Un processus aussi difficile que nécessaire : vers un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains
Le processus d’élaboration d’un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains entre dans sa neuvième année et devrait être sur le point d’aboutir. Mais les raisons pour lesquelles le traité est important rendent également sa réalisation difficile : les grandes entreprises, ainsi que de nombreux États du Nord où elles ont leur siège, ne veulent pas avoir les mains liées. Ils préfèrent que, si un traité est effectivement conclu, ses normes et mécanismes de contrôle soient faibles. La société civile s’efforce de maintenir l’ambition, en apportant au débat son expérience, son expertise et sa capacité à amplifier la voix des personnes les plus touchées par les violations des droits humains liées aux entreprises.
Pas un jour ne passe sans apprendre de nouvelles violations des droits humains en raison des actions des grandes entreprises. Parfois il s’agit de cas de déni des droits fondamentaux du travail et de représailles contre les tentatives d’organisation des travailleurs. Sinon, il peut s’agir de preuves de non-respect des normes fondamentales entraînant des catastrophes qui détruisent l’environnement et font des victimes.
Cependant, il existe une autre histoire : celle des efforts de la société civile pour garantir les droits et l’accès à la justice pour les victimes et pour réclamer que les entreprises s’engagent à réparer leurs actions.
Une des principales voies de ces démarches est le litige, qui a donné lieu à d’innombrables victoires au fil des années. Mais les violations sont bien trop nombreuses pour qu’elles soient toutes traitées de cette manière. Autre problème est qu’une grande partie des violations sont perpétrées par des sociétés transnationales et leurs filiales, représentant aujourd’hui environ un tiers du PIB mondial et deux tiers du commerce international, et qui dépassent ainsi les frontières des juridictions nationales.
D’où la pression de la société civile en faveur de l’élaboration de normes internationales visant à soumettre les entreprises – en particulier les sociétés transnationales – à des obligations en matière de droits humains et à les tenir responsables de leurs violations. Cette pression de longue date a débouché sur un processus aux Nations Unies (ONU) visant à produire un traité juridiquement contraignant sur les entreprises et les droits humains.
Actuellement dans sa neuvième année, il s’agit d’un processus à durée indéterminée. Cependant, parce que chaque jour sans traité est un jour de plus d’impunité, la société civile fait pression sur les États pour que le traité soit prêt à être signé et ratifié d’ici 2025. Mais de nombreux obstacles restent à franchir. Les États du Nord de la planète en particulier – où se trouve le siège de nombreuses grandes entreprises – s’efforcent de retarder les progrès, de rendre le traité moins ambitieux et même de remettre en question son caractère juridiquement contraignant.
Les voix de la ligne de front
Ivette González est directrice de la liaison stratégique, du plaidoyer et des relations publiques du Projet sur l’organisation, le développement, l’éducation et la recherche (PODER), une organisation de la société civile (OSC) régionale basée au Mexique qui se consacre à la promotion de la transparence et de la responsabilité des entreprises en Amérique latine.
Nous vivons dans un monde pratiquement régi par le capital. Depuis que ce modèle économique hégémonique, capitaliste et patriarcal s’est imposé, il est clair que c’est celui qui possède le capital qui décide.
Lorsque les entreprises influencent directement les décisions des pouvoirs de l’État, qu’il s’agisse des pouvoirs exécutif, législatif ou judiciaire, ou d’autres acteurs tels que les organisations internationales ou les institutions bancaires qui devraient fonctionner pour le bien public, en les mettant au contraire au service du bénéfice privé et exclusif de quelques personnes et en priorisant la génération et l’accumulation de richesses par-dessus les droits humains, il se produit un phénomène que nous appelons la « mainmise des entreprises ». Ce phénomène est observé sur tous les continents et se traduit par l’affaiblissement de l’État et de ses institutions. La force de l’État doit être restaurée et le traité sur les entreprises et les droits humains pourrait y contribuer.
L’instrument international juridiquement contraignant vise à réglementer, dans le cadre du droit international des droits humains, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises commerciales. Il cherche ainsi à mettre un frein aux violations de multiples droits humains par les entreprises, tels que les droits à la santé, à la liberté, à la vie privée ou à l’accès à l’information, ainsi qu’à l’impunité avec laquelle elles opèrent et qui leur permet de détruire l’environnement, des territoires, des familles et des communautés entières.
Un tel traité international constituerait également un développement unique dans la mesure où il concernerait les activités extraterritoriales des entreprises, par exemple, les activités des entreprises dont le siège social peut se trouver dans un pays du Nord mais qui peuvent avoir des opérations dans le Sud. À l’heure actuelle, dans de nombreux cas et juridictions, les entreprises ne font que s’autoréguler et ne sont pas redevables de leurs abus et violations des droits humains, ni de la destruction de la vie et de la planète. Certains États progressent en matière de réglementations et de politiques, mais il existe encore des lacunes au niveau international. Nous voulons que ce traité comble l’énorme lacune du droit international qui permet aux crimes des entreprises de rester impunis.
Ceci est un extrait édité de notre conversation avec Ivette. Lisez l’interview complète ici.
Le processus du traité
Le processus a été lancé par une résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies (CDHNU) en juin 2014. Celle-ci a créé un Groupe de travail intergouvernemental (GTI) à composition non limitée chargé d’élaborer un « instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises ».
La présidence du GTI a été chargée de préparer un premier projet de traité qui servirait de base aux négociations de fond à partir de la troisième session du GTI.
Le processus s’est déroulé comme prévu, le GTI étant présidé par le gouvernement de l’Équateur, qui, avec l’Afrique du Sud, avait parrainé le projet de résolution du CDHNU. En septembre 2017, la présidence du GTI a publié un document, Éléments pour le projet d’instrument juridiquement contraignant, qui a été examiné lors de la session tenue le mois suivant. La présidence du GTI a ensuite produit un avant-projet qui a reçu de nouvelles contributions lors de la quatrième session du GTI en octobre 2018.
Des cycles successifs de conversations ont eu lieu au cours des années suivantes, aboutissant à des projets révisés, dont le dernier en date est le Troisième Projet Révisé publié en août 2021 et examiné lors des septième et huitième sessions du GTI en octobre 2021 et 2022.
Il y a des discussions techniques sur les articles, mais la plupart des questions en suspens sont principalement des discussions politiques. Pour cette raison, je pense que le processus prendra encore plusieurs années.
En l’état, le projet actuel reflète l’influence de la société civile, mais les objections d’États puissants menacent d’affaiblir le texte ou de bloquer le processus. Pour s’assurer que cela aboutisse à un instrument adapté, la société civile demande un traité contraignant contenant des règles claires, y compris des mécanismes opérationnels de redevabilité et de réparation.
Un élan à l’ambition
La société civile a joué un rôle décisif à chaque étape, qu’il s’agisse de faire pression pour que le processus soit lancé, de maintenir l’ambition à mesure qu’il progresse ou d’inciter au respect du calendrier d’achèvement.
Depuis les premiers jours, un rôle majeur a été joué par le Réseau international pour les droits économiques, sociaux et culturels (Réseau-DESC), une initiative collaborative de plus de 280 OSC, mouvements sociaux et militants de 75 pays qui œuvrent pour la justice économique et sociale. En 2013, les membres du Réseau-DESC, lors de son Forum des peuples sur les droits humains et les entreprises, ont exposé leurs demandes tendant à une réglementation des entreprises fondée sur les droits humains. Cette déclaration commune est devenue par la suite la déclaration fondatrice de l’Alliance pour un Traité.
L’Alliance pour un Traité est une coalition en campagne qui se mobilise en faveur d’un traité destiné à réglementer les entreprises et à mettre fin aux violations des droits humains, aux atteintes à l’environnement et à l’impunité des entreprises. Sa déclaration appelant à la création d’un GTI pour développer le traité a été soutenue par plus de 600 OSC du monde entier. Les membres du Réseau-DESC et leurs alliés ont mobilisé des actions dans plus de 20 capitales et se sont engagés auprès des représentants des États à Genève. La résolution de 2014 du CDHNU créant le GTI a été la récompense de ces efforts.
Un autre acteur clé de la société civile est la Campagne Mondiale pour la souveraineté des peuples, le démantèlement du pouvoir des entreprises et la fin de l’impunité, connue sous le nom de Campagne Mondiale. Lancée en 2012, il s’agit d’un réseau de plus de 250 mouvements sociaux, OSC, syndicats et communautés locales qui résistent à l’accaparement des terres, à l’extraction minière, aux salaires de misère et à la destruction de l’environnement causés par les sociétés transnationales.
Une fois la bataille gagnée pour la création du GTI, la société civile s’est mobilisée pour tenter de garantir la réalisation d’un traité solide. Elle a plaidé collectivement lors des sessions du GTI et a amplifié les voix des communautés affectées, conjuguant les expériences sur le terrain avec des expertises afin d’examiner les projets et coordonner les réponses. Elle n’a cessé de souligner l’impact disproportionné des abus des entreprises sur les populations autochtones, les femmes et autres groupes marginalisés. Elle a également exigé que la société civile dispose de plus d’espaces démocratiques pour pouvoir échanger avec les décideurs, et que les États du Sud prennent davantage l’initiative dans ce processus.
Ce traité ne doit pas être négocié à huis clos ou exclusivement avec le secteur privé, car cela reviendrait à répéter le même cycle d’opacité et de privilèges qui nous a menés jusqu’ici.
La société civile s’est alliée avec le Groupe de travail des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’homme, créé par le CDHNU en 2011 pour promouvoir, diffuser et mettre en œuvre les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. En tant que mandat de l’ONU, le Groupe de travail est composé d’experts indépendants apportant des compétences et des expériences d’un large éventail de pays, de sujets et de secteurs. La plupart d’entre eux sont issus du monde universitaire et sont souvent sensibles aux demandes de la société civile.
Le invitamos este viernes 10 am Cono Sur a nuestro seminario Respuestas de los Pueblos: Tratado Vinculante: https://t.co/kiKi66QcHt
— ATALC (@atalc) December 9, 2022
En décimo aniversario de la Campaña Global @StopTNCimpunity, reivindicamos nuestra propuesta de #TratadoVinculante sobre transnacionales y #DDHH.👇🏿 pic.twitter.com/dO43m2UFZl
Divisions et désaccords
Même si elle a été adoptée, la résolution qui a créé le GTI ne reflète pas un consensus fort. Une majorité d’États membres du CDHNU a voté contre ou s’est abstenue : la résolution a été adoptée par 20 voix pour, 14 contre et 13 abstentions.
Les modalités de vote reflètent un clivage persistant entre les États du Sud et du Nord, ainsi qu’entre les puissances économiques établies et émergentes. Tous les États qui ont voté pour la résolution étaient des États du Sud, avec une prédominance d’États africains, ainsi que deux puissances du Sud, la Chine et l’Inde. Tous les États qui ont voté contre étaient des États du Nord, avec une prédominance des États européens, ainsi que du Japon et des États-Unis.
Ces lignes de démarcation n’ont pas beaucoup changé au fil du temps – bien que les États se soient divisés un peu différemment lorsque le champ d’application du traité proposé a été modifié : initialement, il était suggéré qu’il se concentre exclusivement sur les sociétés transnationales, mais sa portée a été étendue pour englober d’autres entités commerciales. Toutefois dans l’ensemble, plusieurs États du Nord ont toujours pris le parti du secteur privé. Ils tentent d’éviter un texte qu’ils qualifient de trop rigide ou prescriptif et font pression pour réduire la portée du traité sur des questions clés telles que les droits des populations autochtones.
La société civile se range du côté de la majorité des États du Sud pour exiger des normes plus élevées et des obligations claires et contraignantes. La société civile encourage également une participation plus conséquente des États africains, qui se sont pour l’essentiel beaucoup moins impliqués que ceux d’Amérique latine.
Des divisions entre les États subsistent également sur des questions telles que la prévention des dommages et l’accès aux réparations, les garanties environnementales, les mécanismes de plainte, les délais de prescription et la coopération judiciaire internationale.
Les voix de la ligne de front
Fernanda Hopenhaym est présidente du groupe de travail des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’homme.
Mon espoir est que nous ne nous retrouvions pas avec un traité qui énonce de bonnes intentions sans fixer de règles claires. Comme dans toutes les négociations de cette nature, certaines des questions que la société civile réclame seront probablement laissées en suspens. Il y a beaucoup de choses à prendre en compte : les perspectives des États, les attentes des entreprises et du secteur privé en général, et les demandes de la société civile et de tous les détenteurs de droits.
Je m’attendrais à un texte assez bon et reflétant d’une certaine manière le caractère du processus, qui s’est accompagné d’une société civile et de mouvements sociaux très forts. De mon point de vue, le processus a été soutenu non seulement par l’engagement des États à négocier, mais aussi par l’impulsion de la société civile et le dialogue entre tous les acteurs.
Mais il y a un long chemin à parcourir avant que ce traité ne soit adopté. Cela peut prendre encore plusieurs années : il y a encore beaucoup de travail à faire dans les négociations et en termes de contenu du texte.
Une fois le traité adopté, il faudra faire pression pour qu’il soit ratifié. Rappelons que les traités internationaux n’entrent en vigueur que lorsqu’un certain nombre d’États les ratifient, et que seuls les États qui les ratifient sont liés par eux. C’est là que je vois un énorme défi. Espérons qu’une fois que nous serons parvenus à un texte complet et de qualité, le processus de ratification ne sera plus aussi lent et fastidieux.
Pour cela, nous aurons besoin d’une société civile forte qui puisse pousser les États à ratifier le traité afin qu’il entre en vigueur et devienne contraignant pour les pays signataires. Là encore, je m’attends à ce que ce processus soit long et ardu, car la question de la protection des droits humains dans le contexte des entreprises est épineuse, les intérêts en jeu étant nombreux. Ce qui nous attend sera un grand défi pour tous les acteurs concernés.
Ceci est un extrait édité de notre conversation avec Fernanda. Lisez l’interview complète ici.
Cependant, ce traité est trop important pour être confié exclusivement aux États, et il ne devrait certainement pas dépendre des intérêts commerciaux : on ne peut pas attendre que ceux qui ont joué un rôle si important dans la création du problème proposent une solution.
La voix limitée de la société civile dans le processus a été un défi aussi important que l’engagement inadéquat des États puissants. Dans le cadre de ces limites, tout en insistant à la fois sur l’ambition et la rapidité, la société civile est claire : l’ambition ne doit pas être sacrifiée au nom d’une conclusion rapide du processus, et elle continuera à exiger les normes les plus élevées possibles.
La société civile est toutefois consciente que le traité issu de ce processus ne sera pas une solution miracle. Le plaidoyer et l’engagement de la société civile demeureront nécessaires sur tous les fronts. Mais pour que le traité soit aussi effectif que possible, il faudra que la société civile puisse exercer une influence sur le processus. Il faut permettre à la société civile d’apporter au débat son expérience, son expertise et sa capacité à amplifier la voix des personnes les plus touchées par les violations des droits humains qui continuent d’être perpétrées par les entreprises jour après jour.
NOS APPELS À L’ACTION
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Les Nations Unies devraient élargir l’accès de la société civile afin qu’elle puisse plus facilement apporter les perspectives des personnes les plus touchées par les violations des droits humains commises par le secteur privé et contribuer à l’élaboration d’un traité qui les aborde efficacement.
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Les États devraient établir des partenariats avec la société civile et intégrer leur expérience et leur expertise dans leurs propositions.
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Les organisations de la société civile, en particulier dans les pays du Sud qui ont été peu impliqués dans le processus, devraient faire pression sur leurs États pour qu’ils s’engagent davantage en faveur d’un traité ambitieux.
Photo de couverture par Trócaire