CIVICUS discute des manifestations pro-démocratiques en cours avec un défenseur des droits humains togolais qui a demandé à rester anonyme pour des raisons de sécurité.

La jeunesse togolaise a participé à des manifestations sans précédent contre les manœuvres constitutionnelles du président Faure Gnassingbé pour prolonger le régime dynastique de sa famille au pouvoir depuis 58 ans. L’arrestation du rappeur Aamron a déclenché le Mouvement du 6 juin, mobilisant une génération qui n’a jamais connu la démocratie mais refuse de se soumettre au contrôle autoritaire. Malgré une répression brutale, la campagne menée par la jeunesse s’est transformée en un mouvement civique plus large, exigeant un véritable changement démocratique. La pression internationale et l’intervention régionale pourraient s’avérer cruciales pour déterminer si ces manifestations marquent le début d’une transition démocratique au Togo ou un nouvel épisode de répression de la dissidence.

Quelle est la situation politique au Togo ?

Nous vivons une situation de blocage politique et de confiscation du pouvoir. En mars 2024, la Constitution a été modifiée de manière unilatérale, sans référendum populaire, alors que la loi l’exigeait. Par ce changement, le pays est passé de la 4ème à la 5ème République. Ce basculement a servi à contourner la limitation des mandats présidentiels inscrite dans la constitution de 1992, obtenue grâce à de grandes mobilisations populaires.

En vertu de la nouvelle constitution, toutes les prérogatives ont été transférées au président du Conseil, qui détient désormais les pouvoirs exécutif, législatif et même certains pouvoirs judiciaires, tandis que le président de la République est devenu une simple figure protocolaire. Il s’agit là d’un moyen déguisé pour notre dirigeant de longue date, Faure Gnassingbé, de rester au pouvoir après 20 ans à la présidence, alors que le peuple réclame l’alternance depuis longtemps.

Cette réforme s’est faite sans débat public réel et dans le mépris des procédures. Les députés qui ont voté ce texte étaient en fin de mandat et n’avaient pas la légitimité de transformer l’avenir du pays. La population a découvert du jour au lendemain qu’elle vivait sous une nouvelle République, sans avoir été consultée.

Aujourd’hui, plus de trois mois après l’investiture de Faure à la présidence du Conseil, il n’y a toujours pas de gouvernement en place, ce qui montre l’ampleur de la crise institutionnelle. La population se sent trahie et privée de ses droits démocratiques fondamentaux.

Pourquoi vous êtes-vous mobilisés ?

Nous sommes descendus dans la rue parce qu’on en a assez d’être pris pour des idiots. On se réveille un matin et on nous dit que le pays est passé dans une 5ᵉ République, comme si le Togo était une boutique privée. Pas de référendum, pas de consultation, juste un petit groupe de députés en fin de mandat qui a décidé, en pleine nuit, de changer la constitution pour que le président reste au pouvoir à vie. C’est un vrai coup d’État constitutionnel, maquillé en réforme.

Pendant vingt ans, on nous a promis des améliorations. Mais qu’est-ce qu’on voit aujourd’hui ? Des salaires de misère, moins de 100 dollars par mois, pendant que les prix explosent. On nous laisse crever de faim pendant qu’une poignée continue de s’accaparer toutes les richesses. Même des enquêtes officielles ont montré que des dignitaires ont volé de l’argent public, et au lieu d’être sanctionnés, ils sont promus.

Et puis il y a eu l’affaire Aamron. Un rappeur qui a simplement dit la vérité : que le peuple a faim. Pour ça, plus de 50 agents sont venus chez lui, l’ont arrêté, rasé, torturé et enfermé dans un hôpital psychiatrique en disant qu’il était fou. Voilà comment on traite ceux qui osent parler. Cet abus a mis le feu aux poudres.

La diaspora a appelé à manifester le 6 juin, jour de l’anniversaire du président, puis les 26, 27 et 28 juin. Des centaines de personnes sont sorties malgré la peur, et la répression a été brutale : plus de 80 arrestations, des disparus, sept morts, dont un jeune garçon de 15 ans qui venait d’obtenir son diplôme. Les Togolais n’oublieront jamais ça.

Les manifestations continuent parce que nous refusons d’être réduits au silence, parce que nous refusons de mourir de faim pendant qu’on nous vole notre avenir. Ce régime veut nous écraser, mais nous ne voulons plus vivre à genoux.

Quelles sont vos principales revendications ?

Nos demandes sont claires : retour à la Constitution de 1992, respect de la limitation des mandats présidentiels, et fin des coups d’État déguisés en « réformes ». Nous exigeons la reddition de comptes pour les crimes commis : les arrestations arbitraires, les disparitions, les morts et les tortures comme celles infligées à Aamron. Ceux qui ordonnent ces atrocités doivent répondre devant la justice, pas être promus à des postes plus élevés.

Nous voulons aussi des mesures concrètes pour que la vie cesse d’être un enfer. Aujourd’hui, avec un salaire minimum qui ne dépasse même pas 100 dollars par mois, on nous laisse mourir de faim. Pendant ce temps, des millions circulent dans les poches des dignitaires du régime. Nous demandons la lutte effective contre la corruption, la publication des rapports des institutions anticorruption, et des poursuites judiciaires pour ceux qui pillent l’État.

Enfin, nous exigeons que les droits fondamentaux soient respectés : liberté de manifester, liberté de presse, droits syndicaux, et droit de vote pour la diaspora. Si nous descendons dans la rue, ce n’est pas par plaisir, mais parce que tout le reste nous a été enlevé. Tant que ces revendications ne seront pas prises au sérieux, la colère du peuple ne cessera pas de gronder.

Quel rôle attendez-vous de la communauté internationale et des organisations régionales ?

La première chose que nous attendons, c’est qu’elles arrêtent ce silence complice. La Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union africaine et certains partenaires internationaux ferment les yeux. Ils savent très bien ce qui se passe au Togo : les morts, les disparitions, la torture, la Constitution bafouée. Et pourtant, ils ne font rien. Ce silence tue, car il donne au régime la liberté de continuer ses abus sans aucune conséquence.

Nous exigeons que la CEDEAO applique ses propres règles. Elle a un protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance qui interdit les changements anticonstitutionnels. Alors pourquoi sanctionner certains pays après un coup d’État militaire, mais laisser passer un coup d’État constitutionnel au Togo ? Ce deux poids deux mesures est inacceptable. Nous demandons que l’État togolais soit tenu responsable, que les violations soient condamnées publiquement, et que les sanctions visent les dirigeants et leurs complices, pas le peuple.

L’Union africaine et les Nations unies doivent aussi cesser de se cacher derrière de beaux discours. Qu’ils envoient des missions, qu’ils exigent des comptes, qu’ils protègent les défenseurs des droits humains et qu’ils surveillent de près la répression. Les bailleurs internationaux, comme la Banque mondiale, le Fonds Monétaire International et l’Union européenne, doivent conditionner leur aide à des avancées concrètes en matière de transparence, bonne gouvernance et respect des droits humains. On ne peut pas continuer à financer un régime qui affame son peuple et piétine ses libertés.

Enfin, nous appelons à la solidarité de la société civile à l’international. Quand les activistes togolais crient, trop souvent leur voix est étouffée. Mais si ces voix résonnent partout, le pouvoir ne pourra plus les ignorer. Tant que les intérêts des puissants ne seront pas touchés, rien ne changera.