ODD : la responsabilité en danger
Le dernier rapport annuel des Nations unies sur les objectifs de développement durable (ODD) a révélé que de nombreux États qui restreignent la société civile et répriment les droits humains ont participé à un exercice de relations publiques pour vanter leurs réussites dans la mise en œuvre des ODD. De façon révoltante, Israël a affirmé respecter la promesse des ODD de « ne laisser personne de côté » tout en commettant un génocide. Cette réunion a illustré comment l’exclusion de la société civile, tant au niveau national que mondial, signifie que l’accent mis par les ODD sur les droits humains et la justice sociale est en train de se perdre. Alors que les ODD font l’objet de nouvelles attaques politiques, menées par l’administration Trump, la société civile doit être reconnue comme un véritable partenaire.
Cette année, l’examen des objectifs de développement durable (ODD) par les Nations unies (ONU) a donné lieu à un déni de réalité saisissant. Un État qui commet actuellement un génocide a occupé le devant de la scène lors d’un grand forum mondial sur le développement pour affirmer qu’il défendait le principe de « ne laisser personne de côté ». Le rapport d’Israël a offert un exemple particulièrement frappant de la manière dont les États font semblant de respecter les principes de justice sociale tout en attaquant les droits humains.
Dix ans après que tous les États membres de l’ONU ont adopté les 17 ODD, un ensemble d’objectifs progressistes visant à améliorer la vie humaine et à protéger la planète, ils se sont réunis au siège de l’ONU à New York, du 14 au 23 juillet, pour leur réunion annuelle afin d’évaluer les progrès accomplis. Le Forum politique de haut niveau (FPHN) a vu 35 États présenter leurs Examens nationaux volontaires (ENV), dans lesquels ils rendent compte de leurs progrès dans la mise en œuvre des ODD.
Mais au milieu des processus bureaucratiques de l’ONU et de la propagande flagrante des États, les objectifs progressistes des ODD ont souvent été perdus de vue. Plusieurs États qui ont présenté des rapports cette année ne font rien pour respecter les droits humains ; ils les répriment.
Le problème d’un processus qui donne la parole aux États pour vanter leurs réalisations et réussites a été illustré lorsque Israël a présenté son rapport, affirmant se concentrer sur les communautés marginalisées alors qu’il mène ce qu’un rapporteur spécial de l’ONU qualifie de nettoyage ethnique. Étonnamment, Israël a fait état de ses efforts pour améliorer la sécurité alimentaire alors même qu’il utilise la famine comme arme de guerre contre les Gazaouis, provoquant ce que les responsables de l’ONU qualifient de « famine potentiellement catastrophique ».
Il s’agit là de la plus forte démonstration d’hypocrisie, mais ce n’est pas la seule. L’État autoritaire de Biélorussie, qui compte de nombreux prisonniers politiques, a proclamé ses réalisations et réussites tout en rejetant la responsabilité de ses lacunes sur les « mesures coercitives unilatérales » prises par les États occidentaux en représailles à son soutien à la Russie. Le Salvador a vanté sa « transformation globale » sous le régime de plus en plus autocratique du président Nayib Bukele, qui a opportunément attendu la fin du sommet pour annoncer la suppression de la limitation du nombre de mandats présidentiels. L’Inde, dont le gouvernement dénigre la société civile, a affirmé « élaborer des stratégies en partenariat » avec celle-ci.
La société civile : le partenaire manquant
Le problème va bien au-delà de l’hypocrisie des États. La société civile, censée être un partenaire clé dans la réalisation des ODD, est systématiquement exclue d’une participation réelle et significative.
Les ODD doivent beaucoup à la persévérance de la société civile, qui a porté leur élaboration. L’Objectif 17 reconnaît l’importance des partenariats avec la société civile pour atteindre tous les objectifs, tandis que l’Objectif 16, consacré à la paix, à la justice et à des institutions efficaces, reconnaît la nécessité de respecter les libertés fondamentales, notamment la liberté d’association, d’expression et de réunion pacifique, qui définissent l’espace civique. L’un des indicateurs de l’objectif 16 (le nombre de défenseurs des droits humains, de travailleurs des médias et de syndicalistes tués, enlevés, disparus, détenus arbitrairement et torturés) montre clairement pourquoi les libertés civiques sont importantes.
Pourtant, la tendance mondiale est à la régression. Dans la décennie qui a suivi l’adoption des ODD, l’espace civique s’est détérioré dans le monde entier. Plus de 70% de la population mondiale vit aujourd’hui dans des pays où l’espace civique est régulièrement réprimé. Parmi les 35 pays ayant présenté des ENV cette année, seuls cinq disposent d’un espace civique ouvert. À l’inverse, 24 pays soumettent les libertés civiles à de sévères restrictions.
Les ENV ne peuvent donner une image fidèle des progrès réalisés en matière de développement que s’ils sont rédigés dans le cadre d’un processus consultatif, permettant à la société civile de partager son point de vue sur les réussites, les défis et les solutions. Or, cela est impossible dans les pays où la société civile indépendante est régulièrement sanctionnée lorsqu’elle pose des questions au gouvernement ou critique son action.
Les restrictions pesant sur l’espace civique au niveau national se reflètent dans le rôle extrêmement limité que la société civile joue dans les processus liés aux ODD, et plus largement dans le système onusien. Bien qu’il soit reconnu comme une bonne pratique pour les États de consulter la société civile avant de rédiger leurs rapports nationaux volontaires, et d’inclure des représentants de la société civile en tant qu’experts indépendants dans leurs délégations au FPHN, très peu le font.
Obstacles à l’accès et crise du financement
Pour la société civile, se rendre à New York relève déjà du défi. Parmi les problèmes rencontrés, citons les délais d’inscription très courts, les frais de voyage élevés, l’opacité des décisions concernant le soutien de l’ONU et les difficultés à obtenir un visa pour entrer aux États-Unis. L’accès au territoire américain est devenu bien plus difficile sous la deuxième administration Trump, et les militants doivent désormais évaluer les risques d’une éventuelle détention et expulsion si, par exemple, leur historique sur les réseaux sociaux est examiné à leur arrivée.
À ces obstacles s’ajoute une crise du financement de la société civile qui ne cesse de s’aggraver. La destruction rapide par Trump de ce qui était la plus grande agence d’aide au monde en est un exemple, mais d’autres États donateurs qui soutenaient autrefois la société civile procèdent également à des coupes budgétaires drastiques, notamment les Pays-Bas, la Suède et le Royaume-Uni sous l’effet de l’influence croissante du nationalisme et du basculement vers des dépenses militaires.
Ce désengagement fragilise l’avenir de nombreuses organisations de la société civile (OSC) et complique leur participation à des événements internationaux. En conséquence, seules les OSC les plus importantes et les plus riches peuvent maintenir une présence stable à New York. Cela signifie que lorsque les membres des groupes exclus du Sud global ont la possibilité de s’exprimer, leur participation peut sembler symbolique.
Les représentants de la société civile qui parviennent à participer peuvent aussi subir des intimidations. Ces dernières années, des États auraient pris pour cible des représentants de la société civile qui, lors du FPHN, remettaient en cause les rapports officiels ou présentaient des données alternatives. Des cas de menaces et de surveillance ont été signalés en amont des sessions. Certaines OSC se sont senties contraintes de se retirer des processus de l’ONU à mesure que l’espace civique se dégradait dans leur pays. Cette année, plusieurs participants de la société civile ont déclaré se sentir mal à l’aise à l’idée de citer des pays spécifiques lors de la session d’ouverture. Tout cela encourage l’autocensure et réduit encore davantage l’espace d’expression.
Il revient à l’ONU d’essayer d’empêcher cela. Mais au lieu de jouer un rôle facilitateur lors de l’événement de cette année, les agents de sécurité de l’ONU auraient contrôlé la tenue des participantes issues d’OSC de défense des droits des femmes, leur demandant de retirer les foulards qu’elles portaient en signe de protestation symbolique. La société civile reproche également à l’ONU de ne pas la protéger suffisamment contre les représailles.
La crise du financement risque de réduire encore plus l’espace de participation de la société civile. L’ONU réduit déjà les sessions du Conseil des droits de l’homme, par exemple, dans le cadre de ses mesures d’austérité. Cette décision est prise au nom de l’efficacité, mais en excluant davantage la société civile, elle risque au contraire de rendre les processus de l’ONU moins efficaces.
Les ODD sous le feu des critiques politiques
La réduction de l’espace accordé à la société civile intervient à un moment où les ODD font l’objet d’attaques politiques sans précédent. Ils sont censés être atteints d’ici 2030, mais ils sont loin d’être réalisés : seuls 17% des objectifs sont en bonne voie.
Le financement est un défi majeur : la récente réunion sur le financement du développement n’a pas permis de débloquer la situation, les propositions de la société civile ayant été écartées en amont. Le déficit de financement des ODD est estimé entre 2500 et 4000 milliards de dollars par an. Les États n’ont cessé de rompre leurs promesses en matière de financement.
Ces échecs cachent des problèmes politiques plus profonds. Les décisions de financement reflètent les virages populistes et nationalistes dans de nombreux pays, qui poussent vers l’autocratie et un recul du multilatéralisme. Le consensus qui avait permis l’adoption unanime des ODD en 2015 n’existe plus aujourd’hui. Des années de théories conspirationnistes et de désinformation en ligne accusant les ODD de servir un complot sinistre visant à instaurer un nouvel ordre mondial, ont laissé leur empreinte.
Comme pour le financement, l’administration Trump mène la contre-offensive. En mars, le gouvernement américain a déclaré qu’il « rejetait et dénonçait » les ODD, en particulier en raison de l’accent mis sur le climat et le genre. D’autres gouvernements pourraient suivre son exemple, sapant ainsi le caractère universel des objectifs. En avril, le président du Costa Rica, Rodrigo Chaves, a publié un décret pour se retirer des ODD, bien que son gouvernement soit depuis revenu sur cette décision.
Ces défis politiques ont fait que, pour la deuxième année consécutive, la déclaration ministérielle finale du FPHN n’a pas été adoptée par consensus, comme le veut la coutume à l’ONU, mais à l’issue d’un vote controversé. Israël et les États-Unis se sont joints pour voter contre son adoption, tandis que l’Iran et le Paraguay se sont abstenus. D’autres États ont pris la parole pour se dissocier de certains termes de la déclaration.
Certaines parties de la déclaration ont également fait l’objet de votes controversés. Ce qui, en 2015, aurait été un paragraphe incontesté reconnaissant l’interdépendance du développement, de la paix, des droits humains et de la bonne gouvernance, a été soumis au vote. Israël et les États-Unis ont voté contre et, fait troublant, 36 autres États se sont abstenus. Les références aux droits des femmes, y compris les droits reproductifs, et aux droits des travailleurs, ont également été contestées.
La société civile appelle à des réformes
La société civile réagit en cherchant à améliorer la collaboration et la coordination entre les organisations. Pour lever les obstacles liés aux déplacements, elle demande que les sessions soient organisées à tour de rôle dans des pays plus facilement accessibles pour les acteurs de la société civile du Sud global, et que la participation en ligne soit élargie.
Les groupes de la société civile se sont rassemblés au sein de l’initiative UNMute, qui a obtenu le soutien de plus de 50 États, afin de formuler une série de recommandations concrètes visant à améliorer l’accès de la société civile à l’ensemble des instances de l’ONU. Ces recommandations comprennent la nomination d’un envoyé spécial de l’ONU pour la société civile, l’amélioration des procédures de visa pour les membres issus de la société civile du Sud global, et la création d’une Journée internationale de la société civile.
Mais des changements internes plus profonds sont également nécessaires. Les examens nationaux doivent être beaucoup plus participatifs et axés sur la critique constructive et la responsabilité réelle. Même dans les pays disposant d’un espace civique relativement ouvert, les États sélectionnent souvent eux-mêmes les personnes qu’ils consultent, et les groupes de base qui sont en première ligne pour apporter de réels changements ignorent parfois que ces examens ont lieu. Une fois les rapports terminés, ils n’existent souvent que sur le papier, sans suivi et sans véritable dialogue des gouvernements avec la société civile sur la mise en œuvre des recommandations.
La société civile produit des rapports parallèles, mais aucun espace officiel ne leur est réservé. Au mieux, ils sont présentés lors d’événements organisés en marge. Or, il ne faudrait pas laisser les États corriger leurs propres copies, et la société civile demande que ces rapports parallèles soient intégrés dans les rapports officiels.
Il est temps de placer les droits humains au centre
Le caractère progressiste des ODD est en train de se perdre : les États adoptent au mieux des approches technocratiques du développement qui privilégient le contrôle plutôt qu’un véritable partenariat. Les objectifs ont peut-être été adoptés à l’issue d’un processus consultatif, mais la manière fondamentalement étatique dont ils sont mis en œuvre et évalués met en évidence les faiblesses des accords internationaux dépourvus de mécanismes de responsabilité démocratique adéquats. La société civile, qui offre une coopération de terrain et un regard critique, reste l’élément manquant.
Il n’y a pas de développement sans droits humains. Les États peuvent imposer des programmes qui apportent certains avantages matériels, mais ceux-ci ont peu de chances d’atteindre les groupes exclus et peuvent être supprimés à tout moment s’ils ne reposent pas sur des droits fondamentaux. Le développement imposé d’en haut menace les droits humains lorsque les projets d’infrastructure déplacent des communautés et dégradent l’environnement local, et lorsque ceux qui dénoncent ces problèmes sont réprimés. Les efforts de développement sont couronnés de succès lorsque les populations ont la possibilité d’exprimer leurs besoins, de contester les interventions indésirables de l’État et de contrôler l’utilisation des financements.
Les dix années d’expérience des ODD ne font que souligner la nécessité de véritables partenariats de développement qui font progresser les droits humains et la justice sociale, fondés sur le respect de la société civile et de l’espace civique. Les États qui se disent attachés aux droits humains devraient montrer l’exemple en ouvrant à la société civile leurs processus liés aux ODD.
NOS APPELS À L’ACTION
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Les gouvernements devraient consulter la société civile et intégrer des données désagrégées ainsi que des données produites par les citoyens lors de la préparation des examens nationaux volontaires, et permettre à la société civile de présenter des rapports parallèles lors du Forum politique de haut niveau.
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Les Nations unies devraient rendre obligatoire la vérification indépendante des examens nationaux volontaires et la triangulation des données gouvernementales avec les données fournies par la société civile et les citoyens.
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Les Nations unies doivent promouvoir activement leur Note d’orientation sur la protection et la promotion de l’espace civique afin de permettre une participation de la société civile à la fois sûre et efficace.
Pour toute demande d’entretien ou pour plus d’informations, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture par Global Call to Action Against Poverty/Twitter