Les Premières nations du Canada remportent une victoire dans leur quête de droits
Un groupe issu des Premières Nations autochtones du Canada a finalement obtenu une décision de justice qui pourrait se traduire par des milliards d’euros d’indemnités. Ces fonds, qui leur sont dus depuis que leurs ancêtres ont signé un traité avec les puissances coloniales en 1850, ont été délibérément retenus, les laissant appauvris tandis que les entreprises et le gouvernement s’enrichissaient. Cette affaire s’inscrit dans une série de batailles juridiques visant à contester l’exclusion des peuples autochtones du Canada, tant dans les pratiques contemporaines que dans leurs fondements historiques. Le gouvernement fédéral et les gouvernements régionaux devraient non seulement accorder une indemnisation complète, mais aussi s’engager fermement à mettre fin à cette exclusion.
Un récent arrêt de la Cour suprême du Canada met en lumière la manière dont la richesse du pays s’est bâtie sur l’exploitation des peuples autochtones, avec des répercussions encore perceptibles aujourd’hui.
La Cour a statué sur une affaire relative aux traités Robinson, deux accords signés en 1850 entre les chefs anishinaabe et le gouvernement colonial. Les Anishinaabe, qui habitent la région des Grands Lacs, font partie des Premières Nations du Canada, reconnues comme l’une des trois identités autochtones du pays.
En vertu de ces traités, les Anishinaabe ont cédé à la Couronne britannique leurs droits sur quelque 92 400 kilomètres carrés de terres et d’eaux, en échange d’un paiement annuel. Ce paiement était soumis à une « clause d’augmentation »: il augmentait au fur et à mesure que les entreprises coloniales produisaient des richesses. Pourtant, dès 1874, les autorités ont plafonné ce paiement à 4 dollars canadiens (environ 2,95 dollars américains) par personne, un montant qui n’a jamais été révisé depuis lors.
Tandis que les entreprises prospéraient, les Anishinaabe s’enfonçaient dans la pauvreté. Le sort des Premières Nations du Canada reflète celui des peuples autochtones dans les pays colonisés : exclusion dans tous les domaines, taux de chômage plus élevé, services publics de piètre qualité, niveaux d’éducation inférieurs, et une santé bien plus précaire que celle du reste de la population. À ce jour, certaines communautés autochtones n’ont toujours pas accès à l’eau potable.
Les Premières Nations ont eu de grandes difficultés à se défendre. Confinés dans des réserves, il leur a longtemps été interdit de recourir à des avocats. Le procès a débuté en 1998, et il a fallu 20 ans pour que la Cour supérieure de l’Ontario reconnaisse que le gouvernement n’avait pas respecté les traités. Le gouvernement provincial de l’Ontario, qui avait perçu d’importantes recettes fiscales de la part des entreprises qui exploitaient les terres et les eaux, a tenté de faire valoir qu’il avait assumé le coût financier de la colonisation et du développement.
L’affaire n’est cependant pas encore résolue. Bien que l’arrêt rendu par la Cour suprême en juillet 2024 ait sévèrement condamné les manquements des autorités, il n’a pas fixé le montant des réparations financières. Les chefs des Premières Nations estiment que les arriérés de paiement pourraient atteindre 126 milliards de dollars canadiens (environ 93 milliards de dollars américains). Le tribunal a toutefois donné six mois au gouvernement de l’Ontario pour proposer un règlement. Étant donné qu’il s’est toujours dérobé face à ses responsabilités, les militants craignent une offre dérisoire, susceptible de prolonger les querelles juridiques.
First Nations leaders wiped away tears as they celebrated a landmark ruling on treaty rights, which the Supreme Court of Canada said the Crown made a “mockery” of over the past 150 years. https://t.co/SCu6Rtiulm #cdnpoli #scc
— Stephanie Taylor (@StephTaylornews) July 26, 2024
Pendant ce temps, une autre communauté de la région mène un combat différent. Les autorités affirment que les ancêtres des Ojibways de la nation de Pic River ont signé l’un des traités Robinson, mais leurs descendants soutiennent le contraire. Cela signifierait qu’ils n’ont jamais consenti à céder leurs terres, ce qui pourrait leur donner droit à des compensations encore plus importantes. Toutefois, il est possible qu’aucune indemnisation ne soit accordée tant que cette revendication n’aura pas été résolue.
Les batailles juridiques de ce type sont longues et difficiles, mais elles peuvent en fin de compte aboutir à des réparations. L’année dernière, le gouvernement national et celui de la Colombie-Britannique ont admis qu’ils n’avaient pas respecté un traité de 1899 qui aurait dû permettre à un groupe des Premières Nations de conserver leur droit de chasser sur leurs terres et d’en tirer un revenu. Il a fallu une action en justice, arguant que l’extraction de combustibles fossiles nuisait à leur capacité à vivre de la terre, pour obtenir la reconnaissance de ces violations – et un règlement de 600 millions de dollars.
Exclusion systémique
Ce ne sont là que quelques-uns des traités signés par les chefs des Premières Nations avec les colonisateurs au 19ème siècle. Mais les colonisateurs ont rapidement cherché à contourner leurs obligations. En 1876, le Canada adopte la Loi sur les Indiens, qui oblige les membres des Premières Nations à vivre dans des réserves et impose des contrôles stricts sur leur vie quotidienne. Contrairement aux traités, cette loi n’a pas été négociée : elle a été imposée par un gouvernement dans lequel les Premières nations n’avaient aucune voix au chapitre.
Selon la Loi sur les Indiens, les membres des Premières Nations n’étaient pas considérés comme des citoyens, mais plutôt comme des pupilles de l’État, au même titre que les mineurs. N’étant pas reconnus comme des êtres humains à part entière, ils ne pouvaient pas revendiquer de droits. Ce n’est qu’en 1960 qu’ils ont obtenu le droit de vote. Une version modifiée de la Loi sur les Indiens est toujours en vigueur, malgré les nombreuses tentatives des militants pour la faire abroger.
Le traumatisme intergénérationnel est profond. Les injustices historiques continuent de façonner la réalité actuelle. En 2015, la Commission Vérité et Réconciliation a reconnu comme « génocide culturel » la pratique consistant à arracher des enfants à leur famille, à leur imposer des noms occidentaux, à leur interdire de parler leur langue et à les forcer à se convertir au christianisme. Plus de 150 000 enfants, sur plusieurs générations, ont ainsi été assimilés de force, par le biais de pensionnats, souvent gérés par l’Église catholique. En 2021, la découverte de plus de 1 300 tombes d’enfants dans ces institutions a déclenché une vague d’indignation, mettant en lumière les abus et la négligence systématiques que les autorités avaient longtemps occultés. La même année, un tribunal a confirmé une décision ordonnant au gouvernement de verser jusqu’à 31 milliards de dollars en compensation pour un autre scandale, lié à la discrimination subie par les enfants des Premières Nations placés dans des familles d’accueil.
The Canadian government has officially declared the country's Missing and Murdered Indigenous Women and Girls epidemic a genocide. pic.twitter.com/ydIc741eMk
— AJ+ (@ajplus) June 3, 2019
Les injustices imprègnent chaque aspect de la vie des Autochtones. Au début de l’année, des représentants de la Première Nation de Pictou Landing ont intenté une action en justice contre le gouvernement de Nouvelle-Écosse, alléguant avoir été soumis à une expérience médicale secrète sur les maladies du foie sans leur consentement. Il ne s’agit pas d’un délit ancien : les examens IRM en question auraient eu lieu en 2017. L’histoire des interventions médicales non consensuelles auprès des populations autochtones est sombre, incluant notamment la stérilisation forcée des femmes autochtones, qui fait actuellement l’objet d’une action en justice dans la province de Québec.
Les femmes autochtones sont doublement discriminées et touchées de manière disproportionnée par la violence. Elles représentent 16% des victimes de fémicides et 11% des femmes disparues, alors qu’elles ne constituent qu’environ 4% de la population. Des milliers d’entre elles ont été assassinées ou portées disparues au cours des dernières décennies, une situation décrite par une enquête nationale de 2019 comme un « génocide fondé sur la race ». Chaque année, généralement le 5 mai, leurs vies sont commémorées lors de la Journée de la robe rouge, au cours de laquelle des personnes défilent vêtues de robes rouges pour réclamer justice pour elles.
Même dans la mort, les femmes autochtones sont confrontées à l’inégalité. En 2022, Lorsqu’un suprémaciste blanc a assassiné quatre femmes autochtones dans la ville de Winnipeg, la réponse initiale de la police – affirmant ne pas disposer des ressources nécessaires pour rechercher les corps dans une décharge – témoigne du peu de valeur accordée à leur vie. Le gouvernement du Manitoba a d’abord refusé de fournir des fonds supplémentaires pour les recherches. Ce n’est qu’après des protestations massives, incluant une danse traditionnelle collective dans le centre-ville de Winnipeg, que les recherches ont finalement été lancées.
Mais lorsque les Autochtones descendent dans la rue, leur droit de manifester n’est pas garanti. Les militants autochtones sont pris pour cible lorsqu’ils s’expriment pour défendre leurs terres contre l’exploitation et la dégradation. Les peuples autochtones sont également touchés de manière disproportionnée par les incendies de forêt au Canada, exacerbés par le changement climatique, ainsi que par les conséquences locales liées au fonctionnement des industries extractives.
En Colombie-Britannique, les membres de la nation Wet’suwet’en se mobilisent depuis longtemps contre la construction du gazoduc Coastal GasLink, qui traverse leur territoire. Ils insistent sur le fait qu’ils n’ont jamais cédé leurs terres aux colonisateurs et qu’ils n’ont pas consenti à ce projet.
Les autorités ont répondu par une longue campagne de détentions arbitraires, de criminalisation, de harcèlement et de violence. Le mouvement de protestation a pris une ampleur nationale en 2020 lorsque des policiers militarisés, accompagnés de chiens, ont évacué de manière agressive un site de manifestation ; en réponse, des manifestants ont bloqué les principales lignes ferroviaires du Canada, réclamant une action en faveur du climat et le respect des droits des Autochtones.
En réalité, les populations autochtones n’ont pas été consultées comme il se doit, et leurs préoccupations concernant l’exploitation des terres et les impacts environnementaux sont largement ignorées. Des groupes de Premières Nations protestent actuellement en Ontario, contre des projets d’exploitation minière de cobalt, de cuivre et de nickel. Des groupes locaux ont entamé une action en justice.
Il est temps de faire mieux
Des progrès ont été accomplis. En 2021, après de nombreux retards, le gouvernement a adopté une loi reconnaissant la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones de 2007, s’engageant ainsi à agir en conformité avec celle-ci. Cependant, les critiques soulignent que peu de choses ont réellement changé.
L’État canadien a une dette historique envers les peuples autochtones du Canada, et les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, doivent s’en acquitter.
Des progrès ont été accomplis en matière de représentation à haut niveau. En 2021, le Canada a nommé Mary Simon, issue de la communauté inuite, en tant que première gouverneure générale autochtone. L’année dernière, Wab Kinew a été élu premier ministre du Manitoba, devenant ainsi le premier chef de gouvernement provincial issu des Premières Nations. Durant la campagne électorale, le parti défait avait diffusé des publicités de campagne mettant en avant son refus de payer pour la recherche des victimes de Winnipeg. Par ailleurs, au parlement provincial de l’Ontario, les politiciens ont désormais le droit de s’exprimer dans la langue autochtone locale.
Certains groupes des Premières Nations ont réussi à conclure des accords de consultation avec des promoteurs et des sociétés d’extraction. Ces accords peuvent toutefois être controversés, car certains groupes autochtones insistent sur le fait qu’ils provoquent des divisions au sein de leurs communautés. En Colombie-Britannique, un groupe de Premières Nations a pris l’initiative de déclarer unilatéralement une zone marine protégée. L’année dernière, les autorités de la province ont également remis à la nation Haïda le titre de propriété de plus de 200 îles.
Toutefois, les tentatives d’affirmation des droits des Autochtones, et les progrès réalisés, risquent de provoquer une réaction brutale. En Australie, l’année dernière, une tentative de création d’un organe consultatif visant à donner plus de poids aux populations autochtones a échoué lors d’un référendum, et les politiciens de l’opposition se sont depuis lors enhardis dans leurs appels contre de nouvelles avancées. Les élections néo-zélandaises de 2023 ont donné lieu à une campagne très conflictuelle, où certains partis, désormais au gouvernement, ont promis de revenir sur des politiques récentes favorisant les droits des Autochtones, des promesses qui sont aujourd’hui en train de se concrétiser.
Le Canada doit organiser des élections nationales d’ici octobre 2025. À l’heure actuelle, les sondages prédisent une victoire du Parti conservateur, de droite, sur le Parti libéral centriste au pouvoir. Si l’écart dans les sondages se réduit, la situation pourrait se tendre, et les droits des Autochtones risquent d’être remis en question. Les acquis obtenus à grand-peine pourraient être réduits à néant. Il est crucial d’éviter cela. Les responsables politiques doivent affirmer clairement que les droits des Autochtones ne sont pas négociables. L’État canadien a une dette historique envers les peuples autochtones du Canada, et les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, doivent s’en acquitter.
NOS APPELS À L’ACTION
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Les gouvernements fédéral et provinciaux doivent rapidement régler les demandes de réparation existantes pour les crimes commis à l’époque coloniale.
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Les autorités canadiennes doivent s’engager à mettre fin aux pratiques persistantes de violence à l’encontre des femmes autochtones et à l’impunité pour ces crimes.
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Les autorités et les entreprises extractives doivent veiller à ce que les communautés autochtones donnent leur consentement préalable en connaissance de cause pour tous les projets qui se déroulent sur leurs terres ou qui ont un impact sur elles.
Pour des entretiens ou de plus amples informations, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture par Artur Widak/NurPhoto via Getty Images