Deux ans après l’invasion russe, la société civile ukrainienne continue d’aider les civils par tous les moyens possibles, alors qu’en Russie, Vladimir Poutine a complètement fermé l’espace civique. La société civile ukrainienne se concentre également de plus en plus sur la lutte contre la corruption, une question qu’il serait impossible de soulever en Russie, où la mort récente d’Alexei Navalny, éminent dirigeant de l’opposition, montre le prix à payer pour s’opposer à un régime dictatorial. Poutine semble en sécurité, soutenu économiquement par des États répressifs et prenant peut-être le dessus dans la guerre alors que les États occidentaux hésitent sur le soutien à apporter à l’Ukraine. Mais les moments de contestation révèlent des courants de dissidence qui pourraient conduire à la chute de Poutine.

Le 24 février, l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie est entrée dans sa troisième année. Ce qui devait être une offensive rapide s’est transformée en une guerre interminable dans laquelle deux armées s’affrontent centimètre par centimètre pour conquérir un territoire. Elle a eu des conséquences désastreuses pour les civils : plus de 10.000 personnes ont été tuées, 10 % des habitations ukrainiennes ont été détruites ou endommagées et des violations systématiques des droits humains ont été commises. Comme à Gaza, les journalistes et les professionnels des médias paient également un lourd tribut : au moins 69 d’entre eux ont été tués à ce jour.

Le rôle que peut jouer la société civile constitue une différence essentielle de part et d’autre de la ligne de front. Alors que la société civile ukrainienne est en mesure d’offrir un effort bénévole immense et essentiel, les activistes russes ont été confrontés à des contraintes intenses. La récente mort suspecte du leader de l’opposition Alexei Navalny dans une colonie pénitentiaire de l’Arctique fait partie d’une grande vague de répression.

La société civile ukrainienne mobilisée

En Ukraine, au cours des deux dernières années, la société civile s’est efforcée d’évacuer les civils des zones occupées, de soigner les blessés, de restaurer les bâtiments endommagés et de collecter des fonds au niveau national et international pour permettre une réponse durable. De nouvelles initiatives ont vu le jour tandis que les organisations de la société civile (OSC) existantes se sont vite réorientées depuis l’éclatement de la guerre.

La société civile documente et recueille également des preuves des nombreux crimes commis par la Russie, dans le but de traduire un jour Vladimir Poutine et son entourage devant la justice internationale. L’initiative « Un Tribunal pour Poutine » (T4P), lancée par trois organisations de la société civile ukrainienne, dont le Centre pour les libertés civiles, lauréat du prix Nobel de la paix, recueille et consigne les détails des violations des droits humains, constituant ainsi une base de données qui pourrait être utilisée par la Cour pénale internationale (CPI) et d’autres organes pour rendre la justice. Elle a ainsi enregistré des dizaines de milliers d’incidents susceptibles de constituer des crimes de guerre. En août dernier, elle a présenté à la CPI des preuves d’actes de génocide commis par les forces russes dans la ville de Mariupol. La CPI a ouvert un bureau à Kiev en septembre 2023.

Le Centre pour les libertés civiles travaille également avec l’initiative Euromaidan SOS dans le développement d’une carte des disparitions forcées, y compris de militants et de journalistes, ainsi que d’un guide pour les familles des personnes prises en otage.

Un soutien international durable est nécessaire pour assurer la viabilité à long terme de la société civile ukrainienne, dont l’action est cruciale.

L’année dernière, la société civile ukrainienne s’est de plus en plus concentrée sur la lutte contre la corruption. Cela reflète l’intérêt accru du public pour la gestion de dépenses de la part des agences de l’État, y compris en ce qui concerne la gestion de l’aide internationale, dû à la crainte que le soutien ne se tarisse si les donateurs estiment que les fonds ne sont pas utilisés à bon escient. Certaines organisations, telles que le groupe Money for the AFU, appellent à ce que l’argent qui est actuellement attribué à des projets municipaux soit plutôt affecté à l’effort de guerre. Cela fait écho au sentiment exprimé dans les manifestations contre la corruption.

D’autres concentrent leurs efforts pour assurer une reconstruction sans corruption, notamment en utilisant des outils en ligne pour suivre les dépenses publiques. Le Better Regulation Delivery Office, un groupe de réflexion indépendant de la société civile, constitue l’une des initiatives qui s’efforce d’enquêter et de prévenir la corruption dans le cadre de la reconstruction et la restauration des bâtiments endommagés.

Dans le même temps, la prolongation du conflit a inévitablement pesé sur la capacité de réaction de la population. Le volontariat est passé d’un niveau incroyablement élevé de 80 % de la population dans les premiers mois de la guerre à la moitié de ce chiffre au cours de la deuxième année de l’invasion. Un soutien international durable est nécessaire pour assurer la viabilité à long terme de la société civile ukrainienne, dont l’action est cruciale.

Écrasement de la dissidence en Russie

Pendant ce temps, la Russie continue de saluer l’impact de la société civile en la supprimant par tous les moyens possibles. L’événement récent le plus choquant est la mort de Navalny, les autorités de l’État refusant actuellement de libérer son corps pour qu’il soit enterré. M. Navalny, qui représentait un défi crédible au pouvoir continu de M. Poutine et dénonçait la corruption des élites, avait déjà survécu à une tentative d’assassinat en 2020 avant d’être emprisonné à son retour en Russie. Il est le dernier d’une longue liste de personnes qui ont connu une fin brutale après s’être brouillées avec M. Poutine. La mort de M. Navalny envoie un nouveau message glaçant aux activistes russes.

L’assassinat par l’État est la forme la plus extrême de répression, mais Poutine a bien d’autres tours dans son sac. L’un d’entre eux est la criminalisation des manifestations, comme on l’a vu lorsque les gens se sont présentés à des veillées improvisées pour faire le deuil de Navalny, commémorer son activisme et partager leur colère. Tout en connaissant les conséquences assurées de leurs actions, les gens ont déposé des fleurs sur des monuments informels. La police a arrêté des centaines de personnes, dont des manifestants solitaires portant des pancartes avec des déclarations factuelles qui reprenaient le titre des médias étatiques : « Alexei Navalny est mort aujourd’hui ». Les fleurs ont été rapidement enlevées.

L’organisation de défense des droits humains OVD-Info rapporte que depuis le début de l’invasion à grande échelle, les autorités ont arrêté 19 855 personnes lors de manifestations contre la guerre, engagé 894 procédures pénales contre des militants anti-guerre et introduit 51 nouvelles lois répressives. Le Bélarus, allié fidèle de la Russie, a connu une répression semblable.

Parmi les nombreux autres Russes emprisonnés pour des actes symboliques de contestation, l’artiste de Crimée Bohdan Zizu a été condamné en juin dernier à une peine de 15 ans pour avoir peint un bâtiment aux couleurs du drapeau ukrainien. En novembre, l’artiste Alexandra Skochilenko a été condamnée à sept ans de prison pour avoir apposé des informations sur la guerre sur des étiquettes de prix de supermarchés. En avril, le militant de l’opposition Vladimir Kara-Murza a été condamné à 25 ans de prison. Aujourd’hui, les personnes qui aident les réfugiés ukrainiens vivant en Russie sont criminalisées.

Compte tenu de l’ampleur de la répression, le nombre de manifestations n’est pas non plus révélateur de la situation, mais certaines ont tout de même éclaté.

L’État cible également les organisations. En janvier 2023, les autorités ont considéré Meduza, l’un des derniers médias indépendants de Russie, comme une « organisation indésirable », lui interdisant de fait d’opérer en Russie et criminalisant toute personne qui partage son contenu. En juin, la chaîne de télévision indépendante Dozhd a subi le même sort, tout comme d’autres chaînes au fil de l’année. Signe du peu d’espace dont dispose la société civile, même les organisations de protection de la nature – le World Wide Fund for Nature et le Wild Salmon Center – figurent parmi les organisations déclarées « indésirables ».

En janvier 2023, un tribunal a ordonné la fermeture du Groupe Helsinki de Moscou, la plus ancienne organisation russe de défense des droits humains, en raison d’un vice de forme relatif à son enregistrement. En août, des tribunaux ont ordonné la fermeture d’une autre organisation de défense des droits humains, le Centre Sakharov. Il s’agit de moyens employés à maintes reprises par les autorités pour contraindre de plus en plus d’OSC à la disparition ou à l’exile.

De plus, l’État a accusé de nombreuses personnes et organisations d’être des « agents de l’étranger », qualification destinée à les stigmatiser et à les associer à l’espionnage. En novembre, le Moscow Times a été ajouté à cette liste. Par le biais de nouvelles lois, le gouvernement intensifie de plus en plus sa répression. Ce mois-ci, Poutine a promulgué une loi permettant au gouvernement de confisquer les biens des personnes qui critiquent la guerre.

Les journalistes se trouvent également criminalisés par l’État. En mars, le journaliste du Wall Street Journal Evan Gershkovich a été arrêté pour espionnage, montrant aux journalistes internationaux qu’ils ne sont pas en sécurité. La journaliste russo-américaine Alsu Kurmasheva de Radio Free Europe se trouve également en détention, après avoir été arrêtée alors qu’elle rendait visite à sa famille en Russie. M. Poutine envisage sûrement de les garder pour un échange de prisonniers. Les autorités de l’État ont placé d’autres journalistes basés hors de Russie sur des listes de personnes recherchées ou les ont inculpés par contumace.

Entre-temps, pour alimenter le front russe M. Poutine gracie des personnes condamnées pour des crimes graves, dont notamment l’une des personnes emprisonnées pour avoir organisé l’assassinat, en 2006, de la journaliste d’investigation pionnière Anna Politkovskaïa.

Répression des droits des personnes LGBTQI+

Le gouvernement russe a également redoublé ses attaques contre les personnes LGBTQI+. Le renforcement du contrôle de l’État sur le genre et la sexualité peut sembler étrange à une époque où l’on se focalise sur la guerre. Cependant, la répression des personnes LGBTQI+ par Poutine mobilise les sentiments nationalistes et identitaires étroits qu’il a besoin d’attiser pour pouvoir prétendre que sa guerre est une réaction défensive à l’agression occidentale. Le gouvernement qualifie les demandes de droits des personnes LGBTQI+, ainsi que celles concernant l’égalité de genre, d’importations occidentales.

En décembre, le gouvernement a élargi son interdiction législative, promulguée il y a dix ans, de la « propagande homosexuelle ». Cette loi rend illégal l’éloge des relations LGBTQI+, l’expression publique de diverses orientations sexuelles et le fait de suggérer que cela est normal.

Fin novembre, à la demande du ministère de la justice, la Cour suprême a interdit ce qu’elle a appelé « le mouvement LGBT international », le qualifiant de dangereux pour le tissu moral. Étant donné qu’il n’existe aucune entité concrète correspondant au « mouvement LGBT international », la décision a été largement perçue comme une interdiction générale de tout activisme LGBTQI+, et a donné place à de nouvelles violences à l’encontre des personnes LGBTQI+. Dans les jours qui ont suivi, les forces de sécurité ont effectué des descentes dans les clubs et les bars gays de Moscou.

Par une autre loi, le gouvernement a interdit les accords de maternité de substitution entre hommes russes et citoyens étrangers, rendant la paternité inaccessible aux hommes homosexuels. En juillet, la quasi-totalité de l’aide médicale aux personnes transgenres a été interdite, y compris les services de santé d’affirmation de genre, ainsi que les changements de la mention de sexe sur les documents officiels. Les personnes ayant suivi une procédure d’affirmation du genre se sont vu interdire l’adoption d’enfants et leurs mariages ont été déclarés nuls. De nombreuses personnes transgenres estiment qu’elles n’ont pas d’autre choix que de quitter la Russie. Par le biais de la loi sur les « agents étrangers », les organisations LGBTQI+ sont également ciblées par le gouvernement.

Il est difficile d’espérer un relâchement de la répression de la dissidence, au moins tant que durera la guerre. En mars, Vladimir Poutine se verra octroyer un nouveau mandat par le biais d’élections non compétitives. Aucun candidat crédible n’est autorisé à s’opposer à lui et, récemment, un politicien anti-guerre qui avait émergé de manière inattendue pour servir de point de ralliement à la dissidence a reçu une interdiction de se présenter. L’année dernière, le gouvernement a modifié les lois pour restreindre davantage la couverture médiatique des élections, rendant très difficile la dénonciation des fraudes électorales.

Faible ou fort ?

L’année dernière, Poutine a semblé affaibli pendant un certain temps lorsque son ancien allié, Evgeniy Prigozhin, s’est rebellé contre les progrès de la guerre et a tenté d’affirmer son pouvoir en faisant marcher ses mercenaires du groupe Wagner sur Moscou. Les deux parties ont conclu un accord pour mettre fin au conflit et, deux mois plus tard, Prigozhin est mort dans un accident d’avion suspect.

Poutine a réaffirmé son autorité. Les forces Wagner ont été placées sous le contrôle de l’État et ses mercenaires, renommés « African Corps », continuent de jouer un rôle clé dans plusieurs pays d’Afrique centrale et occidentale contrôlés par l’armée, acheminant des ressources vers le Kremlin.

Actuellement, la Russie a le dessus dans la guerre, grâce à sa plus grande capacité militaire. La contre-offensive ukrainienne de 2023 n’a pas permis de faire pencher la balance et, en décembre, la Russie a lancé un nouvel assaut à grande échelle, provoquant une nouvelle vague de victimes civiles. Récemment, la Russie s’est emparée de la ville d’Avdiivka, bien qu’elle ait subi, selon les rumeurs, de lourdes pertes.

La Russie survit largement aux tentatives des pays occidentaux de l’isoler financièrement, avec des régimes répressifs tels que la Chine, l’Inde et la Turquie compensant la diminution de la demande en combustibles fossiles. Le pays s’est transformé en une économie de guerre de type soviétique, les dépenses de l’État étant fortement axées sur l’effort militaire, bien que cette situation ne soit pas viable à long terme. Certains des gouvernements les plus autoritaires du monde – l’Iran et la Corée du Nord – fournissent des armes avec plaisir.

Le conflit semble être en train de tourner à l’avantage de la Russie car les forces ukrainiennes sont à court de munitions. Le soutien aux efforts de l’Ukraine a été mis à rude épreuve en raison des changements politiques en Europe et de la rupture du consensus politique aux États-Unis, les républicains affiliés à Trump s’efforçant de bloquer tout soutien militaire supplémentaire. Poutine est idéologiquement soutenu par des partisans de Trump et certains nationalistes européens d’extrême droite qui ont commencé à faire écho à sa rhétorique impérialiste, cherchant à restaurer des empires disparus depuis des siècles en posant leurs propres revendications sur diverses parties de l’Ukraine.

Poutine a peut-être le vent en poupe, mais le niveau de contrôle de l’État est tel qu’il est difficile de se faire une idée précise de sa popularité, et les élections n’apporteront aucune preuve à cet égard. Compte tenu de l’ampleur de la répression, le nombre de manifestations n’est pas non plus révélateur de la situation, mais certaines ont tout de même éclaté, notamment en réaction à la mort de M. Navalny.

Un courant de contestation vital s’est formé autour du mécontentement des pertes subies pendant la guerre. En septembre dernier, un sondage indépendant a révélé que le soutien à la guerre atteignait un niveau historiquement bas, 38% seulement des personnes interrogées soutenant définitivement les actions de l’armée. Il paraît que le moral des troupes russes est bas, et des déserteurs ont appelé à la désertion. Les familles des hommes servant dans l’armée ont organisé des manifestations pour exiger la fin des combats. En février, la police a arrêté 20 journalistes en raison de leurs reportages d’une telle manifestation sur la tombe du soldat inconnu à Moscou.

On a entrevu de nouveaux moments d’opposition récemment. En novembre, une manifestation a eu lieu en Sibérie contre une initiative locale visant à restreindre davantage les manifestations. En janvier, à Baymak, dans le sud de la Russie, des centaines de personnes ont protesté contre l’emprisonnement d’un militant. L’inflation élevée suscite également le mécontentement de la population.

Les moments ne font pas un mouvement, mais ils peuvent offrir une inspiration qui se transforme en un mouvement, et cela arrive souvent de manière inattendue. L’histoire de Poutine est loin d’être terminée. Comme d’autres tyrans avant lui, il semblera probablement invincible jusqu’à ce qu’il tombe.

NOS APPELS À L’ACTION

  • La communauté internationale doit fournir une aide humanitaire soutenue, défendre les droits et soutenir le travail de la société civile ukrainienne, notamment en aidant les militants et le personnel à éviter l’épuisement professionnel.
  • Les donateurs devraient soutenir les médias russes indépendants et la société civile en exil afin qu’ils puissent continuer à fournir une couverture impartiale de la guerre et des dissensions en Russie.
  • Les États démocratiques devraient continuer à s’efforcer d’isoler la Russie sur la scène internationale.

Photo de couverture par Horacio Villalobos/Corbis via Getty Images