Le surtourisme : la société civile se mobilise
Ces dernières années, des manifestations contre le surtourisme se sont multipliées dans les destinations de vacances du monde entier. Les militants dénoncent les impacts du nombre élevé de touristes sur l’environnement et sur leur qualité de vie, ainsi que les opportunités économiques limitées pour la population locale. Compte tenu du coût élevé du logement, l’essor de la location saisonnière est de plus en plus critiqué. Les autorités réagissent en introduisant des mesures telles qu’une réglementation plus stricte d’Airbnb et d’autres plateformes similaires, ainsi que des taxes touristiques. Elles doivent travailler avec la société civile afin de trouver un juste équilibre entre les droits des touristes et ceux des habitants.
C’est la haute saison estivale en Europe et en Amérique du Nord, et au milieu d’une série de vagues de chaleur liées au changement climatique, les gens affluent vers les plages et se pressent dans les centres-villes en nombre toujours plus important. Ils font partie d’une industrie gigantesque: l’année dernière, la part du voyage et du tourisme dans l’économie mondiale s’élevait à 10.900 milliards de dollars, soit environ 10% du PIB mondial. Après la pandémie de COVID-19, le secteur du voyage a rebondi plus fort que jamais.
Mais les habitants des destinations touristiques sont bien conscients des inconvénients: afflux massif de visiteurs, changements permanents dans leurs quartiers, comportements antisociaux, services locaux sous pression, impacts environnementaux tels que les déchets et la pollution, et flambée des coûts du logement.
Le surtourisme se produit lorsque l’industrie touristique affecte de manière systématique la qualité de vie des habitants. C’est un problème croissant, comme en témoignent les récentes manifestations dans plusieurs pays, où des groupes de base de la société civile exigent des approches plus durables.
Les protestations des habitants
Le mois de juin a été marqué par des manifestations coordonnées à travers l’Europe. À Barcelone, une ville de 1,6 million d’habitants qui accueille 32 millions de visiteurs par an, l’Assemblée de Quartier pour la Décroissance Touristique a organisé une manifestation au cours de laquelle des participants ont bloqué les entrées des hôtels, lancé des fumigènes et tiré avec des pistolets à eau. À Gênes, les manifestants ont traîné une réplique de bateau de croisière dans le dédale des ruelles du centre médiéval afin de dénoncer les impacts du tourisme de croisière. Ces actions avaient été coordonnées lors d’une réunion en avril entre des représentants de France, d’Italie, du Portugal et d’Espagne, qui ont formé le Réseau sud-européen contre la touristification.
Ce n’étaient pas les premières manifestations. En mai, des milliers de personnes sont descendues dans les rues des îles Canaries, en Espagne, tandis que l’an dernier, des manifestations avaient déjà eu lieu dans plusieurs villes européennes. Plus récemment, les habitants du quartier de Montmartre, à Paris, ont accroché des banderoles devant leurs maisons pour dénoncer les effets du surtourisme sur leur quartier.
Les groupes de la société civile ne se contentent pas de manifester. Aux Pays-Bas, le collectif de résidents Amsterdam Has a Choice menace d’intenter une action en justice contre la municipalité. En 2021, à la suite d’une pétition lancée par la société civile qui a recueilli plus de 30 000 signatures, le conseil municipal a fixé une limite annuelle de 20 millions de nuitées touristiques. Mais des études montrent que cette limite a été régulièrement dépassée. Le groupe envisage désormais de poursuivre la ville en justice pour la faire respecter.
Des habitants manifestent dans plusieurs pays parce qu’ils sont confrontés au même problème: le surtourisme transforme leurs communautés et les pousse de plus en plus à partir.
Les impacts environnementaux et sociaux
Le tourisme peut créer des emplois, mais il s’agit souvent d’emplois mal rémunérés ou saisonniers qui offrent peu de droits aux travailleurs. Dans les lieux très touristiques, les commerces de proximité dont dépendent les habitants sont souvent remplacés par des commerces destinés aux touristes, tandis que les entreprises déjà implantées sont évincées par des loyers trop élevés.
Les impacts environnementaux touchent les résidents alors que les touristes en sont protégés: à Ibiza, des militants se plaignent des restrictions d’eau imposées, alors que les hôtels ne sont soumis à aucune limitation. Les espaces communs dont dépendaient autrefois les résidents, tels que les plages et les parcs, peuvent devenir surpeuplés et dégradés. À terme, les communautés risquent de se transformer en décors et en lieux d’extraction, affectant des aspects intangibles mais essentiels comme l’identité et le sentiment d’appartenance. C’est pourquoi un mouvement espagnol a choisi de s’appeler « Moins de tourisme, plus de vie ».
Ce n’est pas seulement le nombre de touristes qui a un impact, mais aussi le type de tourisme. Les effets croissants du tourisme de croisière suscitent de plus en plus d’inquiétudes. Autrefois réservé aux générations plus âgées, ce type de tourisme attire désormais des personnes de tous âges. Le secteur est en plein essor.
Les habitants des petits États insulaires des Caraïbes sont depuis longtemps conscients des effets du tourisme de croisière intensif: émissions élevées de gaz à effet de serre et déchets déversés dans les mers, aménagements du littoral qui détruisent les écosystèmes côtiers, appropriation étrangère de sites stratégiques et opportunités économiques limitées pour les populations et les entreprises locales.
Les croisiéristes débarquent généralement en grand nombre dans les villes pour de courtes périodes, causant des perturbations mais contribuant peu aux commerces locaux, car ils dépensent principalement leur argent dans des activités contrôlées par les compagnies de croisière. Le problème prend littéralement de l’ampleur: les navires sont de plus en plus grands. Les paquebots actuels sont de véritables villes flottantes, les plus grands pouvant accueillir plusieurs milliers de personnes. Lorsqu’ils accostent, ils dominent le front de mer des villes, devenant un symbole incontournable du surtourisme.
Les problèmes de logement
Le coût du logement est une préoccupation majeure dans les protestations contre le surtourisme. Dans de nombreux pays, les prix d’achat ou de location d’un logement s’envolent, dépassant largement l’évolution des salaires. Les jeunes sont particulièrement touchés, contraints de consacrer une part toujours plus importante de leurs revenus au loyer, beaucoup d’entre eux étant contraints de vivre dans des logements précaires et mal entretenus, avec la perspective de ne jamais pouvoir acheter un logement. C’est un enjeu politique croissant, qui explique en partie la recherche de nouveauté politique chez les jeunes électeurs, au profit des politiciens nationalistes et populistes.
La crise du logement a de multiples causes, parmi lesquelles les idéologies ultracapitalistes qui considèrent le logement comme un actif et un outil d’investissement plutôt que comme un besoin public, ce qui conduit à des villes profondément inégalitaires où une minorité riche peut vivre confortablement grâce aux loyers versés par les moins fortunés. La croissance démographique urbaine, les coûts élevés de construction et la pénurie de logements disponibles en sont d’autres facteurs.
Mais le tourisme a également un impact, car il favorise l’utilisation croissante des logements pour des locations de courte durée plutôt que pour des résidences permanentes. La plupart des vacanciers séjournaient auparavant dans des hôtels, mais aujourd’hui, beaucoup utilisent Airbnb et des services similaires pour séjourner dans des appartements gérés de façon privée. Les habitants des zones touristiques ont vu de nombreux logements autrefois accessibles être rachetés comme investissements destinés à des locations lucratives de courte durée. Cela a entraîné une diminution de l’offre de logements et une flambée des prix de ceux qui restent disponibles.
Les habitants d’immeubles en grande partie convertis en locations de courte durée se plaignent de la désertification de leur quartier: ils n’ont pas de voisins, mais doivent souvent supporter le comportement antisocial de visiteurs venus faire la fête toute la nuit. Ce secteur est souvent moins réglementé que celui des hôtels traditionnels, et les propriétaires peuvent facilement contourner les règles et échapper à l’impôt. Rien qu’en Espagne, on estime qu’il existe 66 000 appartements touristiques illégaux.
À Mexico, la colère monte depuis peu contre le nombre croissant de nomades numériques – des personnes qui voyagent d’un pays à l’autre tout en travaillant à distance – et leur impact sur le logement. Depuis la pandémie, la ville est devenue le lieu de séjour temporaire pour de nombreux nomades numériques, principalement originaires des États-Unis et d’autres pays du Nord, attirés par le coût de la vie relativement bas. Cela a favorisé l’essor d’Airbnb ainsi que des entreprises spécialement créées pour accueillir les nomades numériques américains. En juillet, des manifestations ont eu lieu dans le centre-ville, et certains participants ont vandalisé des commerces et tagué des graffitis.
On estime aujourd’hui à 40 millions le nombre de nomades numériques dans le monde, avec une forte concentration dans certaines villes où la société civile réclame des mesures contre le surtourisme, comme Amsterdam, Barcelone et Lisbonne. En 2022, le Portugal a lancé un programme pour les nomades numériques, avec des taux d’imposition réduits pour les travailleurs étrangers, après avoir facilité l’octroi de permis de séjour en échange d’achats de biens immobiliers. Le pays est aujourd’hui confronté à une crise du logement ; de nombreux habitants consacrent la quasi-totalité de leurs revenus pour payer leur loyer.
Les oligarques à l’étranger
Pour les militants de Venise, qui accueille 30 millions de touristes par an, la situation a atteint son paroxysme en juin dernier avec le mariage incroyablement fastueux du milliardaire d’Amazon Jeff Bezos et de l’ancienne présentatrice de télévision Lauren Sánchez. Il ne s’agissait pas de surtourisme, mais bien d’une occupation oligarchique. Mais l’événement a soulevé bon nombre des mêmes préoccupations et a illustré la marchandisation et la privatisation des monuments emblématiques de la ville. Pendant plusieurs jours, le couple et leurs nombreux invités célèbres ont fait la fête dans les plus beaux sites de Venise, protégés par un dispositif de sécurité intensif. Les habitants se sont plaints des nombreux désagréments, des rues fermées et des bateaux-taxis complets, mais sans bénéficier des retombées économiques tant vantées. Les célébrations ont également eu un impact environnemental considérable: plus de 90 jets privés ont transporté les invités de marque à Venise.
L’événement a servi de point de ralliement pour les militants contre le surtourisme et, plus largement, pour les défenseurs des droits humains, notamment les membres du mouvement des Sardines, qui s’oppose au populisme de droite. Ils se sont mobilisés sous le slogan « Pas de place pour Bezos » et ont accroché des banderoles sur les monuments vénitiens – rapidement retirées – pour protester contre la concentration de la richesse et du pouvoir que représente Bezos. Parmi leurs revendications figurait l’exigence que Bezos et ses collègues milliardaires paient davantage d’impôts. Bezos et Sánchez auraient même dû modifier l’un de leurs lieux de fête après que des militants aient menacé de remplir un canal de crocodiles gonflables pour perturber l’arrivée de leurs invités.
Des mesures s’imposent
Les manifestations contre le surtourisme ont fait la une des journaux l’année dernière lorsqu’un groupe a aspergé d’eau des touristes à Barcelone. Mais dans l’ensemble, les manifestants affirment clairement qu’ils ne veulent pas s’en prendre aux touristes et qu’ils ne sont pas motivés par la xénophobie. Ils veulent un juste équilibre entre les touristes qui profitent de leurs vacances et les habitants qui veulent pouvoir vivre leur vie. Ils veulent que ceux qui tirent profit du tourisme paient leur juste part pour lutter contre les problèmes liés au surtourisme.
Les protestations produisent leurs effets ; les autorités commencent à limiter les locations saisonnières. L’année dernière, un tribunal espagnol a ordonné la suppression de près de 5 000 annonces Airbnb à la suite d’une plainte pour violation de la réglementation touristique. Le maire de Barcelone a annoncé son intention de supprimer les locations touristiques de courte durée dans un délai de cinq ans en refusant de renouveler les plus de 10 000 licences arrivant à expiration. Les autorités de Lisbonne ont suspendu l’octroi de nouvelles licences de location de courte durée, et celles d’Athènes ont introduit une interdiction d’un an pour les nouvelles inscriptions. A New-York, de nouvelles réglementations strictes pour limiter l’usage d’Airbnb ont été introduites en 2023.
Il subsiste toutefois de nombreuses lacunes réglementaires dans de nombreux pays, et les gouvernements nationaux et locaux devraient collaborer avec les militants pour développer davantage la réglementation, en particulier pour les locations de courte durée.
De nombreuses autorités locales ont également instaurer des taxes touristiques, tandis que Venise a commencé à faire payer un droit d’accès en haute saison aux non-résidents pour accéder au centre-ville et qu’Athènes attribue désormais des créneaux horaires afin de gérer le nombre de visiteurs au Parthénon. Il est important que les taxes et les redevances ne soient pas utilisées simplement pour soutirer plus d’argent aux touristes ou freiner la demande ; l’argent doit être utilisé pour aider directement les communautés touchées et atténuer les dommages causés par le surtourisme.
Les autorités doivent aussi être plus attentives à leurs choix en matière de marketing et s’interroger sur le fait de promouvoir peut-être trop largement le tourisme. Des tentatives de collaboration avec des influenceurs sur les réseaux sociaux afin de développer des approches touristiques plus ciblées ont échoué, des foules se précipitant dans les lieux mis en avant pour tenter de reproduire la photo parfaite. Les campagnes marketing de promotion devraient plutôt chercher à sensibiliser les visiteurs à l’impact qu’ils peuvent avoir et à les inciter à faire des choix qui minimisent cet impact.
Les mouvements militants contre le surtourisme vont certainement se développer, reliant les groupes préoccupés par les questions environnementales, de logement et de conditions de travail, à mesure que le problème s’aggrave et que le changement climatique exerce une pression encore plus forte sur des ressources déjà limitées. Les préoccupations liées au surtourisme sont en fin de compte l’expression d’une frustration face à un problème plus vaste: les économies ne fonctionnent pas au profit de la majorité de la population. Les États et la communauté internationale doivent se pencher de toute urgence sur la question de savoir comment rendre les économies plus justes, plus durables et moins extractives, et ils doivent écouter les mouvements contre le surtourisme qui tirent la sonnette d’alarme.
NOS APPELS À L’ACTION
-
Les gouvernements nationaux et locaux devraient renforcer la régulation des locations de vacances de courte durée afin de réduire leurs impacts sur la disponibilité et le coût des logements résidentiels.
-
Les autorités dans les zones touchées par le surtourisme doivent collaborer avec les groupes militants afin de développer des approches telles que les taxes touristiques et des campagnes responsables de promotion qui contribuent à une meilleure gestion du tourisme.
-
Les mouvements locaux qui luttent contre le surtourisme doivent veiller à ne pas diffuser de messages xénophobes et à s’associer à des mouvements plus larges en faveur de la justice économique, environnementale, du droit au logement et au travail.
Pour toute demande d’entretien ou pour plus d’informations, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture par Nacho Doce/Reuters via Gallo Images