L’ONU fait un pas en avant dans la lutte contre la corruption
La 59e session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies a franchi une étape importante en reconnaissant la corruption comme une violation des droits humains. Sous l’impulsion du Maroc et avec le soutien d’une coalition hétéroclite d’États, une nouvelle résolution impose une étude approfondie pour élaborer des lignes directrices concrètes en matière de lutte contre la corruption fondées sur les droits humains. Cette avancée fait suite à deux décennies de plaidoyer soutenu de la société civile contre la corruption. La résolution reconnaît que la corruption porte systématiquement atteinte aux droits humains en détournant des ressources destinées à l’éducation, à la santé et à la justice, ce qui nuit particulièrement aux personnes issues de groupes marginalisés. Le succès dépend désormais de la mise en œuvre sérieuse de ces nouvelles lignes directrices par les États et du maintien de la pression exercée par la société civile pour obtenir un changement réel.
Lorsque les fonds destinés aux hôpitaux disparaissent dans les poches de responsables corrompus, des personnes meurent de causes évitables. Lorsque la police exige des pots-de-vin, les personnes pauvres se voient refuser l’accès à la justice. Lorsque les marchés publics sont truqués, les écoles ne sont pas construites, les réseaux d’approvisionnement en eau tombent en panne et les trains déraillent. La corruption et les droits humains ne sont pas des questions distinctes : ces deux problématiques sont étroitement liées.
Ce lien, défendu depuis longtemps par les militants de la société civile, a obtenu le soutien officiel du Conseil des droits de l’homme (CDH) des Nations unies lors de sa 59e session en juin et juillet. Parmi d’autres résolutions clés sur des questions telles que l’espace civique, le changement climatique et les droits liés au genre, la résolution sur l’impact de la corruption sur les droits humains marque un tournant important. Pour la société civile qui travaille en première ligne dans la lutte contre la corruption, il s’agit d’une avancée prometteuse.
Un nouveau cadre pour lutter contre la corruption
La résolution marque une rupture significative avec les approches précédentes. Elle charge le Comité consultatif du CDH d’élaborer une étude approfondie afin d’élaborer des lignes directrices à l’intention des États sur la manière de respecter leurs obligations en matière de droits humains pour prévenir et combattre la corruption. L’objectif est de fournir des orientations pratiques que les gouvernements pourront effectivement utiliser. Cette étude s’appuiera sur de larges consultations, notamment avec les organisations de la société civile (OSC), afin de garantir que les voix des personnes les plus touchées par la corruption soient entendues.
La résolution vise également à renforcer la cohérence entre les processus des Nations unies menés à Genève, Vienne et New York. Cela répond à un problème réel, car les bureaux situés dans différentes villes manquent souvent de coordination. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime à Vienne est chargé de la Convention des Nations unies contre la corruption (CNUCC), tandis que les travaux liés aux droits humains se déroulent principalement à Genève, où se trouve le siège du CDH, et à New York, où sont basés l’Assemblée générale et de nombreux autres organes. La résolution crée un mandat en faveur d’une collaboration plus efficace, tout en encourageant les autres initiatives du CDH à prendre en compte les effets de la corruption sur leurs propres mandats.
Cette résolution est en ligne avec la Position Commune des Nations Unies de 2021 sur la lutte contre la corruption à l’échelle mondiale. Elle reconnaît les efforts de lutte contre la corruption comme des facteurs facilitateurs et accélérateurs de la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD). Elle a également trouvé écho lors de la 4eConférence internationale sur le financement du développement, tenue début juillet, qui a affirmé que la lutte contre la corruption, tout comme la responsabilité, la bonne gouvernance, l’État de droit et la transparence, sont essentiels pour atteindre les ODD.
La force de cette résolution réside dans le fait qu’elle reconnaît que la corruption ne se résume pas à un transfert illégal d’argent, mais qu’elle constitue une violation systématique des droits humains. La corruption a un effet destructeur sur les institutions étatiques et sur la capacité des États à respecter, protéger et réaliser les droits humains, en particulier pour les personnes vulnérables et les groupes exclus ou défavorisés. En détournant des ressources qui devraient financer des services essentiels tels que l’éducation, les soins de santé et le logement, la corruption compromet la capacité des États à remplir leurs obligations fondamentales. En permettant aux entreprises de contourner les règles conçues pour protéger les personnes, elle sape également les institutions démocratiques.
La résolution reconnaît également que la lutte contre la corruption peut elle-même violer les droits humains, notamment lorsqu’elle se fait au mépris du respect des procédures légales ou par la mise en œuvre de vastes programmes de surveillance portant atteinte à la vie privée.
La réalité est que, partout dans le monde, les militants anti-corruption, les lanceurs d’alerte et les journalistes sont persécutés par les États et les groupes criminels dans le cadre d’une répression plus large de l’espace civique. Dans de nombreuses régions du monde, les autorités instrumentalisent les lois sur la diffamation et les « fausses informations » pour faire taire les voix critiques. Les personnes qui dénoncent la corruption sont exposées à des arrestations, des détentions, des amendes, des actes de harcèlement, des violences physiques et même la mort. La répression viole les droits humains des personnes qui luttent pour mettre fin à la corruption, sapant ainsi des efforts essentiels à la protection des droits humains.
L’adoption réussie de cette résolution a nécessité une diplomatie habile. Le Maroc, qui a porté cette résolution, a formé une coalition inattendue comprenant l’Argentine, l’Autriche, le Brésil, l’Équateur, l’Éthiopie, l’Indonésie, la Pologne et le Royaume-Uni, des pays qui ne se trouvent pas toujours du même côté dans les débats du CDH. La large représentation géographique a permis d’obtenir un accord unanime.
Il est important de souligner que la diplomatie marocaine vise peut-être en partie à détourner l’attention de sa campagne actuelle de répression, de discrimination raciale et de violence contre les personnes militant pour l’indépendance du Sahara occidental. Mais quelles que soient les motivations du Maroc, sa stratégie diplomatique s’est avérée efficace.
La campagne de la société civile
Depuis que le Comité consultatif du CDH a publié son premier rapport sur la corruption et les droits humains en 2015, en réponse à une résolution de 2013 qui avait inscrit ce sujet à l’ordre du jour du Conseil, les progrès ont été douloureusement lents. Pendant des années, les résolutions suivantes du CDH sur cette question se limitaient à mandater le Haut-Commissariat aux droits de l’homme pour organiser des tables rondes, ce qui équivalait, en termes bureaucratiques, à faire du surplace.
Le tournant s’est produit grâce à un plaidoyer soutenu et coordonné de la société civile, qui a construit une dynamique pendant près de deux décennies. Au cœur de cet effort se trouvait la Coalition CNUCC, un réseau mondial créé en 2006 et regroupant près de 400 OSC dans plus de 120 pays.
L’approche de la Coalition a évolué au fil du temps. De 2006 à 2009, son objectif principal était de garantir un mécanisme de suivi efficace, transparent et participatif de la CNUCC. Cette phase s’est achevée avec l’adoption en 2009 du mécanisme d’examen de la CNUCC, entré en vigueur en juillet 2010.
À partir de 2010, la Coalition s’est attachée à garantir la participation de la société civile à ce nouveau processus d’examen. Au fil du temps, elle a soutenu la production de plus de 40 rapports parallèles, apportant ainsi le point de vue de la société civile au processus d’examen de la CNUCC. Plus de 30 États ont signé son engagement en faveur de la transparence, soutenu par un guide sur la transparence et la participation au sein du mécanisme d’examen de l’application de la CNUCC. Sa campagne d’accès à l’information a encouragé une vingtaine de gouvernements à publier des informations sur le processus d’examen de la CNUCC dans leur pays, tandis que des groupes de la société civile du monde entier ont invoqué les lois sur la liberté d’information pour demander la divulgation de documents liés aux cycles d’examen de la CNUCC. Le suivi de l’état d’avancement de la révision de la CNUCC par la Coalition a permis de partager des informations sur les examens de la CNUCC dans 189 États afin de faire pression pour changer les choses.
Cependant, il est devenu de plus en plus évident qu’une stratégie dédiée était nécessaire pour établir un lien explicite entre la corruption et les droits humains.
Le groupe de travail de la CNUCC sur les droits de l’homme et la corruption, une plateforme d’échange de connaissances et de partage d’expériences entre la société civile et les universitaires, s’est avéré essentiel pour coordonner les efforts de plaidoyer et de promotion des lois et politiques internationales et régionales en la matière. Ce groupe a réuni des personnes expertes d’organisations telles qu’Amnesty International, Transparency International, ainsi que de nombreux réseaux régionaux.
En mai 2025, la Coalition a lancé une campagne majeure. Dans une lettre ouverte adressée au CDH et signée par 368 OSC et personnes expertes issues de 107 pays, elle a appelé à l’adoption d’une résolution forte sur les effets négatifs de la corruption sur les droits humains. La lettre soulignait que les initiatives de lutte contre la corruption devaient promouvoir le bien commun et l’équité, et protéger les libertés fondamentales, et exhortait le CDH à adopter une approche fondée sur les droits humains dans ses efforts de lutte contre la corruption. La Coalition a également co-organisé des événements parallèles en marge du CDH réunissant des représentants d’États, des responsables de l’ONU et des personnes expertes de la société civile. Le premier évènement parallèle a eu lieu lors de la 58e session du CDH en mars.
Ce qui a finalement fait le succès de la campagne de la société civile, c’est son évolution stratégique : elle est passée d’un plaidoyer contre la corruption purement technique à une approche fondée sur les droits qui place la dignité humaine et l’impact sur les communautés au centre des préoccupations. Les personnes militantes ont changé de stratégie, se concentrant sur des objectifs concrets et réalisables pouvant créer une dynamique en faveur de changements plus ambitieux, tout en maintenant la pression dans plusieurs instances des Nations unies.
En Afrique, le Réseau de Société Civile CAPAR a joué un rôle complémentaire. La Position commune africaine sur le recouvrement des avoirs (CAPAR), adoptée par l’Union africaine en 2020, fournit un cadre à l’échelle du continent pour lutter contre les flux financiers illicites et recouvrer les avoirs. Le réseau de la société civile CAPAR est né d’un forum en 2022 consacré au suivi de sa mise en œuvre. Il a élaboré des outils d’évaluation et mené des évaluations dans six pays en 2023 et 2024, plaidant pour que les droits des victimes soient inscrits dans les lois sur le recouvrement des avoirs.
L’approche du réseau CAPAR met l’accent sur la promotion de la dignité humaine dans la lutte contre la corruption. Comme souligné lors de la Journée africaine de lutte contre la corruption en 2025, ce cadre reconnaît que la corruption est fondamentalement une question de droits humains, qui exacerbe la pauvreté, alimente les inégalités et nuit particulièrement aux femmes et aux personnes déjà les plus exclues.
La voie à suivre
L’adoption de la résolution intervient à un moment crucial. La 11e Conférence des États parties à la CNUCC approche, offrant l’occasion de renforcer les liens entre les efforts de lutte contre la corruption et la protection des droits humains à travers les différentes composantes du système des Nations unies.
L’étude mandatée par la résolution sera cruciale. Si elle est menée à bien, avec une participation significative de la société civile, elle pourrait déboucher sur des lignes directrices qui aideront les États à mettre en œuvre des approches fondées sur les droits humains pour prévenir et lutter contre la corruption. Toutefois, son impact dépendra du sérieux avec lequel les États prendront leurs obligations, de la capacité des OSC à maintenir la pression pour une mise en œuvre effective, et de la faculté de l’ONU à continuer à remplir son mandat dans un contexte de crise financière aiguë marquée par des coupes budgétaires importantes, le tout dans un climat politique où les États puissants tournent le dos au multilatéralisme.
D’autres mesures pourraient être prises, telles que la création d’un Rapporteur spécial des Nations unies sur la corruption et les droits humains, ce qui permettrait de mieux renforcer l’attention, la cohérence et la surveillance des actions des États. Mais la récente résolution représente déjà un pas dans la bonne direction, car elle fournit à la communauté internationale de meilleurs outils pour garantir que les droits humains soient au cœur des efforts de lutte contre la corruption. La question n’est plus de savoir si la corruption viole les droits humains, mais de savoir si les États et les organismes internationaux agiront en conséquence.
NOS APPELS À L’ACTION
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Les États doivent mettre en œuvre des approches fondées sur les droits humains dans leurs efforts de lutte contre la corruption, comme le prévoit la nouvelle résolution.
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Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies doit garantir une participation significative de la société civile au processus d’étude approfondie et d’élaboration des lignes directrices.
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Les bailleurs de fonds internationaux devraient soutenir les efforts de la société civile visant à surveiller et à signaler la corruption et ses répercussions sur les droits humains.
Pour toute demande d’interview ou d’informations complémentaires, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture : UNCAC Coalition