Haïti : l’administration transitoire mise à l’épreuve
À la suite de la démission du dirigeant de facto discrédité Ariel Henry, Haïti dispose désormais d’un Conseil présidentiel de transition et d’un nouveau premier ministre par intérim. Récemment, le premier contingent d’une force de police internationale dirigée par le Kenya est également arrivé. Ces développements permettent d’espérer que la violence des gangs qui a provoqué le chaos sera résolue. Mais ils ne répondent pas aux exigences de la société civile haïtienne. Le nouveau gouvernement doit inclure plus de femmes et s’engager davantage avec la société civile. La force internationale doit être tenue de respecter des standards élevés en matière de droits humains et aider à développer la capacité haïtienne en matière de garantie de la paix et de la démocratie.
Des changements sont intervenus récemment en Haïti, pays déchiré par la violence, mais il reste à voir s’ils apporteront les progrès nécessaires.
Un nouveau premier ministre par intérim, Garry Conille, a prêté serment le 3 juin. Ancien fonctionnaire de l’Organisation des Nations Unies (ONU) qui a brièvement occupé le poste de premier ministre d’octobre 2011 à mai 2012, Garry Conille était le choix de compromis du Conseil présidentiel de transition. Le Conseil a été mis en place en avril pour assumer temporairement les fonctions de la présidence suite à la démission du premier ministre de facto, Ariel Henry. Signe que la situation reste tendue, la prestation de serment du Conseil s’est déroulée en secret afin d’éviter un éventuel attentat.
Augmentation de la violence
Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, Haïti est la scène d’une violence intense et généralisée de la part des gangs. Henry, quant à lui, s’est finalement vu obligé de quitter son poste dans un contexte d’intensification du conflit : en février, deux grands réseaux de gangs ont uni leurs forces, déterminés à l’évincer. Les gangs ont attaqué le principal aéroport d’Haïti, le contraignant de fermer pendant près de trois mois, ce qui a empêché M. Henry de revenir de l’étranger. Haïti s’est alors retrouvé isolé du monde extérieur : il était impossible de se rendre au seul autre aéroport international, car les gangs contrôlaient les routes.
Au cours de cette même vague d’attaques, des gangs ont pris le contrôle de postes de police, massacrant les personnes qui s’y trouvaient, et ont ouvert les portes des deux plus grandes prisons du pays, libérant plus de 4.000 prisonniers. Les violences ont visé un quartier de la capitale, Port-au-Prince, jusque-là considéré comme sûr, où se trouvent le palais présidentiel, le siège du gouvernement et les ambassades. Certains membres du personnel diplomatique ont fui et le gouvernement américain a évacué du personnel. Mais une fois de plus, ce sont les citoyens haïtiens qui ont payé le plus lourd tribut : les Nations unies estiment qu’environ 2.500 personnes ont été tuées ou blessées dans des violences commises par des gangs seulement au cours du premier trimestre de cette année, ce qui représente une augmentation stupéfiante de 53% du nombre de victimes par rapport aux trois mois précédents.
Avec le départ d’Henry, les chefs de gangs ont obtenu ce qu’ils cherchaient. Mais la société civile ne se lamente pas non plus de sa démission. Henry était largement considéré comme dépourvu de toute légitimité pour diriger. Sa nomination a été annoncée par Moïse peu avant son assassinat, mais elle n’a jamais été officialisée, et il a ensuite remporté une lutte de pouvoir avec son prédécesseur, Claude Joseph, en partie grâce au soutien de plusieurs États étrangers. Son mandat a été un échec flagrant, marqué par l’escalade de la violence des gangs qui a finalement poussé ses alliés internationaux à abandonner leur soutien. C’est lorsque les gangs semblaient sur le point de prendre le contrôle total de Port-au-Prince qu’Henry a finalement perdu le soutien des États-Unis.
Actuellement, les États-Unis, d’autres États et l’organisme régional, la Communauté des Caraïbes (CARICOM), manifestent leur soutien au Conseil et à une force de police internationale dirigée par le Kenya, qui a récemment commencé à se déployer après un long retard.
A Kenyan delegation has arrived in crisis-torn Haiti, setting the stage for deployment of a mission to assist Haiti’s police in fighting criminal groups and securing key infrastructure.
— Human Rights Watch (@hrw) May 28, 2024
But questions remain about how the mission will operate: https://t.co/3xNJsndgFN pic.twitter.com/dXarwEJ8lJ
Des développements controversés
On peut s’attendre à ce que les chefs de gangs maintiennent leur résistance à ce dernier enchaînement d’évènements. Le plus important d’entre eux, l’ancien policier Jimmy Chérizier, connu sous le nom de Barbecue, exige une place à la table et un rôle dans les négociations. Mais ses motivations semblent intéressées. Chérizier se présente comme un révolutionnaire, luttant du côté des pauvres contre les élites. Mais en réalité les gangs sont des prédateurs. Ils tuent des personnes innocentes et les plus dépourvus souffrent le plus. Les activités qui rapportent de l’argent aux gangs – notamment les enlèvements contre rançon, l’extorsion et la contrebande d’armes et de drogues – profitent de la faiblesse de l’application de la loi et de l’absence d’autorité centrale. Les chefs de gangs ne veulent pas gouverner Haïti. Ils ont tout intérêt à ce que le chaos règne le plus longtemps possible et, à la fin, ils chercheront à s’entendre avec des politiciens favorables, comme ils l’ont déjà fait par le passé.
Les querelles politiques arrangent les gangs, d’où il est préoccupant qu’il ait fallu des négociations aussi longues et prolongées pour établir le Conseil. Ce processus opaque s’est manifestement caractérisé par un manque de sens de l’urgence et par des manœuvres intéressées, les politiciens se disputant la position et le statut, certains des membres initiaux ayant démissionné en raison de leur désaccord.
L’organe qui en résulte compte neuf membres : sept avec droit de vote et deux observateurs. Six des sept membres sont issus de coalitions et de partis politiques, et le septième est un représentant du secteur privé. Un observateur représente les groupes religieux et l’autre la société civile : Régine Abraham, agronome de profession, provenant du Rassemblement pour une Entente Nationale.
Peu après la formation du Conseil, une première force d’officiers de police kenyans est arrivée, d’autres devant suivre. Cette opération s’est déroulée malgré les tentatives de l’opposition kenyane de bloquer le déploiement, et se heurte toujours au problème des retards dans le financement promis par le gouvernement américain.
Il y a longtemps qu’on l’attend. Le plan actuel a été adopté par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies en octobre 2023, qui a approuvé une mission de police internationale visant à renforcer les capacités locales de maintien de l’ordre. Le gouvernement du Kenya a pris les devants en proposant un millier d’agents de police, des effectifs plus réduits devant être fournis par d’autres pays. Mais l’opposition kenyane a obtenu une décision de justice empêchant temporairement la mise en place de la mission. M. Henry se trouvait au Kenya pour signer un accord de sécurité mutuelle afin de contourner la décision, lorsqu’il s’est retrouvé bloqué par la fermeture de l’aéroport.
De nombreux Haïtiens se méfient à juste titre de la perspective d’une intervention de puissances étrangères. Le pays a un triste passé d’ingérence internationale intéressée, en particulier de la part du gouvernement américain. Le soutien des forces de l’ONU n’a pas été idéal non plus. De 2004 à 2017, la mission de maintien de la paix a commis des abus sexuels et introduit le choléra, et l’ONU n’a assumé aucune responsabilité juridique. Celle-ci sera la 11e mission organisée par l’ONU depuis 1993, et toutes ont été accusées de violations des droits humains. La société civile internationale n’a pas non plus un bilan irréprochable : des membres du personnel d’Oxfam ont été impliqués dans l’exploitation sexuelle d’Haïtiens.
La société civile souligne les antécédents de la police kenyane en matière de violence et d’abus des droits, notamment en matière de répression de manifestations, et craint qu’elle ne comprenne pas les dynamiques locales. On peut également se demander si les ressources consacrées à la mission ne seraient pas mieux utilisées pour équiper correctement les forces haïtiennes, qui ont toujours été bien moins bien équipées que les gangs qu’elles affrontent. Les initiatives internationales précédentes ont manifestement échoué à renforcer la capacité des institutions haïtiennes à protéger les droits et à faire respecter l’État de droit.
Des voix en première ligne
Rosy Auguste Ducéna est responsable des programmes du Réseau national de défense des droits humains, une organisation de la société civile qui œuvre en faveur de l’instauration de l’État de droit en Haïti.
La situation des droits humains sur le terrain est très préoccupante : les vols, assassinats, viols, viols collectifs, massacres, attaques armées et enlèvements contre rançon, et les incendies des maisons et des véhicules de la population sont monnaie courante.
Les conséquences sur la vie et la sécurité de la population haïtienne sont énormes : les bandits armés contrôlent la circulation des biens et des services ainsi que les approvisionnements en carburant et en médicaments et sèment la terreur. Certaines zones se sont complètement vidées de leur population. Des victimes de l’insécurité vivent dans des camps d’accueil surpeuplés, dans la promiscuité et exposés à toutes sortes d’exactions et de maladies contagieuses.
Les écoles ne fonctionnent pas toutes. Des milliers d’enfants en âge d’être scolarisés et de jeunes qui devaient fréquenter l’université viennent de perdre une année académique. Des hôpitaux et centres de santé ont dû fermer leurs portes en raison de l’insécurité. Des alertes à la crise alimentaire aigüe ont été lancées : en Haïti, nous vivons une crise humanitaire sans précédent. Et, si aucune mesure n’est prise, elle s’aggravera.
Dans ce contexte de violation massive et continue des droits humains, le Conseil présidentiel de transition n’a pas encore prouvé qu’il comprend la nécessité d’agir vite.
Nous attendons du nouveau Premier ministre qu’il tienne sa première promesse : celle d’établir un gouvernement dans lequel les femmes n’auront pas un rôle symbolique mais occuperont des postes de pouvoir. Et nous espérons que des femmes ayant un agenda de lutte pour les droits des femmes dans le contexte de la transition seront choisies. Il est important de respecter le quota minimal de 30% de femmes dans les organes de décision – sans pour autant s’y arrêter, puisque plus de la moitié de la population haïtienne sont des femmes –, mais il est également important que les femmes qui occupent ces postes s’impliquent dans la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, les discriminations et les injustices sociales subies par les femmes.
Nous espérons aussi que les décisions qui seront prises par ce gouvernement à venir tiendront compte des priorités de la population : combattre l’insécurité, lutter contre l’impunité dont ont toujours bénéficié les bandits armés et mettre les victimes de l’insécurité au cœur des décisions, ainsi qu’organiser les élections.
Et, sachant que cette transition a une obligation de résultat, tout doit être mis en œuvre pour que la feuille de route du Conseil et du premier ministre soit réalisée.
Voici un extrait édité de notre conversation avec Rosy. Lisez l’intégralité de l’entretien ici.
Il est temps de prêter l’oreille
La société civile haïtienne demande depuis longtemps qu’une autorité de transition prenne le contrôle de la situation et ouvre la voie à la restauration de la paix et de la démocratie. Il est légitime de critiquer le processus actuel, qui ne répond pas aux attentes. Tout d’abord, il est impossible qu’une seule personne représente la société civile haïtienne dans toute sa diversité, quels que soient ses efforts. Et cette personne n’a même pas le droit de vote : le pouvoir de prendre des décisions à la majorité est entre les mains des partis politiques qui, de l’avis de beaucoup, ont contribué à créer les conditions qui ont permis la violence actuelle.
Le Conseil est également une institution dominée par les hommes : Abraham est la seule femme à en faire partie. Avec Dominique Dupuy, l’une des personnes politiques nommées initialement, on aurait pu en compter deux, mais celle-ci s’est retirée en raison de menaces et de commentaires sexistes. Alors que les gangs emploient régulièrement la violence sexuelle comme arme, le Conseil ne semble guère en mesure de commencer à construire un Haïti sans violence à l’égard des femmes et des filles.
Compte tenu du rôle joué par le gouvernement américain, d’autres États et la CARICOM dans sa mise en place, le Conseil – tout comme la mission menée par le Kenya – risque d’être accusé de n’être qu’une intervention étrangère de plus. Cela suscite des soupçons quant aux motivations des puissances extérieures et des préoccupations quant au soutien apporté à des élites défaillantes et corrompues.
Ces dernières évolutions pourraient représenter un changement positif, mais seulement si elles servent de base pour construire des solutions qui vont dans la bonne direction. Lors de la prochaine étape de formation du gouvernement, la société civile demande plus, notamment en matière de leadership féminin et d’engagement de la société civile. Pour la mission dirigée par le Kenya, la société civile demande des garanties solides en matière de droits humains, y compris un moyen de faire entendre les plaintes si la mission, comme toutes celles qui l’ont précédée, commet des violations des droits humains. Cette fois-ci, la société civile veut voir un développement tangible de la capacité des institutions haïtiennes à répondre aux problèmes haïtiens, et un véritable contrôle démocratique de ces institutions. Ces demandes ne sont certainement pas démesurées, puisque rien d’autre n’a fonctionné.
NOS APPELS À L’ACTION
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L’administration haïtienne transitoire doit veiller à ce que davantage de femmes soient nommées à des postes de direction et jouent un rôle à part entière dans les processus de consolidation de la paix.
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La mission de police des Nations unies en Haïti, dirigée par le Kenya, doit s’engager à respecter les droits humains et à veiller à ce qu’il y ait des mécanismes de responsabilisation complets pour remédier à toute violation des droits humains.
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La communauté internationale doit aider la société civile haïtienne à jouer un rôle important dans la construction de la paix et de la démocratie.
Pour des interviews ou de plus amples informations, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture par Bruna Prado/POOL/AFP via Getty Images