Traité sur les entreprises et les droits humains : une décennie de lutte pour la redevabilité des entreprises
Après une décennie de négociations, le processus visant à établir un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains montre des signes de progrès, mais se heurte encore à des obstacles significatifs. Les efforts visant à réglementer les sociétés transnationales et à les rendre responsables des violations des droits humains commises dans le cadre de leurs activités internationales restent essentiels dans un monde où le pouvoir des entreprises est souvent à l’origine de violations des droits humains. Mais les sociétés transnationales et les États du Nord où elles ont leur siège social résistent au progrès. Alors que le processus d’élaboration du traité avance, la société civile doit continuer à jouer un rôle central en maintenant la pression pour obtenir un accord ambitieux assorti de mécanismes d’application efficaces.
Dans un monde où les sociétés transnationales génèrent plus d’un tiers du PIB mondial et représentent la moitié du commerce international, il devient essentiel d’établir des nouvelles normes dans le but de responsabiliser les entreprises. En effet, leurs activités sont très souvent à l’origine de violations massives des droits humains, telles que la destruction de l’environnement, les déplacements forcés, l’exploitation de la main-d’œuvre et leur implication dans des conflits. Ces violations affectent de manière disproportionnée les populations autochtones, les défenseurs de l’environnement et les communautés des pays du Sud, mais restent souvent impunis en raison des lacunes du droit international.
Face à cette réalité alarmante, la société civile a intensifié ses efforts pour obtenir un instrument international juridiquement contraignant sur les entreprises et les droits humains, ce qui a donné lieu à un processus des Nations unies (ONU) qui se poursuit depuis deux décennies.
Le parcours du traité
Le processus menant à un traité contraignant a commencé en juin 2014, lorsque le Conseil des droits de l’homme (CDH) de l’ONU a adopté une résolution qui a donné lieu à la création d’un groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée. Sa mission principale était d’élaborer un « instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises ».
Cette résolution a marqué une importante victoire pour les organisations de la société civile (OSC), qui plaidaient depuis longtemps en faveur de mécanismes internationaux plus stricts afin de responsabiliser les entreprises. Le Réseau international pour les droits économiques, sociaux et culturels (ESCR-Net) ainsi que la Campagne mondiale pour revendiquer la souveraineté des peuples, démanteler le pouvoir des sociétés transnationales et mettre fin à leur impunité, ont joué un rôle essentiel et dans la mobilisation qui a conduit à l’adoption de la résolution.
La résolution a été adoptée avec 20 voix pour, 14 contre et 13 abstentions, mettant en évidence une nette division entre les positions des pays du Nord et du Sud. Tous les votes en faveur de la résolution provenaient des pays du Sud, notamment la Chine et l’Inde, tandis que les voix contre la résolution provenaient principalement des pays du Nord, y compris le Japon, les États-Unis et les pays européens. Au fil du temps, cette division est restée linéaire et relativement stable, bien que certains États se soient positionnés différemment lorsque le champ d’application du traité proposé s’est élargi pour inclure toutes les entreprises, et non plus uniquement les sociétés transnationales.
Ce clivage reflète en partie une fracture entre les pays d’accueil, majoritairement situés dans le Sud, où les sociétés transnationales opèrent et dont les populations subissent les conséquences directes des violations des droits humains commises par les entreprises, et les pays d’origine, principalement dans le Nord, où ces sociétés ont leur siège. Ces derniers se montrent réticents à imposer des réglementations contraignantes, souvent en raison de leurs intérêts économiques et de l’influence politique exercée par ces entreprises.
Depuis le début, l’Équateur, un de co-auteur de la résolution initiale avec l’Afrique du Sud, préside le processus d’adoption d’un instrument juridiquement contraignant. En septembre 2017, un document intitulé «Éléments pour le projet d’instrument juridiquement contraignant » a été publié et examiné lors de la session suivante. Par la suite, l’Équateur a produit un avant-projet qui a fait l’objet de nouvelles discussions lors de la quatrième session du groupe de travail en octobre 2018.
Au fil des années, plusieurs cycles de discussions ont abouti à des versions révisées du projet, dont la plus récente a été publiée en juillet 2023. En juillet 2024, le CDH a adopté une décision visant à renforcer le soutien du groupe de travail, notamment avec un financement pour des consultations entre les sessions formelles. Début 2025, la présidence a publié une feuille de route actualisée pour 2025 qui prévoit quatre réunions informelles pour discuter des projets d’articles et donner l’occasion de faire des commentaires sur des thèmes clés. Ces réunions se tiendront d’avril à août et porteront sur des questions telles que les droits et la protection des victimes, l’accès aux voies de recours, la prévention, la responsabilité juridique, la juridiction et le délai de prescription. La onzième session du groupe de travail est prévue pour octobre 2025.
Tout au long du processus, la société civile a joué un rôle essentiel en contribuant à maintenir l’élan et l’ambition, amplifier la voix des communautés affectées, rassembler les expériences de terrain et l’expertise juridique, et plaider en faveur de dispositions solides sur la responsabilité des entreprises, l’accès à la justice pour les victimes et l’obligation pour les États de réglementer les activités de leurs entreprises à l’étranger. Dans cette lutte, la société civile a trouvé un allié au sein du groupe de travail de l’ONU sur les entreprises et les droits de l’homme, créé par le CDH en 2011 pour promouvoir, diffuser et mettre en œuvre les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Comme d’autres organes onusiens, le groupe de travail est composé d’experts indépendants, souvent issus du monde universitaire et engagés auprès de la société civile.
Derniers développements
Le groupe de travail a clôturé sa dixième session en décembre 2024. Outre la nouvelle feuille de route, parmi les nouveaux développements figure la nomination d’un groupe d’experts juridiques pour soutenir le groupe de travail et répondre aux questions des États et des OSC.
Parallèlement, le Forum des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’homme, le plus grand rassemblement sur ces questions, qui existe depuis 2011, a tenu sa dernière édition à Genève en novembre dernier. Le Forum a réuni environ 4.000 participants de 156 pays qui ont abordé des sujets clés tels que le changement climatique, les nouvelles technologies, les droits des peuples autochtones, la protection des personnes handicapées, l’accès aux voies de recours et la diligence raisonnable en matière de droits humains. Lors du forum, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, a souligné l’importance d’inclure toutes les parties prenantes dans les discussions. Il a également plaidé en faveur d’une approche considérée comme un «mélange intelligent» de mesures volontaires et contraignantes en matière de droits humains pour les entreprises, conformément aux Principes directeurs, en soulignant que «le monde attend des entreprises qu’elles jouent leur rôle».
L’influence des entreprises et la résistance du Nord
Le traité continue à faire face à une résistance significative de la part de deux sources principales et liées : les États du Nord et les groupes de pression des entreprises. De nombreux pays du Nord où les grandes sociétés transnationales ont leur siège, notamment des États membres de l’Union européenne (UE), le Japon, le Royaume-Uni et les États-Unis, ont fait preuve d’une réticence à s’engager de manière constructive dans le processus de négociations du traité. Ils ont également exprimé une forte préférence pour des approches volontaires plutôt que pour des réglementations juridiquement contraignantes.
La position de l’UE a été particulièrement controversée. Bien qu’il y ait eu quelques signaux positifs, tels que le vote du Parlement européen en janvier 2024 en faveur d’un engagement actif dans le processus de traité, ainsi que l’adoption en juillet d’une Directive progressiste sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, visant à protéger les droits humains et l’environnement, suite à un fructueux travail de plaidoyer de la société civile, l’UE continue de faire preuve de réticence. Elle a accordé aux entreprises une influence considérable dans ses discussions, donnant souvent la priorité aux intérêts des entreprises plutôt qu’aux préoccupations en matière de droits humains.
Plus inquiétant encore, des développements récents suggèrent que les dirigeants de l’UE pourraient revenir sur des engagements antérieurs, reflétant ainsi la tendance politique vers la droite de nombreux États membres de l’UE. En février 2025, une proposition «omnibus» prévoit d’apporter des modifications importantes à la législation européenne, y compris à la Directive sur le devoir de vigilance. Bien que cette proposition soit présentée comme une simplification des principales lois européennes, ses détracteurs affirment qu’elle affaiblirait considérablement les droits du travail et les lois sur le devoir de diligence pour les entreprises, tant au niveau national qu’international. Le Fonds mondial pour la nature a averti que cela constituerait «un coup dévastateur pour les objectifs environnementaux de l’UE».
En réponse, plus de 160 organisations, dont la Fédération internationale pour les droits humains, ont exhorté la Commission européenne à protéger les lois de redevabilité. La mobilisation de la société civile a été particulièrement visible le 25 février, lorsque l’Union des services publics européens, soutenue par environ 40 autres groupes d’activistes, a organisé une manifestation devant la Commission européenne pour protester contre ce recul potentiel. Il reste à voir si le paquet omnibus sera adopté, étant donné que le processus pourrait prendre des années en raison de la nature longue et complexe des discussions au sein des institutions de l’UE.
La participation directe des représentants des entreprises internationales aux négociations du traité constitue un autre défi majeur. Les groupes de pression des entreprises ont très souvent tenté de déstabiliser le processus en modifiant la structure et le champ d’application du traité. L’une des tactiques utilisées a été de faire pression pour que l’instrument juridiquement contraignant englobe «toutes les entreprises», plutôt que de se concentrer spécifiquement sur les sociétés transnationales. Selon de nombreux membres de la société civile, cela pourrait affaiblir l’efficacité du traité.
Les inquiétudes concernant l’influence des entreprises sur le processus d’élaboration du traité se sont intensifiées lors des sessions de l’année dernière, certains États s’opposant fermement à la participation officielle d’entités commerciales. Il a été suggéré que toutes les parties présentant des conflits d’intérêts soient exclues des discussions, mais cet appel n’a pas été pris en compte.
La voie à suivre pour la société civile
Malgré ces défis, un traité ambitieux visant à faire prévaloir les droits humains sur les profits des entreprises demeure à portée de main.
Au-delà des réglementations internationales, un traité contraignant constituerait un modèle pour renforcer les législations nationales, créant ainsi un cercle vertueux de responsabilité. Cela est particulièrement important dans un contexte mondial marqué par des crises interdépendantes – telles que celles liées au climat, à la démocratie et aux inégalités économiques – où les sociétés transnationales jouent un rôle majeur en tant qu’instigatrices et bénéficiaires de ces crises.
La société civile joue un rôle essentiel dans l’avancement du processus, en apportant des contributions constructives et en faisant entendre la voix des communautés affectées dans le but de réussir une meilleure élaboration du traité. Pour qu’un traité contraignant puisse rendre justice aux victimes, la société civile doit continuer à faire pression sur les États pour qu’ils agissent avec plus d’urgence, en particulier face aux nombreuses menaces auxquelles sont confrontés les militants qui œuvrent pour la responsabilité des entreprises.
Bien que les progrès se poursuivent à un rythme lent mais régulier, le message de la société civile reste clair : les droits des personnes doivent passer avant les profits, et il est grand temps que les entreprises soient tenues responsables de leurs actions.
NOS APPELS À L’ACTION
-
Les Nations unies devraient créer des espaces plus inclusifs pour permettre une participation accrue de la société civile au processus du traité et instaurer des garanties contre l’influence excessive des entreprises, notamment en abordant la question des conflits d’intérêts dans les négociations.
-
Les États, en particulier ceux de l’hémisphère Nord, doivent démontrer un véritable engagement en participant activement aux négociations, en soutenant des dispositions ambitieuses et en s’abstenant d’affaiblir les mécanismes existants de responsabilisation des entreprises.
-
Les organisations de la société civile doivent poursuivre leur plaidoyer en faveur d’un traité ambitieux en renforçant les coalitions à l’échelle internationale et en amplifiant les voix des communautés les plus affectées par les violations des droits humains commises par les entreprises.
Pour des interviews ou de plus amples informations, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture par Treaty Alliance/Twitter