« Les médias et réseaux sociaux sont des champs de bataille où circulent massivement rumeurs et désinformation »
CIVICUS discute des prochaines élections présidentielles en Côte d’Ivoire avec Kaberu Tairu, représentant pays pour la Côte d’Ivoire du Centre pour l’innovation et le développement du journalisme (Centre for Journalism Innovation and Development), un think-tank ouest-africain spécialisé dans l’innovation et le développement des médias. Fondé en 2014 au Nigeria, le Centre se concentre sur le journalisme d’investigation, la vérification de l’information et la défense de la liberté d’expression, étendant depuis 2020 ses activités à plusieurs pays africains.
L’élection se prépare dans un climat de forte tension politique. La candidature du président sortant Alassane Ouattara à un quatrième mandat ravive les débats sur la limitation constitutionnelle du nombre de mandats, la Constitution ayant initialement restreint les mandats à deux avant d’être révisée en 2016. Le Conseil constitutionnel a disqualifié la majorité des candidatures, y compris les plus importantes. Ces exclusions ont provoqué des manifestations de l’opposition et alimenté les craintes quant à la transparence du scrutin, dans un pays où aucune élection présidentielle n’a donné lieu à une alternance pacifique depuis 1995.
Quel est le contexte politique de cette élection ?
Une forte polarisation domine la campagne. L’annonce de la candidature du président Ouattara à un quatrième mandat le 29 juillet a relancé les controverses sur l’interprétation de la révision constitutionnelle de 2016. Selon M. Ouattara et son parti, le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix, cette nouvelle constitution aurait effacé les deux premiers mandats, lui permettant ainsi de briguer deux mandats supplémentaires. L’opposition conteste vigoureusement cette lecture, estimant que les mandats antérieurs doivent être comptabilisés.
Le rejet par le Conseil constitutionnel de plusieurs candidatures de figures majeures de l’opposition a amplifié les tensions. Parmi les candidats écartés de la course présidentielle figurent l’ancien président Laurent Gbagbo, du Parti des peuples africains-Côte d’Ivoire, et l’ancien ministre Tidjane Thiam, du Parti Démocratique de la Côte d’Ivoire. Le premier a été disqualifié en raison d’une condamnation pénale, tandis que le second a été écarté pour des irrégularités dans son dossier de candidature. Ces disqualifications ont déclenché des manifestations de l’opposition, dont celle du 9 août à Abidjan sous le slogan « Non à un quatrième mandat ».
Sur les 60 dossiers déposés auprès de la Commission Électorale Indépendante, le Conseil constitutionnel n’en a validé que cinq : celui de M. Ouattara et ceux de quatre opposants. L’homme d’affaires Jean-Louis Billon tente de capter l’électorat modéré, tandis que Simone Ehivet Gbagbo, ancienne première dame et figure historique, fait son retour après l’éviction de son ex-époux. S’y ajoutent deux anciens ministres, Ahoua Don Mello et Henriette Lagou, qui peinent cependant à rivaliser avec les moyens dont dispose le président sortant. Face à cette opposition fragmentée et affaiblie par les exclusions, M. Ouattara jouit d’une position hégémonique, s’appuyant sur son bilan infrastructurel et la promesse de stabilité.
Quelles stratégies la campagne de M. Outtara utilise-t-elle pour conserver son avantage ?
Il utilise plusieurs stratégies combinées. L’argument juridique de la « remise à zéro » des mandats fournit une légitimité institutionnelle à la candidature de M. Ouattara. Le rejet de candidatures majeures par le Conseil constitutionnel a automatiquement réduit la compétition, et les arrestations et convocations de responsables de l’opposition contribuent à façonner une perception biaisée du débat politique.
Sur le plan communicationnel, le camp présidentiel martèle ses réalisations passées et ses projets en cours, et insiste sur la nécessité de continuité, évoquant la stabilité face aux défis sécuritaires, économiques et monétaires.
La désinformation joue également un rôle central. On observe la diffusion massive de fausses nouvelles, de théories conspirationnistes et de récits catastrophistes. Ces narratifs se propagent via des relais numériques souvent anonymes. Les médias et réseaux sociaux sont devenus des champs de bataille où circulent massivement rumeurs et désinformation.
Quelles sont les principales préoccupations des électeurs ?
Transparence et équité dominent les attentes. Beaucoup doutent de l’intégrité du scrutin, au vu des disqualifications controversées et des inquiétudes sur la neutralité des institutions électorales. La jeunesse, qui représente environ 70% de la population, réclame des perspectives concrètes en matière d’emploi, d’éducation et de participation politique. Les femmes exigent également plus de visibilité et d’inclusion dans la vie publique.
La sécurité inquiète aussi fortement, tant dans les zones frontalières du nord exposées au terrorisme que dans les villes où persistent des tensions communautaires. Enfin, noyés dans la désinformation, de nombreux citoyens aspirent à accéder à une information fiable et vérifiée, indépendamment des intérêts politiques, pour pouvoir se faire une opinion éclairée.
Comment garantir la transparence du scrutin ?
La société civile doit déployer des observateurs, sensibiliser les citoyens et mener un fact-checking rigoureux. Cela exige qu’elle puisse agir de manière indépendante, qu’elle dispose de financements adéquats et qu’elle bénéficie d’un accès libre aux médias, aux candidats et aux données électorales.
La communauté internationale a également sa part de responsabilité : financer les acteurs locaux, renforcer leurs capacités, fournir des technologies de transparence et déployer une observation électorale crédible. La diplomatie peut aussi peser en exigeant le respect des normes constitutionnelles et en favorisant le dialogue entre le gouvernement et l’opposition.
En fin de compte, la légitimité du scrutin reposera sur un effort collectif. Médias, organisations de la société civile, institutions et citoyens devront tous contribuer à garantir une élection crédible, inclusive et reflétant véritablement le choix populaire.