi à tout moment sans demander l’autorisation de leur employeur. Un salaire minimum a également été introduit en 2021, ainsi que des réglementations interdisant le travail en extérieur aux heures les plus chaudes de la journée pendant l’été.

Sans doute aucun de ces changements n’aurait abouti sans une prise de conscience internationale croissante des décès de travailleurs migrants et d’autres abus, ni sans la pression qui en a résulté. Mais il n’en reste pas moins que les réformes n’ont été introduites que récemment, alors que les travaux de construction ont commencé en 2010, ce qui fait de cette Coupe du monde un événement fondé sur la misère et l’oppression.

De nombreux problèmes clés n’ont toujours pas été résolus et certaines réformes n’ont pas été pleinement mises en œuvre, tandis que d’autres ont suscité des réactions négatives de la part des employeurs. Par exemple, de nombreux cas ont été documentés où des employeurs ont exercé des représailles contre des travailleurs qui demandaient à changer d’emploi. Les travailleurs migrants restent donc dans une position vulnérable et les abus persistent. En outre, le salaire minimum, bien qu’il s’agisse d’une mesure bienvenue, est faible pour un pays dont le revenu par habitant est l’un des plus élevés au monde, et les problèmes de sous-paiement et de retard de paiement restent fréquents.

Les avancées en matière de droits sont toujours limitées quand il s’agit de dons d’en haut. Les abus ne cesseront pas tant que les travailleurs n’auront pas accès aux mécanismes principaux leur permettant d’exiger le respect des droits du travail : la syndicalisation et la grève, toutes deux actuellement illégales au Qatar.

Ses stades sont peut-être les plus futuristes du monde, mais en matière de droits du travail, le Qatar a encore beaucoup de chemin à parcourir.

Les voix de ceux en première ligne

Vani Saraswathi est rédactrice en chef et directrice de projets à Migrant-Rights.org, une organisation de la société civile basée dans la région du Golfe qui s’efforce de faire progresser les droits des travailleurs migrants dans ces pays.

 

L’économie du Qatar est fortement dépendante des travailleurs migrants, qui représentent plus de 93 % du marché du travail. Le secteur de la construction est encore plus dépendant de la main-d’œuvre migrante et, en raison de la nature du travail, l’exploitation et les violations des droits sont beaucoup plus visibles que dans les autres secteurs.

Les violations des droits se sont manifestées différemment au fil des années, avec des logements tantôt médiocres, tantôt surpeuplés, et un vol de salaires généralisé. À mesure que l’ampleur des opérations de construction s’est accrue, les entreprises ont eu recours à la sous-traitance : le recrutement, la sécurité et le bien-être des travailleurs étant administrés par les sous-traitants. Sans un mécanisme juridique efficace pour le contrôler, cela favorisait la corruption.

L’une des principales réformes récentes a été la suppression de l’obligation pour les travailleurs étrangers de demander un permis de sortie pour quitter le Qatar.

Un autre changement important a été la suppression de l’exigence d’un certificat de non-objection. Cela signifie que tous les travailleurs, y compris les travailleurs domestiques, sont autorisés à changer d’emploi à tout moment de leur contrat de travail. Cette mesure a suscité une réaction forte et une nouvelle exigence a été introduite : pour passer par le processus en ligne de changement d’emploi, les travailleurs doivent soumettre une lettre de démission tamponnée par leur employeur. Cette lettre est devenue de facto un certificat de non-objection.

Un salaire minimum non discriminatoire a également été introduit. C’est un salaire bas, mais il s’agit tout de même d’un salaire minimum. En outre, dans tous les pays du Golfe, un système a été mis en place pour que tous les travailleurs soient payés par voie électronique. Ce système vise à empêcher le non-paiement de salaires, mais ça a échoué à plusieurs reprises. Le système devrait permettre de repérer rapidement les cas de non-paiement, de les rectifier et de tenir l’employeur redevable – mais il ne le fait pas. Les cas de non-paiement surviennent généralement lorsque des travailleurs qui n’ont pas été payés depuis plusieurs mois déposent une plainte.

Des comités mixtes direction-travailleurs ont été autorisés dans les entreprises. Cette mesure a été présentée soit comme une étape vers l’autorisation de la syndicalisation, soit comme un substitut à celle-ci. Mais le niveau de pouvoir entre les deux groupes est tellement inégal qu’il y a très peu de possibilités de négociation collective. Bien que ces comités mixtes aient des représentants élus, ces comités ne ressemblent en rien à des syndicats.

Le problème au Qatar est que les lois et les réformes ont été mises en œuvre uniquement en réponse aux critiques. Cette fois-ci, c’était en réponse à l’attention portée par les organisations internationales en raison de la Coupe du monde. Ces types de réformes restent problématiques, et elles tendent à ne pas être appliquées.  Les réformes ne sont pas le résultat d’un dialogue avec les parties prenantes principales, à savoir les employeurs et les travailleurs, ni d’une compréhension du système sur le terrain.

L’application de la loi est difficile parce que les employeurs locaux sont réticents : ils estiment que les droits des travailleurs ont un coût trop lourd à payer. Le gouvernement n’a pas essayé d’échanger avec les parties prenantes sur le terrain, et aucune réforme ne sera possible sans eux.

Le Qatar doit veiller à ce que les travailleurs reçoivent leur salaire et une compensation équitable, ainsi qu’à ce que personne ne quitte le pays en détresse. Sinon, les violations des droits continueront à se produire, et cela est injuste. Au moins, j’espère que le gouvernement se rendra compte que même lorsque la Coupe du monde sera terminée, il ne veut pas de ce genre de mauvaise publicité.

 

Ceci est un extrait édité de notre conversation avec Vani. Lisez l’entretien complet (en anglais) ici.

Autobuts

Le football a longtemps été utilisé par les puissants à leurs propres fins politiques. La Coupe du monde 1978 en Argentine en est un exemple tristement célèbre : elle s’est déroulée pendant la dictature la plus sanglante de l’histoire du pays et a été utilisée par la junte militaire pour consolider son pouvoir et détourner l’attention de la torture, des meurtres et des disparitions forcées.

Avec des conséquences moins dommageables, les gouvernements démocratiques cherchent souvent à tirer un avantage politique des grands événements sportifs, que ce soit du prestige de les accueillir ou de la reconnaissance qui découle d’un succès sur le terrain de sport. De nombreux gouvernements espèrent sans doute du succès dans le tournoi dans l’espoir que cela déclenche un élan de fierté nationale et détourne l’attention des difficultés économiques.

Mais aussi facilement qu’il ne peut être manipulé politiquement, un sport mondial comme le football peut être transformé en source de résistance et incitation à l’action collective. Considérez, par exemple, le rôle joué par les fans de football dans la révolution égyptienne de 2011 : en s’appuyant sur des routines de solidarité et d’organisation déjà bien établies, ce sont eux qui ont rendu possible l’occupation durable de la place Tahrir.

Les efforts de blanchiment peuvent être renversés. Après s’être placé au centre de l’attention mondiale, le Qatar ne peut plus empêcher les activistes d’utiliser cette même attention pour mettre en évidence ses violations des droits humains, pour obtenir des concessions et pousser à de nouveaux changements. La logique de cette démarche a été mise en évidence par un journaliste danois qui a récemment été « interrompu par erreur » par des officiels qataris pendant un reportage en direct des rues de Doha : « Vous avez invité le monde entier à venir ici, pourquoi est-ce que nous ne pouvons pas filmer ? ». Le défi consistera à maintenir cette pression une fois que la dernière caméra de télévision aura été éteinte après la finale du 18 décembre.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Le gouvernement du Qatar doit faire respecter les libertés civiques fondamentales d’association, de réunion pacifique et d’expression.
  • Le gouvernement du Qatar doit poursuivre la réforme de son droit du travail pour permettre la syndicalisation et reconnaître le droit de tous les travailleurs, y compris les travailleurs migrants, à faire grève sans l’approbation du gouvernement.
  • La FIFA doit mettre en œuvre une évaluation obligatoire du respect des droits humains, en consultation avec la société civile, avant d’attribuer les futurs droits d’organisation de la Coupe du monde.

Illustration de couverture par CIVICUS