Les chiens de garde manquants de l’OTAN : le rôle de la société civile dans le contrôle des dépenses militaires
Lors du sommet annuel de l’OTAN, qui s’est tenu à La Haye en juin, les dirigeants nationaux se sont engagés à consacrer 5% de leur PIB à la défense d’ici 2035. Cette augmentation considérable des dépenses, poussée par les pressions de Donald Trump, menace de mettre encore plus à mal les dépenses sociales et l’aide internationale, tout en créant un terrain fertile pour la corruption et le gaspillage. L’histoire montre que les hausses rapides des dépenses militaires sans obligation de rendre des comptes favorisent la corruption et peuvent affaiblir la sécurité à long terme. La société civile devrait être en mesure de jouer un rôle dans la surveillance effective des décisions en matière de dépenses de défense, afin de prévenir la corruption et de garantir que les États respectent les valeurs démocratiques.
Lorsque Donald Trump est arrivé au sommet annuel de l’OTAN à La Haye en juin, il ne s’est pas contenté de remettre en question les priorités budgétaires de l’alliance. Il a menacé de redéfinir l’article 5 de l’OTAN, la clause de défense collective qui stipule qu’une attaque contre un État membre est une attaque contre tous. Depuis 1949, cet article constitue la pierre angulaire de la promesse de sécurité de l’alliance militaire à ses 32 membres (30 en Europe plus le Canada et les États-Unis).
Les tactiques d’intimidation de Trump ont fonctionné : la plupart des membres de l’OTAN ont cédé et lui ont donné ce qu’il voulait, s’engageant à presque tripler leurs dépenses de défense pour atteindre 5% de leur PIB d’ici 2035, en échange de la promesse que les États-Unis viendraient à leur aide en cas d’attaque. Trump a salué ce résultat comme une « victoire monumentale ».
Dans le sillage de ce tournant historique, les États membres de l’OTAN doivent désormais se demander sur quoi vont-ils faire des coupes budgétaires afin de tenir leur promesse envers Trump. La société civile est confrontée à un double défi : plaider en faveur des dépenses sociales tout en essayant de demander des comptes aux gouvernements et au secteur privé sur des accords de défense souvent opaques.
Un engagement à mille milliards de dollars
Les chiffres derrière l’engagement de l’OTAN donnent le vertige. Les budgets de défense cumulés des États européens passeront d’environ 500 milliards de dollars à plus de 1 000 milliards de dollars par an d’ici 2035, atteignant ainsi le niveau des dépenses des États-Unis et garantissant que les dépenses militaires mondiales continueront d’augmenter d’année en année. Le nouvel objectif se répartit comme suit : 3,5% du PIB pour les dépenses militaires traditionnelles consacrées aux troupes et à l’armement, plus 1,5% pour des investissements plus larges en matière de sécurité, allant de la cybersécurité à la protection des infrastructures critiques.
À lui seul, le Royaume-Uni prévoit d’allouer environ 1,3 milliard de dollars à la restauration de ses capacités nucléaires tactiques destinées à dissuader une invasion russe à grande échelle. L’Union européenne (UE) a approuvé un fonds d’environ 176 milliards de dollars pour prêter aux pays dans le cadre des projets de défense communs. Les États membres de l’UE seront également autorisés à s’endetter sans les mesures disciplinaires qui s’appliquent habituellement lorsque le déficit national dépasse les 3% du PIB ; une preuve claire que les dépenses de défense deviennent désormais prioritaires.
Il s’agit là de changements considérables. Certains membres de l’OTAN dépensent actuellement environ 1,2% de leur PIB pour des postes de défense traditionnels tels que les armes et les troupes, et passer à 5% représente un saut vertigineux. À l’heure où de nombreuses personnes des pays de l’OTAN peinent à faire face au coût élevé de la vie et estiment que les services publics ont déjà été réduits à l’extrême, une remilitarisation pourrait aggraver encore l’insécurité économique. Une augmentation des dépenses militaires pourrait se traduire par une diminution des budgets consacrés à l’éducation, à la santé et aux programmes d’aide aux plus démunis. Le gouvernement britannique a annoncé déjà qu’il réduirait son budget d’aide internationale, qui atteignait autrefois l’objectif mondial de 0,7% du revenu national brut, à 0,3% d’ici 2027 afin de permettre une augmentation des dépenses militaires. D’autres pays lui emboîtent le pas.
Il en résultera un transfert considérable de revenus des populations les plus pauvres du monde vers des entreprises de défense politiquement puissantes, principalement basées aux États-Unis. Trump pourra s’en réjouir, et l’industrie de l’armement le récompensera sans doute par des dons encore plus importants, mais les conditions qui alimentent l’insécurité et les conflits dans une grande partie du monde risquent de s’aggraver.
L’OTAN a retrouvé une place prépondérante avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022, qui a poussé la Finlande et la Suède à rejoindre l’alliance. Mais certains États ne se sont toujours pas alignés sur les exigences de Trump. L’Espagne a fait valoir qu’elle avait obtenu une dérogation à l’objectif de dépenses, ce qui a incité la Belgique et la Slovaquie à réclamer une flexibilité similaire. Le gouvernement slovène, qui a récemment perdu un vote parlementaire visant à augmenter les dépenses de défense à 3% du PIB d’ici 2030, a réagi en annonçant la tenue d’un référendum consultatif sur le maintien de l’adhésion du pays à l’OTAN ; ce qui semble être une manœuvre politique visant à déjouer l’opposition. Quant aux États qui n’obtempèrent pas, Trump a menacé de prendre des mesures de rétorsion dans le cadre des négociations commerciales en cours.
De nouvelles opportunités de corruption
Outre les décisions difficiles concernant l’affectation des budgets et les répercussions probables sur les populations en difficulté, un autre problème majeur se pose : la flambée des dépenses de l’OTAN s’accompagne d’une absence totale d’exigences de transparence ou de mécanismes de contrôle standardisés. Il pourrait en résulter une corruption à grande échelle.
Les marchés publics dans le domaine de la défense se déroulent souvent à huis clos, en dehors des règles habituelles de reddition de comptes. Les décisions sont entourées de secret, tandis que la complexité des chaînes d’approvisionnement internationales rend la surveillance encore plus difficile, et que les relations entre l’industrie et les gouvernements brouillent les lignes éthiques. Les liens étroits entre responsables publics et sous-traitants créent des situations de « portes tournantes » qui compromettent l’indépendance des décisions : d’anciens ministres intègrent fréquemment des postes lucratifs de lobbying dans l’industrie de la défense. La sécurité nationale offre un prétexte commode pour justifier des décisions qui, sans cela, ne résisteraient pas à l’examen du public.
L’augmentation rapide des dépenses aggravera les problèmes de responsabilité. L’expérience de la pandémie a montré que les changements soudains dans les dépenses publiques sont rarement transparents et ouvrent la voie à la corruption. Alors que les gouvernements se précipitent pour respecter les délais et que la pression de Trump s’intensifie pour obtenir des résultats immédiats, les procédures d’approvisionnement accélérées risquent de contourner les contrôles et les contrepoids habituels.
La corruption peut nuire à l’efficacité des dépenses de défense. Au cours des deux décennies durant lesquelles les troupes américaines et alliées ont été présentes en Afghanistan, des milliards destinés à développer les capacités de défense locales se sont volatilisés dans des projets fictifs et des bataillons fantômes. La corruption a sapé l’efficacité militaire en produisant du matériel de mauvaise qualité et en compromettant les réseaux logistiques. Cette défaillance systémique a contribué au retour rapide au pouvoir des talibans en 2021. L’argent dépensé sans obligation de rendre des comptes peut acheter l’illusion de la sécurité tout en créant de nouvelles vulnérabilités.
L’expérience de l’Ukraine constitue un autre avertissement. Malgré une surveillance internationale intense depuis le début de l’invasion à grande échelle menée par la Russie, il a fallu des années pour démanteler les réseaux de corruption qui avaient mis la main sur une grande partie du budget de la défense. La corruption a perturbé les chaînes d’approvisionnement, empêché l’acheminement d’équipements essentiels aux forces armées ukrainiennes et affaibli la préparation militaire du pays.
Pendant ce temps, la Russie a passé des décennies à perfectionner ses opérations d’influence malveillantes, utilisant des fonds et des réseaux de complices pour miner les processus démocratiques dans les États occidentaux, y compris dans de nombreux pays membres de l’OTAN. Une explosion des dépenses de défense sans garde-fous en matière de responsabilité risque de créer de nouvelles vulnérabilités que la Russie, d’autres régimes autoritaires ou des groupes criminels organisés pourraient exploiter.
La solution démocratique
Des recherches récentes sur les marchés publics de défense de l’UE ont révélé que des contrats militaires plus transparents entraînent systématiquement des niveaux de corruption plus faibles. Les pays plus transparents dépensent leur argent de manière plus efficace, avec moins de dépassements de coûts et des équipements de meilleure qualité.
Mais l’une des lacunes les plus flagrantes de l’approche actuelle de l’OTAN est l’absence de la société civile dans la gouvernance de la défense. D’autres ministères des États membres de l’OTAN ont l’habitude de consulter, dans une certaine mesure, la société civile. En revanche, les ministères de la défense prennent des décisions budgétaires majeures avec un minimum de participation de celles et ceux qui pourraient veiller à ce que ces choix répondent aux besoins réels de sécurité humaine et soient conformes aux valeurs démocratiques.
Les organisations de la société civile (OSC) apportent des compétences essentielles qui font souvent défaut aux gouvernements : l’indépendance nécessaire pour poser les bonnes questions, l’expertise pour repérer les signaux d’alerte dans des contrats complexes, et la persévérance pour suivre les circuits financiers jusqu’à des destinations politiquement sensibles. La sécurité va au-delà des troupes et des armes : elle implique également de renforcer la résilience des institutions, de lutter contre la désinformation et de renforcer les systèmes démocratiques contre les attaques ; autant de domaines dans lesquels la société civile peut jouer un rôle déterminant. Exclure la société civile est une vision à court terme.
Des voix en première ligne
Francesca Grandi est responsable du département de Défense et Sécurité chez Transparency International.
Les OSC, en particulier celles qui se concentrent sur les droits humains, la transparence, la paix et la sécurité, apportent une expertise essentielle et une légitimité démocratique aux débats sur la défense. Elles agissent comme des garde-fous, des conseillers politiques et des relais entre les gouvernements et le grand public. Dans de nombreux pays, elles disposent des outils et de l’expérience nécessaires pour examiner les budgets, évaluer les risques liés aux marchés publics, surveiller la mise en œuvre des politiques, et amplifier les préoccupations citoyennes. La société civile peut également contribuer à ce que les priorités budgétaires répondent aux véritables besoins de sécurité humaine, plutôt qu’à des signaux géopolitiques ou à des intérêts industriels.
Cependant, la société civile dispose d’un espace extrêmement limité pour participer aux débats sur les politiques de défense. La défense est souvent considérée comme un domaine fermé et protégé de l’intervention civique sous prétexte de sécurité nationale. Cette exclusion traduit une vision erronée de la situation. Sans l’engagement de la société civile, il y a peu de pression pour intégrer des garde-fous, lutter contre les risques de corruption ou envisager des compromis plus larges en matière de sécurité.
Malheureusement, la société civile est largement exclue des processus de l’OTAN, une grave erreur qui affaiblit l’approche de l’OTAN face aux défis sécuritaires contemporains. La sécurité va bien au-delà des missiles et des chars d’assaut : elle englobe la lutte contre la désinformation, le renforcement de la résilience institutionnelle, la protection des infrastructures énergétiques et le renforcement des systèmes démocratiques. La société civile joue un rôle essentiel dans tous ces domaines.
Le fait que les nouveaux engagements de l’OTAN ignorent largement l’espace civique, la transparence et la responsabilité publique est particulièrement problématique, surtout lorsque les 1,5% du PIB alloués à la résilience et à l’innovation devraient inclure des efforts pour renforcer les institutions démocratiques.
Les recherches montrent clairement que la transparence et l’accès à l’information dans le secteur de la défense ne sont pas intrinsèquement incompatibles avec la sécurité nationale. Une plus grande ouverture, lorsqu’elle est correctement gérée, améliore les résultats en matière de sécurité. Les OSC peuvent jouer à la fois un rôle de surveillance et de partenaire stratégique, en aidant les gouvernements à trouver un équilibre entre la transparence et les préoccupations légitimes pour leur sécurité. Leur inclusion peut renforcer la résilience démocratique, atténuer les risques d’intégrité et garantir que les politiques de défense servent l’intérêt public, et non pas uniquement les agendas des élites ou de l’industrie.
Ceci est un extrait édité de notre conversation avec Francesca. Lisez l’interview complète (en anglais) ici.
Une supervision efficace ne signifie pas que les États doivent révéler des détails opérationnels sensibles ou compromettre leur sécurité. Elle implique de suivre les flux financiers, de surveiller les performances des prestataires et de garantir des processus d’appel d’offres concurrentiels. Les groupes de la société civile ont démontré à maintes reprises qu’ils pouvaient enquêter sur les dépenses de défense sans mettre en danger la sécurité nationale.
Avant que les fonds ne commencent à être débloqués, l’OTAN devrait mettre en place une initiative pour la transparence des marchés publics dans le domaine de la défense, établissant des normes de base pour les États membres. Cela pourrait inclure l’obligation de divulguer publiquement la valeur des contrats et les critères de sélection des fournisseurs. Ces normes devraient s’appliquer aux achats sur les marchés publics et privés, aux exportations, aux accords de compensation et aux dépenses consacrées à l’IA, aux cyber capacités et à la recherche et développement. Les parlements nationaux doivent être habilités à examiner les décisions, et les organismes de contrôle indépendants doivent disposer de ressources suffisantes pour suivre les flux financiers. Les uns et les autres devraient s’appuyer sur l’expertise de la société civile.
Les OSC doivent être protégées et autorisées à surveiller les flux de dépenses en matière de défense. Par ailleurs, la protection des lanceurs d’alerte dans le secteur de la défense doit être renforcée. Alors que les OSC du monde entier subissent des coupes budgétaires, notamment en raison du démantèlement de l’aide internationale sous l’administration Trump, toute augmentation des dépenses de défense ne doit pas se faire au détriment de la démocratie et des droits humains.
La crédibilité de l’OTAN, et en fin de compte sa sécurité, dépend de sa capacité à concilier la sécurité humaine avec le respect des valeurs démocratiques. Cela ne sera possible que si la société civile peut jouer pleinement son rôle.
NOS APPELS À L’ACTION
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L’OTAN devrait intégrer des mesures de transparence et de lutte contre la corruption dans ses efforts visant à établir des normes pour les États et à réduire le détournement des ressources.
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Les États devraient mettre en place des mécanismes solides d’intégrité et de redevabilité en matière de dépenses de défense, en habilitant les parlements nationaux et les organes de contrôle indépendants à examiner les décisions.
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La société civile devrait être incluse dans les processus de l’OTAN et son rôle de surveillance devrait être respecté.
Pour toute interview ou information complémentaire, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture de Piroschka Van De Wouw/Reuters via Gallo Images