À l’approche de la mi-parcours des objectifs de développement durable (ODD), il est clair que les progrès demeurent loin d’être au rendez-vous. À la suite de plusieurs crises, l’envisagement de nouvelles manières de financer les ODD a pris de l’élan. La réforme des institutions financières internationales telles que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale est de plus en plus à l’ordre du jour. La société civile est une source d’idées de réforme et s’efforce de faire progresser les ODD, mais les restrictions croissantes de l’espace civique et la montée en puissance du complotisme la freinent. Les États doivent permettre à la société civile de jouer pleinement son rôle afin de rendre possible leur coopération et faire avancer le changement.

L’optimisme partagé en 2015 lorsque les dirigeants des 193 États membres de l’Organisation des Nations unies (ONU) se sont réunis pour approuver l’Agenda 2030 – un plan mondial pour la paix et la prospérité – semble maintenant lointain. Le plan énonçait 17 objectifs de développement durable (ODD), une série complète d’engagements visant à garantir le progrès social, l’avancement économique et la durabilité environnementale.

Presque à mi-parcours, les crises successives – notamment la pandémie, les effets croissants du changement climatique, et de nombreux conflits, dont la guerre de la Russie contre l’Ukraine, qui a eu des répercussions économiques mondiales – affaiblissent l’espoir d’atteindre ces objectifs. À l’échelle mondiale, la pauvreté, la faim et les inégalités ne diminuent pas ; elles augmentent.

Les pays les plus touchés sont ceux qui étaient déjà plus défavorisés. C’est ce que l’on a pu constater pendant la pandémie : tandis que les pays riches ont utilisé leurs ressources pour atténuer les chocs économiques et vacciner les populations précocement, les pays plus pauvres ne pouvaient pas faire de même.

Le temps presse : les États du Sud global exigent de plus en plus de réformes substantielles qui permettent d’accéder aux ressources nécessaires à la réalisation des ODD.

Le financement mondial remis en question

Mia Mottley, première ministre de la Barbade, mène la charge. Lors du dernier sommet mondial sur le climat, la COP27, Mme Mottley a été l’une des premières à demander une refonte du système financier mondial. Elle réclamait l’augmentation de la capacité de financement de la résilience au changement climatique au sein d’institutions telles que la Banque mondiale.

La COP27 s’est enfin engagée à créer un fonds de compensation des pertes et dommages causés par le changement climatique – une demande de longue date de la société civile et des États du Sud. La question du financement des pertes et dommages ainsi que de l’adaptation au changement climatique et de la réduction des émissions deviennent donc de plus en plus urgentes, d’autant plus que les objectifs en matière de financement de la lutte contre le changement climatique n’ont jamais été atteints.

Actuellement, l’inflation mondiale élevée fait grimper les taux d’intérêt, ce qui constitue une autre urgence. Il s’agit d’une question cruciale pour les nombreux pays du Sud accablés par des niveaux élevés de dette dont les créanciers sont généralement des prêteurs multilatéraux ou d’autres États. À l’heure actuelle, 52 États du Sud sont en situation de surendettement ou risque élevé de surendettement, ce qui signifie qu’ils sont incapables ou potentiellement incapables d’honorer leurs engagements en cette matière. Il a été établi l’année dernière que 22 de ces États se trouvaient en Afrique, ce qui représente un 40 % des pays africains. Le service de la dette, sans parler de son remboursement, peut entraîner des coupes dans les services publics et des politiques d’austérité qui touchent plus durement les plus pauvres. Cela éloigne les pays de la réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement.

Il doit y avoir une autre solution. Le mois d’avril a vu le lancement de l’initiative Bridgetown 2.0, un appel conjoint des Nations Unies et du gouvernement de la Barbade en faveur d’un plan de relance à grande échelle des ODD. Cela permettrait aux pays affectés par des problèmes de dette et de liquidité d’investir dans les ODD. L’initiative préconise également une réforme à long terme du système financier international.

Une dynamique de re-imagination des institutions financières internationales se met aussi en place, en particulier concernant le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, créés pour promouvoir la stabilité et la reconstruction de l’économie après la Seconde Guerre mondiale. Ces institutions sont accusées de ne pas s’être adaptées à l’évolution des temps et d’entraver le développement durable au lieu de le favoriser. Or, leur impact pourrait être transformateur si elles étaient mises au service de la lutte contre la crise climatique et de la réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement.

Il y a une grosse marge d’amélioration. Le FMI est depuis longtemps critiqué en raison de son insistance auprès des gouvernements pour qu’ils adoptent des politiques d’austérité en échange de ses prêts, comme ceux accordés récemment à l’Argentine, au Sri Lanka et à la Zambie. L’année dernière, Oxfam a constaté que 13 des 15 programmes de prêts COVID-19 du FMI négociés au cours de la deuxième année de la pandémie exigeaient des réductions de dépenses ou l’imposition de taxes sur les denrées alimentaires ou les carburants, ce qui impacte les personnes les plus pauvres de manière disproportionnée. Ces actions vont à l’encontre de la réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement.

La Banque mondiale, dont le président sortant, David Malpass, a été accusé d’être un négationniste du climat, continue de financer de nouveaux projets liés aux énergies fossiles, se moquant ainsi de l’Accord de Paris et de l’ODD 13 sur l’action climatique. On lui reproche de surestimer sa contribution au financement climatique et de ne pas offrir un soutien adéquat aux énergies renouvelables et à l’adaptation climatique. La société civile appelle depuis longtemps à une refonte de la Banque mondiale.

Les ODD sont l’affaire de tous, et cependant ces deux institutions financières cruciales sont dominées par les États les plus riches. Même leur direction témoigne de l’inégalité entre les États. Il est accordé que le gouvernement américain nomme le président de la Banque mondiale tandis que les États européens choisissent le directeur général du FMI. Par conséquent, jusqu’à présent, tous les présidents permanents de la Banque mondiale ont été des citoyens américains et tous les directeurs du FMI des citoyens d’un pays européen. Cela est une insulte au reste du monde que de sous-entendre que les personnes les plus aptes à diriger sont toujours issues d’une minorité de pays riches.

Les nominations à la Banque mondiale sont souvent partisanes. M. Malpass avait été nommé par Trump suite à sa participation à sa campagne électorale. Il ne convenait pas à l’administration Biden, qui a récemment proposé un remplaçant, Ajay Banga. Celui-ci prendra ses fonctions le mois prochain. Banga est né en Inde mais est, inévitablement, un citoyen américain. Il a récemment occupé un poste de direction dans une société de capital-investissement et avait précédemment dirigé Mastercard. Alors que l’administration Biden a évoqué la possibilité pour la Banque mondiale de jouer un rôle plus important dans le domaine du climat, M. Banga est un initié de la finance qui ne ressemble guère à un candidat du changement. Sa nomination a été faite rapidement et avec un manque de consultation typique. Il s’agit d’une occasion manquée de commencer à changer la direction de la Banque mondiale.

Actuellement, ces institutions mondiales ne travaillent pas dans l’intérêt du monde dans son ensemble, tel qu’il est représenté par les ODD et l’Accord de Paris. Elles doivent également être conscientes que les États sont de plus en plus à la recherche d’alternatives, notamment celles offertes par la Chine, qui est aujourd’hui le plus grand prêteur bilatéral au monde et qui propose de plus en plus de renflouements d’urgence du type de ceux du FMI. La Chine est accusée de pratiquer une « diplomatie du piège de la dette », c’est-à-dire d’accorder des prêts que les États peinent à rembourser et d’utiliser ces prêts comme levier politique. La nécessité d’institutions qui travaillent dans l’intérêt commun – plutôt que dans celui d’États ou de groupes d’États particuliers – devrait être évidente.

Une feuille de route potentielle vers le changement pourrait être offerte par une série de réunions à venir. Celles-ci comprennent notamment un sommet à Paris en juin sur un « nouveau pacte financier mondial », le sommet du G20 en Inde en septembre, deux sommets de haut niveau – l’un sur les ODD et l’autre sur le financement du développement – dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations Unies, également en septembre, et le prochain sommet mondial sur le climat, la COP28, en novembre et décembre, où des recommandations sur la mise en œuvre du financement des pertes et dommages sont attendues. Par ailleurs, le Sommet de l’avenir des Nations Unies, prévu en 2024, devrait examiner comment le système multilatéral peut tenir les promesses de la Charte des Nations Unies et de l’Agenda 2030. Une quatrième conférence sur le financement du développement est aussi attendue en 2025.

Une opportunité se présente – soit de réussir, soit d’échouer. À la fin de cette série de réunions, il ne restera plus que cinq ans pour atteindre les objectifs du Millénaire pour le développement. Les États qui partagent les mêmes idées – aussi bien ceux qui ont beaucoup de pouvoir au niveau mondial comme ceux qui en ont peu, ceux qui sont riches comme ceux qui sont lourdement endettés – doivent travailler ensemble pour saisir l’occasion.

Le caractère essentiel de la société civile

Il est important que les États du Sud aient davantage leur mot à dire dans la prise de décision et la direction d’organismes tels que le FMI et la Banque mondiale. La récente résolution des Nations Unies visant à lancer un processus de création d’un organisme fiscal des Nations Unies, plutôt que de continuer à laisser les décisions fiscales mondiales uniquement dans les mains États riches, montre la possibilité de prendre des mesures pour rééquilibrer les pouvoirs.

Mais cela ne suffira pas. La société civile doit être impliquée.

Si la société civile ne joue pas pleinement son rôle, il n’y a aucun espoir de réaliser les ODD.

Les ODD sont, du moins en partie, issus de la société civile. Leur précurseur, les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), ont reçu des critiques de la société civile en raison de leur caractère élitiste et de leur conception du haut vers le bas. Lorsque le moment est venu de transcender les OMD pour fixer de nouveaux objectifs, la société civile s’est largement impliquée. Les processus de consultation lui ont donné une marge de manœuvre considérable pour s’organiser, se mobiliser et coopérer afin d’influencer la prise de décision. Les ODD qui en ont résulté sont beaucoup plus axés sur les droits, plus complets, et universels, s’appliquant à tous les États. Ils reconnaissent explicitement, dans l’objectif 17, la nécessité de partenariats avec la société civile.

Au sein des ODD, les États s’engagent à respecter les libertés fondamentales sur lesquelles repose la société civile : l’objectif 16 contient un engagement pour « faire en sorte que le dynamisme, l’ouverture, la participation et la représentation à tous les niveaux caractérisent la prise de décisions » et « protéger les libertés fondamentales ».

La nécessité d’habiliter et d’impliquer la société civile, reconnue dans les ODD, est reprise à maintes reprises dans les engagements internationaux en matière de développement et de financement. Elle a été soulignée dans l’Appel à l’action en faveur des droits humains lancé en 2020 par le Secrétaire général des Nations Unies.

Pourtant, depuis que les ODD ont été adoptés, la réalité est celle d’un assaut contre les libertés civiques dans de nombreux pays du monde. Les derniers chiffres du CIVICUS Monitor, notre initiative de recherche qui suit les conditions de l’espace civique dans 197 pays, montrent que seulement environ trois pour cent de la population mondiale vit dans des pays où les libertés civiques sont largement respectées, par rapport aux 85 pour cent qui vivent dans 117 pays où ces libertés sont aujourd’hui gravement attaquées. Parmi les attaques typiques on trouve les restrictions sur la capacité des organisations de la société civile à recevoir et à utiliser des fonds, ce qui limite directement la capacité de la société civile à contribuer à la réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement.

Dans ces conditions, la société civile ne peut pas avoir les rôles qui lui incombent, à savoir contribuer à la mise en œuvre des ODD, contrôler les actions des gouvernements et plaider en faveur d’une accélération des progrès. La restriction de l’espace civique n’affecte pas seulement les objectifs 16 et 17 qui concernent spécifiquement la société civile et les libertés civiques, mais tous les objectifs, de l’élimination de la pauvreté à la protection des écosystèmes. Si la société civile ne joue pas pleinement son rôle, il n’y a aucun espoir de réaliser les objectifs du Millénaire pour le développement, en particulier en ce qui concerne les groupes exclus dont la société civile défend les droits.

Une réaction violente

Au-delà du financement et des restrictions imposées à la société civile, la réalisation des ODD se heurte à un autre obstacle de plus en plus important. Le monde a beaucoup changé depuis 2015. Dans de nombreux pays, le populisme de droite et le nationalisme ont progressé. Les valeurs qui sous-tendent les ODD ont été remises en question. La désinformation a proliféré et fausse désormais tous les débats. La pandémie a entraîné beaucoup plus de personnes vers le complotisme.

Des idées qui sont généralement largement acceptées, telles que l’éradication de la pauvreté et de la faim et l’accès de tous à l’eau potable et à l’assainissement, sont aujourd’hui violemment attaquées par une minorité très agitée. Les objectifs du Millénaire pour le développement ont été incorporés à des théories du complot énormément adaptables et de grande ampleur.

L’Agenda 2030 et son précurseur, l’Agenda 21 sur le développement durable, sont considérés comme faisant partie d’un plan visant à construire un « nouvel ordre mondial » composé d’un gouvernement mondial très interventionniste, d’une surveillance totalitaire, de l’élimination de la propriété privée, de la destruction de l’unité familiale, d’une population asservie et d’une dépopulation de masse. Bien sûr, ces objectifs ont été fixés bien avant la pandémie, et de plus ont été perturbés par celle-ci. Cela est cependant facilement écarté : les présumés conspirateurs sont accusés d’avoir planifié la pandémie et les vaccinations qui en ont résulté dans le cadre de leurs plans malveillants, souvent appelées « la grande réinitialisation ».

Pour ajouter de l’eau au moulin, de faux documents circulent largement. Ils sont parfois basés sur des distorsions et des réinterprétations biaisées des textes des ODD, et parfois ils sont carrément mensongers, introduisant des concepts et une terminologie qui ne font directement pas partie des ODD. Même des symboles inoffensifs liés aux ODD – comme l’insigne circulaire multicolore arboré par les super-vilains des théories complotistes tels que Bill Gates – sont incorporés dans des obscures théories du complot.

La société civile, en raison de sa participation à l’élaboration des ODD et à la défense de ces derniers, fait également l’objet d’attaques. Elle est vilipendée comme faisant partie d’une sinistre élite mondiale travaillant à des fins maléfiques.

Il est temps de relier les points

Il existe sans doute un cercle fermé de conspirationnistes qui ne seront jamais convaincus de la véritable nature des ODD. Cependant, si l’on veut convaincre les personnes sceptiques mais ouvertes à la persuasion, la voie à suivre est sans doute de montrer que les ODD apportent des avantages tangibles dans la vie quotidienne des gens. Cela ne se produira pas sans un financement adéquat, et cela ne se produira pas non plus sans la capacité de la société civile à surveiller les décisions et le financement du développement, et à se mettre au service des publics les plus difficiles à atteindre.

Il n’est pas normal qu’un grand nombre des gouvernements qui réclament une réforme financière pour réaliser les objectifs de développement durable répriment en même temps la société civile. Ils doivent avoir une vision intégrale en s’engageant à travailler avec la société civile, et ce avant qu’il ne soit trop tard.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Les États devraient s’engager à travailler en partenariat total avec la société civile pour réaliser les ODD, notamment en ouvrant l’espace civique.
  • Les États et la société civile devraient se joindre à l’appel à la réforme des institutions financières internationales pour qu’elles se concentrent sur l’action climatique et les ODD.
  • Toutes les parties prenantes devraient montrer comment les ODD améliorent la vie des personnes afin de vaincre le scepticisme à l’égard de l’Agenda 2030.

Photo de couverture par John Angelillo/Pool/Reuters via Gallo Images