Les pourparlers sur le rachat de Twitter font craindre une augmentation des discours haineux
Le rachat de Twitter proposé par Elon Musk risque de rendre la plateforme de réseaux sociaux encore moins réglementée qu’elle ne l’est déjà. Les changements envisagés par Elon Musk encourageraient les voix d’extrême droite et favoriseraient davantage la désinformation et les discours de haine, ce qui rendrait plus difficile un débat politique raisonnable et la représentation de points de vue différents. Le fait qu’un forum public puisse devenir une propriété privée et que sa réglementation soit fixée par un milliardaire remet en question la manière dont les réseaux sociaux sont régis. La démarche d’Elon Musk devrait être un avertissement pour nous faire prendre conscience de la nécessité d’une meilleure réglementation. Toutefois, afin d’éviter que la réglementation ne soit instrumentalisée par les États pour abuser de leur pouvoir, celle-ci doit être élaborée en consultation avec la société civile.
La somme en jeu est astronomique et pourrait permettre d’obtenir un réel bénéfice social : en avril, le milliardaire de PayPal Elon Musk s’est déclaré prêt à payer 44 milliards de dollars américains pour que Twitter passe sous contrôle privé. L’opération doit encore être finalisée et s’est heurtée à quelques difficultés. Parmi celles-ci, citons une chute importante de la valeur des actions de Tesla, la société automobile d’Elon Musk, et une impasse actuelle concernant le nombre de faux comptes et de comptes de spam, qui pourrait présager un retrait d’offre ou une offre à un prix inférieur.
En bref, il règne actuellement une grande incertitude. Mais si l’accord devait aboutir, il pourrait être lourd de conséquences, notamment à l’approche des élections de mi-mandat aux États-Unis en novembre, qui sont cruciales. Twitter présente de nombreux défauts ; toutefois le rachat de la plateforme par Elon Musk ne corrigerait aucun de ces défauts.
Incitation à la haine
Bien que Twitter n’ait jamais été destiné à jouer un tel rôle, il est devenu, pour reprendre les termes d’Elon Musk, une sorte de « place publique numérique » mondiale, c’est-à-dire un lieu de conversation et de contestation, un espace clé où, se déroulent, entre autres, les débats politiques.
Twitter est également devenu une source massive de fausses informations aux lourdes conséquences, notamment lors de la tenue d’élections et du sauvetage de vies humaines lors de la pandémie de COVID-19. Sous le régime de ses propriétaires actuels, Twitter s’est vu constamment reprocher de ne pas en faire assez pour lutter contre la propagation de fausses informations et de discours de haine. Mais sous la pression, il a pris quelques mesures, non sans hésiter, comme l’exclusion de Donald Trump de son service à la suite de l’attaque du Capitole par ses partisans le 6 janvier 2021.
Elon Musk a lui-même critiqué ces mesures limitées et s’est présenté comme un défenseur de la liberté d’expression. Naturellement, lorsque ses intérêts commerciaux sont en jeu, la réalité est quelque peu différente : selon certaines informations, les employés de ses entreprises Tesla et SpaceX doivent signer des accords de confidentialité et s’engager à ne jamais engager de poursuites judiciaires contre leur employeur. Il est souvent menacé de poursuites judiciaires en réaction aux critiques. En mars, un employé de Tesla a déclaré avoir été licencié après avoir publié une vidéo sur YouTube dans laquelle il soulignait les problèmes de sécurité d’une voiture à conduite autonome.
Il a beau dire qu’il est désormais contre les bots, il n’en reste pas moins que sa propre notoriété et sa fortune ont été augmentées grâce aux bots. Elon Musk a également été à l’origine d’attaques contre ses détracteurs sur Twitter, dont Vijaya Gadde, directrice juridique du réseau social. Ses tweets critiques ont entraîné une avalanche de haine, parfois de nature raciste, de la part de ses partisans libertaires autoproclamés.
Il a également déclaré que Twitter avait « un fort penchant pour la gauche », et, pour étayer cette affirmation, a partagé des mèmes orientés à droite, dont un qui suggère que le spectre politique américain s’est récemment déplacé vers la gauche, une idée difficilement défendable. La direction que prend cette affaire semble évidente.
Les voix d’extrême droite ont essaimé sur Twitter, même si l’on prétend en même temps qu’elles sont réduites au silence ou supprimées. Des études montrent que les affirmations selon lesquelles Twitter et d’autres plateformes de réseaux sociaux censurent de manière disproportionnée les voix de droite sont fausses. Des études menées aux États-Unis indiquent également que si les républicains sont effectivement plus nombreux que les démocrates à être exclus de Twitter, c’est uniquement parce que les partisans républicains diffusent beaucoup plus de fausses informations. L’année dernière, Twitter a admis que ses algorithmes, loin d’être biaisés contre les voix conservatrices, amplifiaient de manière disproportionnée les tweets de responsables politiques et de sources d’information de droite.
La proposition de rachat en promet davantage et pire encore. Elon Musk a déjà déclaré qu’il reviendrait sur l’exclusion de Donald Trump de Twitter, la qualifiant de « moralement incorrecte ». Trump, pour sa part, insiste sur le fait qu’il n’a pas besoin de Twitter, mais personne ne serait surpris s’il s’appropriait cette plateforme essentielle pour diffuser son discours toxique à l’approche d’une probable candidature à la présidence en 2024.
L’annonce du projet de rachat par Elon Musk a même fait bondir le nombre de followers des comptes de droite les plus importants et en a fait perdre aux comptes de gauche, ce qui indique déjà quel genre de personnes a été enthousiasmé par la nouvelle : il semble que beaucoup de membres de droite qui n’étaient pas encore sur Twitter se soient inscrits sur la plateforme en prévision de cette nouvelle, tandis que certains membres de gauche ont fermé leurs comptes.
Nous courons le risque que la liberté d’expression favorisée par Elon Musk s’il venait à racheter la plateforme offre également plus de liberté aux personnes tenant des propos haineux. Ainsi, un Twitter non modéré serait un espace où la désinformation et les discours de haine domineraient, où les groupes marginalisés et ceux qui contestent le pouvoir politique et économique seraient attaqués avec encore plus d’acharnement. Les voix qui défendent les droits et la diversité seraient étouffées, réduites au silence par les abus, tandis que les voix extrémistes se multiplieraient.
La modération dont Twitter fait actuellement l’objet – même si elle est loin d’être parfaite – devrait être reconnue comme un outil de promotion de la liberté d’expression, car elle est le seul moyen de permettre un débat raisonnable et de faire entendre des voix différentes.
Un espace public ou un jouet privé ?
La puissance de Twitter repose sur sa multitude d’utilisateurs, pour lesquels il est devenu un outil quotidien essentiel, un moyen clé de communication et d’échange avec le monde. Mais pour les personnes richissimes, dont la richesse n’a fait que croître au cours d’une pandémie qui a soumis beaucoup de monde à de très fortes pressions économiques, Twitter n’est qu’un actif de plus à négocier.
L’opération proposée transformerait Twitter, une société cotée en bourse qui doit au moins rendre des comptes à ses actionnaires, en une entreprise privée dans laquelle Elon Musk n’aurait de comptes à rendre qu’à lui-même. Il serait libre de fixer les règles comme il l’entend, en tant que propriétaire privé de la « place publique ».
Avec une fortune nette estimée à 221,5 milliards de dollars, Elon Musk est, selon certaines sources, la personne la plus riche du monde. La seule chose qui fait qu’il s’estime aujourd’hui en droit de jouer le rôle d’« arbitre » en matière de liberté d’expression est sa richesse. Cette situation devrait au moins susciter une réflexion sur la manière dont l’espace en ligne est régi, que le rachat ait lieu ou non. Si l’on ne peut faire confiance aux géants des réseaux sociaux pour assumer l’immense responsabilité qui va de pair avec leur grand pouvoir, d’autres manières de procéder devraient être explorées.
L’une d’entre elles consiste à ce que les États adoptent une réglementation plus stricte contre les fausses informations et les discours de haine en ligne. Ces problèmes sont si lourds de conséquences qu’il est tout à fait légitime que les gouvernements interviennent. Les entreprises – en particulier celles qui appartiennent au secteur privé – ne peuvent pas décider seules de ce qui peut être dit et de qui peut parler.
Mais dans le même temps, la réglementation étatique pose de nombreux défis. Partout dans le monde, les gouvernements restreignent l’espace de la société civile, en adoptant notamment des lois et des mesures limitant l’expression en ligne. Les militants qui défendent la démocratie et les droits humains sont incriminés par des lois sur la cybercriminalité et le terrorisme, et sont vilipendés par des dirigeants politiques et des armées de « trolls professionnels ». Il ne faut rien faire qui puisse aggraver cette situation. Seul un travail en partenariat avec la société civile peut écarter ces dangers.
Il est nécessaire que des États plus démocratiques prennent les devants et élaborent une réglementation par le biais d’une vaste consultation du public. Quelques progrès ont été accomplis à cet égard. Si des efforts en ce sens sont actuellement déployés aux États-Unis, c’est l’Union européenne (UE) qui a le plus progressé dans ce domaine. En avril, elle a adopté la loi sur les services numériques (Digital Services Act, DSA), qui prévoit de nouvelles règles pour permettre aux grandes plateformes – qui comptent plus de 45 millions d’utilisateurs dans l’UE, dont Twitter – d’évaluer et de gérer les risques liés à leurs services. Parmi ces risques figurent ceux liés à la diffusion de fausses informations et des discours de haine. Les entreprises de réseaux sociaux seront tenues de réaliser des audits annuels et de se soumettre au contrôle de la société civile, sous peine de lourdes amendes en cas de non-respect.
Si cette loi est correctement appliquée, l’approche de l’UE pourrait faire la différence. La société civile de l’UE devrait se mobiliser en vue de faire appliquer la nouvelle loi, et la société civile du reste du monde devrait également faire pression pour que des normes strictes soient appliquées en matière de désinformation et de discours de haine. La société civile ne devrait pas compter sur Twitter seul pour y parvenir, que ce soit sous ses propriétaires actuels ou futurs.
NOS APPELS À L’ACTION
- La société civile de l’UE devrait faire pression pour que les nouvelles réglementations soient pleinement mises en œuvre dans le cadre de la loi sur les services numériques (DSA).
- La société civile dans d’autres pays devrait exiger des normes plus strictes en matière de désinformation et de discours de haine et demander des comptes aux gouvernements qui violent la réglementation.
- Twitter doit s’engager à respecter des normes strictes en matière de contrôle de la désinformation et des discours de haine, en concertation avec les États et la société civile.
Photo de couverture par REUTERS/Brendan McDermid via Gallo Images