La Cour européenne des droits de l’homme a récemment statué en faveur d’un groupe de femmes suisses qui avaient intenté une action en justice au motif que l’incapacité de leur gouvernement à réduire de manière adéquate les émissions de gaz à effet de serre avait une incidence sur leurs droits humains. Les militants du Nord global sont en effet à l’avant-garde de cette initiative consistant à saisir la justice pour faire du changement climatique une question de droits humains, et les militants du Sud global sont de plus en plus nombreux à faire de même. Les litiges relatifs aux droits humains sont parmi les tactiques déployées par la société civile pour faire face à la crise climatique. Mais tandis que la société civile devient d’autant plus nécessaire, son espace est de plus en plus fermé, y compris dans les États démocratiques au cœur de l’Europe.

Un groupe de femmes suisses retraitées vient de remporter une victoire éclatante qui redonne espoir dans la lutte contre le changement climatique. Au début du mois, la Cour européenne des droits de l’homme a statué que le gouvernement suisse violait les droits humains parce qu’il ne faisait pas assez pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Les Suissesses prennent la tête

Plus de 2.500 Suissesses âgées en moyenne de 73 ans ont soutenu la cause, réunies au sein du groupe KlimaSeniorinnen Schweiz (Femmes âgées pour la protection du climat en Suisse). Elles ont fait valoir avec succès que leurs droits à la vie familiale et à la vie privée, garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, étaient violés parce qu’elles étaient particulièrement exposées à un décès prématuré dû à la chaleur extrême.

En Europe, comme ailleurs, des records de chaleur ont été battus en 2023, le continent ayant connu le plus grand nombre de jours de stress thermique extrême jamais enregistré. Le bilan des vagues de chaleur de 2022 en Europe est sombre : on estime que plus de 70.000 personnes sont décédées en raison des températures élevées. Les personnes âgées sont plus vulnérables aux vagues de chaleur, les femmes étant les plus touchées. En Suisse, ce sont les femmes âgées qui ont connu le plus grand nombre de décès pendant la canicule de 2022. Les activistes estiment que 60% des personnes décédées auraient survécu sans le changement climatique.

Cet arrêt favorable est historique. Alors que les tribunaux nationaux ont rendu plusieurs arrêts en faveur de l’action climatique ces dernières années, c’est la première fois que la Cour européenne déclare que l’absence d’action contre le changement climatique viole les droits humains, et la première fois qu’une cour internationale des droits humains reconnaît que les personnes ont le droit d’être protégés contre le changement climatique.

Ce ne sera pas la dernière. Au moins six autres affaires liées au climat seront prochainement examinées par la Cour européenne, dont une intentée contre le gouvernement norvégien par Greenpeace Nordic, qui estime que les projets d’expansion de l’extraction de combustibles fossiles dans les eaux arctiques sont contraires aux droits humains. Les tribunaux nationaux pourraient également suivre le précédent de la Cour européenne. D’autres litiges suivront certainement.

La Cour a rejeté l’argument du gouvernement suisse – un argument déjà utilisé par les États en réponse aux litiges sur le climat – selon lequel les émissions de gaz à effet de serre du pays étaient insignifiantes à l’échelle mondiale et qu’une réduction de ces émissions ne ferait donc pas une grande différence. La nécessité d’éviter les points de basculement climatiques rend significatives les contributions de chaque pays.

La Cour a estimé que le gouvernement suisse n’avait pas mis en place un budget carbone et qu’il ne respectait pas ses engagements en matière de réduction des émissions : il est censé réduire les émissions de moitié par rapport aux niveaux de 1990 d’ici à 2030 et parvenir à un niveau net zéro d’ici à 2050. Le gouvernement ne peut pas faire appel de la décision de la Cour.

Un champ d’action grandissant

Cette affaire est l’une des trois que la Cour a déjà examinées, et la seule à avoir abouti. Les poursuites engagées par un groupe de jeunes citoyens portugais contre 32 États européens et par un politicien français contre la France ont toutes deux été rejetées, pour des raisons de procédure plutôt que de fond. Or, cette victoire est un triomphe pour tous, puisque chacun bénéficiera des réductions d’émissions qui devraient en résulter.

De nombreuses affaires judiciaires liées au climat dans le monde sont engagées par des jeunes, qui soutiennent à juste titre que le changement climatique les affecte de manière disproportionnée, puisqu’il empiète sur les droits des générations futures. Mais les jeunes militants portugais ont reconnu la contribution essentielle de leurs homologues suisses plus âgés, montrant ainsi à quel point la solidarité intergénérationnelle est vitale pour les luttes de la société civile.

Les défenseurs du climat ont de plus en plus recours au contentieux pour obliger les gouvernements et les entreprises à rendre compte de leur inaction face à la crise climatique. Plus de 1.500 litiges climatiques ont été déposés depuis la conclusion de l’Accord de Paris en 2015, et plus de la moitié d’entre eux ont connu une issue favorable. On observe une tendance croissante des plaideurs climatiques à encadrer leurs actions en justice autour des accords nationaux, régionaux et mondiaux sur les droits humains, qui, selon eux, sont violés lorsque les gouvernements et les entreprises ne prennent pas les mesures adéquates.

Parmi les succès récents, la Cour d’appel de Bruxelles a imposé en novembre dernier un objectif contraignant de réduction des émissions aux autorités belges à la suite d’une action en justice concernant une violation des droits humains. Le même mois, un tribunal allemand a décidé que le gouvernement devait immédiatement adopter un programme d’action sur les objectifs d’émissions pour la construction et les transports. En août 2023, 16 jeunes militants ont gagné un procès dans le Montana, aux États-Unis, le tribunal estimant que les politiques du gouvernement de l’État en faveur des combustibles fossiles violaient leur droit à un environnement sain.

Des voix en première ligne

Sarah Tak est coordinatrice générale de Klimaatzaak (« Affaire climatique »), qui a récemment gagné son procès contre les autorités belges.

 

Le verdict rendu par la Cour d’appel de Bruxelles le 30 novembre 2023 est véritablement historique, car ce n’est que la deuxième fois dans le monde que des juges imposent une obligation contraignante aux gouvernements d’atteindre un objectif défini de réduction des émissions. La première victoire a été remportée par la Fondation Urgenda aux Pays-Bas en 2015. Notre verdict a conclu que la politique climatique du gouvernement fédéral belge, du gouvernement bruxellois et du gouvernement régional flamand était négligente dans la mesure où elle constitue une violation des droits humains de l’ensemble des 58 586 codemandeurs individuels dans le cadre du procès.

Nous sommes un mouvement de citoyens inquiets qui ont décidé de lancer des actions en justice pour forcer les gouvernements à agir sur le climat. Au départ, nous n’étions que 11 personnes, mais nous sommes devenus un mouvement populaire de 58.586 citoyens. Ce nombre fait du contentieux climatique belge le plus important au monde, raison pour laquelle on le considère une action en justice menée par et pour les citoyens.

Notre action s’inscrit dans une tendance plus large et crée un précédent juridique important qui est déjà utilisé aujourd’hui dans d’autres juridictions pour tenter d’imposer des objectifs climatiques similaires. Pour que les politiques climatiques aient une chance d’être efficaces, il est urgent de fixer des objectifs nationaux ambitieux de réduction des émissions.

Notre affaire est déjà consultée et référencée par la société civile dans d’autres pays. Nous avons été contactés par plusieurs groupes cherchant à obtenir des décisions similaires dans leur pays et essayant de comprendre le raisonnement des juges et d’utiliser leurs arguments dans leurs propres procédures.

 

Ceci est un extrait de notre conversation avec Sarah. Lisez l’intégralité de l’entretien (en anglais) ici.

Historiquement, les procès climatiques ont été intentés par les militants aux États-Unis, puis dans d’autres pays du Nord. Cependant, cette tactique se déploie de plus en plus dans d’autres parties du monde. Des affaires climatiques fondées sur les droits humains sont actuellement en cours dans des pays tels que le Brésil, le Pérou et la Corée du Sud, où la Cour constitutionnelle vient de commencer à entendre une action en justice intentée par des jeunes et des enfants.

Une autre avancée a eu lieu en Inde ce mois-ci, lorsque la Cour suprême du pays a statué que les citoyens indiens ont un droit fondamental à ne pas subir les effets néfastes du changement climatique, au motif que la constitution garantit les droits à la vie et à l’égalité. Cette décision pourrait permettre aux militants de demander des comptes au gouvernement indien s’il ne les protège pas du changement climatique.

L’un des arrêts pris en compte par la Cour suprême indienne pour parvenir à ses conclusions est le verdict de 2015 ordonnant au gouvernement néerlandais de prendre des mesures plus robustes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, ce qui montre qu’un jugement rendu dans une juridiction peut contribuer à la constitution d’une décision favorable dans une autre.

La nécessité d’un espace civique ouvert

Les actions en justice s’étendent dans le temps. La Cour européenne a accéléré les trois procédures relatives au climat, reconnaissant ainsi l’urgence de la crise climatique – mais il a tout de même fallu près de huit ans aux activistes suisses pour y parvenir, puisqu’elles ont tout de même dû épuiser toutes les voies de recours offertes par leur système juridique national avant d’atteindre la Cour européenne.

Le litige n’est qu’un parmi les nombreux outils vitaux utilisés par les défenseurs du climat. L’ampleur et l’urgence de la crise climatique signifient qu’un large éventail de la société civile continue à travailler sur tous les fronts possibles, y compris par le biais du plaidoyer de haut niveau auprès des gouvernements nationaux et dans les processus mondiaux tels que les sommets climatiques COP. La pression des consommateurs, l’activisme auprès des actionnaires, les campagnes pour le désinvestissement des combustibles fossiles, les manifestations de rue et l’action directe non-violente font aussi partie des outils en faveur de l’action climatique.

Mais c’est précisément au moment où la société civile montre à quel point elle est nécessaire que sa capacité d’action est réduite, notamment par les restrictions imposées aux droits de manifester. Depuis longtemps, les militants qui s’opposent à l’extraction des combustibles fossiles dans de nombreux pays du Sud sont malheureusement la cible de la criminalisation, de la diffamation, de la violence, et d’une répression qui ne s’est jamais relâchée. Cependant, depuis quelques années, une tendance inquiétante se dessine : de nombreux États du Nord limitent les activités des militants pour le climat.

Récemment, les autorités allemandes et italiennes ont criminalisé des militants en appliquant des lois destinées à lutter contre le crime organisé. Tandis que la police néerlandaise a arrêté des milliers de manifestants, le gouvernement britannique a adopté des lois anti-manifestation et les a utilisées pour emprisonner des militants pacifiques de la lutte contre le changement climatique. Ces restrictions croissantes pourraient avoir pour effet de saper les énergies et d’épuiser les rangs du mouvement climatique à un moment où il est le plus nécessaire, notamment dans ces pays où se trouvent de nombreuses grandes entreprises de combustibles fossiles qui ont historiquement contribué aux émissions les plus élevées.

Les États européens devraient tenir compte de l’arrêt de la Cour européenne, reconnaître que le changement climatique est une question de droits humains et s’engager à réduire leurs émissions et à respecter l’espace civique pour l’activisme climatique.

NOS APPELS À L’ACTION

  • La société civile climatique devrait soutenir les litiges climatiques relatifs aux droits humains dans les pays du Sud, notamment à travers du partage de capacités et en mobilisant un soutien pro bono.
  • Les tribunaux devraient adopter une approche fondée sur les droits humains et donner la priorité aux affaires relatives au climat.
  • Les États doivent respecter l’espace civique pour l’activisme climatique, notamment en autorisant et en protégeant les manifestations et les actions directes non violentes.

Pour des interviews ou de plus amples informations, veuillez contacter research@civicus.org

Photo de couverture par Frederick Florin/AFP via Getty Images