Haïti : la communauté internationale doit coopérer avec la société civile
Le projet de déploiement de policiers kenyans en Haïti pour répondre à la crise sécuritaire est actuellement au point mort. Sans aucun doute, la situation est extrême. Sous un gouvernement qui manque, selon beaucoup de personnes, de légitimité, les gangs criminels ont prospéré, contrôlant près de la moitié du pays et faisant de la capitale, Port-au-Prince, un champ de bataille. Les meurtres, les enlèvements et les violences sexuelles sont monnaie courante. Mais la société civile haïtienne se méfie de cette dernière idée internationale pour résoudre des problèmes de longue date et craint que cette opération ne fasse qu’aider l’administration qu’elle souhaite voir remplacée par un gouvernement de transition. Compte tenu de l’histoire désastreuse des interventions étrangères en Haïti, il est essentiel que toute réponse soit favorable à la société civile locale et travaille avec elle.
La violence des gangs continue de sévir en Haïti, sans cesse depuis l’assassinat du président Juvénal Moïse en juillet 2021. Les tentatives d’envoi d’un contingent international de maintien de l’ordre dirigé par le Kenya sont au point mort, mais de nombreux Haïtiens doutent à juste titre de l’utilité d’une telle intervention.
Les gangs se déchaînent
On sait désormais qu’un groupe de mercenaires, pour la plupart colombiens, a perpétré l’assassinat de Moïse, et un citoyen américano-haïtien vient d’être reconnu coupable d’avoir participé au complot. Le responsable d’avoir ultimement commandité l’assassinat, cependant, demeure inconnu. Parmi les personnes accusées de complicité figure le remplaçant par intérim de M. Moïse, Ariel Henry, qui, de l’avis de beaucoup, manque de légitimité. M. Henry dispose d’un pouvoir politique officiel, mais pas de mandat. Les mandats de tous les représentants élus du gouvernement ont expiré. Les gangs criminels, historiquement cultivés par les politiciens, ont prospéré dans le vide du pouvoir.
On estime que les gangs contrôlent aujourd’hui près de la moitié du territoire haïtien. La capitale, Port-au-Prince, abrite plus de 150 groupes criminels, point de départ pour une bataille sanglante en quête de prééminence entre bandes rivales. Les conséquences sont mortelles. Le Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH) estime que depuis le début de l’année, environ 2 500 personnes ont été tuées, 970 kidnappées et 10 000 forcées de quitter leur domicile, bien que les chiffres réels puissent être plus élevés, étant donné que de nombreux crimes ne sont pas signalés. Seulement au cours du troisième trimestre 2023, 2 161 personnes ont été tuées, enlevées ou blessées, soit une augmentation de 16 % par rapport au trimestre précédent. Ce chiffre inclut 111 meurtres et, malgré les annonces occasionnelles de trêve des gangs, les enlèvements sont en hausse.
Alors que n’importe qui peut être pris entre deux feux, les militants de la paix et les journalistes sont pris pour cible. Les gangs emploient la violence sexuelle systématique comme moyen de contrôler les communautés par la peur. Ils ont également la capacité d’extraire des ressources, tant par le biais d’enlèvements contre rançon comme par le contrôle des routes principales et le détournement des marchandises.
Des réseaux de corruption connectent les gangs aux juges et aux officiers de police, ce qui conduit à une impunité généralisée. Le système de justice pénale est faible et la police mal équipée. En conséquence, il n’y a pas eu de poursuites ou de condamnations récentes pour des violences commises par des gangs. Haïti n’a pas d’armée : elle a été dissoute en 1995 après de multiples tentatives de coup d’État. C’est en signe d’impuissance qu’en janvier, des policiers furieux des meurtres commis dans leurs rangs ont manifesté violemment et tenté d’entrer de force dans la résidence officielle de M. Henry.
Ceux qui peuvent fuir le font, confrontés à l’hostilité et au danger. Ils ne sont pas les bienvenus en République dominicaine, qui partage l’île d’Hispaniola avec Haïti et construit un mur frontalier. Contraints de fuir plus loin, les gens s’envolent vers l’Amérique du Sud et tentent de se frayer un chemin à travers la dangereuse brèche du Darién, qui relie la Colombie et le Panama, pour atteindre les États-Unis, ou effectuent des traversées périlleuses à travers la mer des Caraïbes. Cela coûte des vies : l’année dernière, au moins 17 Haïtiens sont morts lorsque leur bateau a chaviré au large des Bahamas. Plusieurs pays, dont notamment la République dominicaine et les États-Unis, renvoient de force des Haïtiens. Rien qu’au cours du premier semestre 2023, plus de 115 000 personnes ont été renvoyées contre leur gré.
Une autre réponse à la violence a été la formation de groupes d’autodéfense citoyens, connus sous le nom de mouvement Bwa Kale, qui procèdent à des lynchages de personnes soupçonnées d’appartenir à des gangs. Ces groupes d’autodéfense ont tué environ 240 personnes, y inclus certaines qui n’avaient aucun lien avec les gangs.
La violence a alimenté une situation humanitaire désastreuse dans un pays où plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Il y a des pénuries de produits de première nécessité, notamment de nourriture et d’eau, et la situation s’est encore aggravée lorsque des inondations et un tremblement de terre ont eu lieu en juin. Le choléra est aussi réapparu et de nombreux enfants souffrent de malnutrition. La violence des gangs s’est maintenant étendue à des zones agricoles clés, déplaçant des milliers de personnes et mettant en péril l’accès aux aliments de base tels que le riz.
La situation d’insécurité limite l’accès des organisations humanitaires internationales, qui sont également confrontées à un manque de financement. Les Nations unies estiment que 5,2 millions de personnes ont besoin d’aide, mais en juillet, le Programme alimentaire mondial a été contraint de réduire d’environ 100 000 le nombre de personnes recevant une aide alimentaire.
🔴🇭🇹: In this issue we've moved the situation in #Haiti to Current Crisis as populations remain at risk of possible #CrimesAgainstHumanity due to killings & kidnappings by armed groups + lynchings by vigilante groups.
— GCR2P (@GCR2P) December 1, 2023
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Le plus récent plan
L’aide internationale est indéniablement nécessaire dans des circonstances aussi désastreuses, mais sa nature et son but demeurent vivement controversés.
L’appauvrissement et l’insécurité actuels d’Haïti ne sont pas le fruit du hasard. Dès 1804, lorsque les esclaves haïtiens se sont débarrassés de leurs chaînes pour obtenir leur indépendance, leur jeune république s’est vue punie par des États occidentaux qui l’ont privée de ses ressources vitales. Depuis lors, l’histoire du pays a été marquée par une ingérence étrangère continue, en particulier de la part du gouvernement américain, qui a soutenu des dictateurs sanguinaires et corrompus plutôt que de risquer que le pays ne devienne un autre Cuba. Plus récemment, les interventions des États-Unis et d’autres puissances étrangères ont continué à être intéressées et ont eu, au mieux, des conséquences négatives.
Les forces de l’ONU n’ont pas non plus été des héros. Une mission de maintien de la paix menée de 2004 à 2017 a été à l’origine d’une vague d’abus sexuels et d’une épidémie de choléra – une maladie que la mission a introduite en Haïti – dont les Nations unies n’ont pas accepté la responsabilité légale. Les groupes de la société civile internationale, y compris ceux qui sont arrivés après le tremblement de terre dévastateur de 2010, sont critiqués en raison d’abus de pouvoir et ont également été accusés d’abus sexuels.
La société civile haïtienne est une source cruciale de résilience, mais son rôle a longtemps été négligé tant par le gouvernement national comme par les États étrangers, les organisations internationales et les groupes de la société civile internationale. Elle doit maintenant être mise en premier plan.
Le dernier projet en date, présenté dans une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies adoptée en octobre, consiste à envoyer une mission de soutien à la sécurité – une force de police internationale – pour tenter de renforcer les capacités d’application de la loi. Le gouvernement américain défendait cette idée depuis un certain temps mais, probablement conscient de sa triste histoire en Haïti, il cherchait qu’un autre pays la mette en œuvre.
Le gouvernement kenyan a fait une offre, promettant de déployer un millier d’officiers de police, ainsi qu’un plus petit contingent de plusieurs pays des Caraïbes, mais les tribunaux kenyans sont rapidement intervenus et ont bloqué l’opération à la suite d’une action en justice de l’opposition, qui a fait valoir que le plan était illégal au motif que la police ne peut être déployée que sur le territoire kenyan. En novembre, le parlement kenyan a voté en faveur d’une demande du gouvernement d’envoyer des forces, mais le tribunal a prolongé son interdiction. Une nouvelle audience est prévue en janvier 2024, ce qui laisse le plan dans une impasse : si le gouvernement kenyan veut promouvoir l’État de droit ailleurs, il doit certainement le respecter chez lui.
Cette proposition a suscité l’inquiétude de la société civile haïtienne, notamment à cause des antécédents de violence systémique des forces de police kenyanes. Les manifestations contre le coût élevé de la vie pendant 2023 n’ont été que les dernières à être réprimées par une force excessive et meurtrière. Le déploiement de policiers qui ne parlent pas les langues locales ou ne comprennent pas le contexte entraîne le risque qu’ils recourent à la violence lorsqu’ils se sentent menacés. Un important chef de gang a promis de combattre toute force étrangère si elle commet des abus, et a appelé au renversement de Henry. Tout cela laisse présager une nouvelle escalade.
L’importance de la société civile
Par ailleurs, les groupes de la société civile haïtienne se demandent quel est le plan à long terme et s’ils seront impliqués. Ils se demandent combien de temps les politiciens non élus à la tête du désastre ont l’intention de s’accrocher à leur poste, et appellent à la mise en place d’un gouvernement de transition à large assise pour sortir rapidement de la crise. Ils ne veulent pas d’une réponse internationale qui soutiendrait encore plus longtemps une élite corrompue.
La société civile haïtienne est une source cruciale de résilience, mais son rôle a longtemps été négligé tant par le gouvernement national comme par les États étrangers, les organisations internationales et les groupes de la société civile internationale. Elle doit maintenant être mise en premier plan. Tout au moins, la société civile haïtienne doit pouvoir jouer un rôle important en matière de redevabilité dans le cadre de toute nouvelle initiative de sécurité, y compris le recours à la police étrangère, et faire entendre sa demande d’une réponse plus réfléchie allant au-delà du bâton dans les roues.
Une crise à multiples facettes nécessite une réponse à multiples facettes, qui doit inclure l’aide humanitaire, le soutien économique et une véritable justice afin que les auteurs de violations des droits humains soient tenus de rendre des comptes, que les victimes obtiennent réparation et que chacun puisse vivre en sécurité. La crise sécuritaire d’Haïti ne peut être résolue qu’en résolvant également la crise de gouvernance.
NOS APPELS À L’ACTION
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Les partenaires internationaux devraient s’engager à travailler avec la société civile locale pour élaborer une feuille de route pratique et inclusive pour la transition démocratique.
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La société civile haïtienne doit se voir confier un rôle de contrôle important sur toute force de police internationale.
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L’aide internationale à Haïti doit être ciblée pour répondre aux besoins humanitaires et économiques urgents et rétablir l’État de droit, l’accès à la justice et la sécurité.
Photo de couverture par Giles Clarke/Getty Images