Les décès de migrants lors d’une tentative récente de passage massive de la frontière entre l’Espagne et le Maroc a suscité des critiques de la part de la communauté internationale et des appels à une enquête indépendante. Le bilan officiel fourni par le gouvernement a désormais été remis en question, et des vidéos choquantes ont montré les forces de sécurité faisant un usage excessif de la force contre les individus tentant de traverser la frontière. Étant donné que les migrations risquent d’augmenter en raison d’une crise alimentaire croissante, les gouvernements marocain et espagnol doivent s’assurer qu’ils respectent les droits fondamentaux des migrants et des réfugiés.

Les résultats meurtriers des politiques anti-migratoires des gouvernements européens ont récemment été exposées dans l’enclave espagnole de Melilla.

Le 24 juin, environ 2 000 personnes ont tenté de franchir la frontière entre le Maroc et Melilla. Au moins 23 personnes seraient décédées lors de cette tentative, et 76 auraient été blessées. Les autorités marocaines ont déclaré que 140 agents frontaliers avaient également été blessés, tandis que les autorités espagnoles ont estimé leur nombre de blessés à 49.

Le Conseil national des droits de l’homme (CDNH), soutenu par l’État marocain, a déclaré que les migrants sont morts d’asphyxie, mais l’enquête se poursuit. Des images circulant dans les médias montrent des migrants gisant sur le sol, ensanglantés et épuisés, en train d’être battus par des agents frontaliers.

L’incident a suscité de vives critiques de la part de la communauté internationale, qui a demandé une enquête approfondie.

Crise à la frontière

Melilla et Ceuta sont des villes autonomes espagnoles situées en Afrique du Nord. Limitrophes du Maroc et faisant face à la mer Méditerranée, ces enclaves espagnoles sont les seules zones sur le territoire africains à faire partie de l’Union européenne. Cela les rend des importants points d’accès pour les migrants qui cherchent à franchir la frontière européenne.

Dans les années récentes, la réaction espagnole à ces afflux migratoires a été de fortifier les clôtures frontalières, et d’augmenter les patrouilles policières.

La conséquence de cela est que les tristes événements de juin 2022 ne sont en aucun cas les premiers cas de décès multiples. En 2005, au moins 23 personnes sont mortes lors de tentatives de traversée. En 2014, 15 migrants se sont noyés sur la plage de Tarajal suite à une tentative de contournement de la frontière de Ceuta à la nage. Ils ont été la cible de balles en caoutchouc et de gaz lacrymogènes.

L’Espagne s’est également appuyée sur la coopération du gouvernement marocain pour contrôler l’immigration. La tragédie récente survient à un moment où le Maroc et l’Espagne viennent tout juste de renouer leurs relations diplomatiques. Celles-ci ont souvent été tendues : L’Espagne est l’ancienne puissance coloniale et le Maroc continue de revendiquer les territoires de Ceuta et de Melilla.

En 2021, les relations diplomatiques ont été perturbées lorsque le gouvernement espagnol a autorisé Brahim Ghali – dirigeant du Front Polisario, le mouvement indépendantiste du Sahara occidental – à recevoir de l’attention médicale pour le COVID-19 dans un hôpital espagnol. Cela aurait impliqué l’utilisation de faux documents de voyage fournis par l’Algérie, un allié du mouvement indépendantiste du Sahara occidental. Le Maroc occupe le Sahara occidental et contrôle la majeure partie de son territoire, après l’avoir illégalement annexé dans les années 1970.

Pendant le conflit, le Maroc a relâché les contrôles frontaliers autour des enclaves espagnoles, permettant à des milliers de personnes de traverser : près de 12 000 personnes auraient traversé Ceuta les 17 et 18 mai 2021, débordant les autorités locales. Le 22 juillet 2021, plus de 300 migrants africains ont tenté d’escalader la clôture frontalière de Melilla, la plupart d’entre eux pénétrant dans le territoire espagnol.

Cette tendance s’est poursuivie en 2022, les arrivées ayant augmenté de 12 % au cours des cinq premiers mois par rapport à 2021. De plus, les traversées ont continué après la normalisation des relations diplomatiques maroco-espagnoles en mars 2022. Le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, a soutenu le projet marocain accordant plus d’autonomie au Sahara occidental, mais ce tout en le maintenant sous le contrôle marocain.

Dans ce contexte politiquement chargé, la migration ne peut que persévérer.

Les deux pays ont ensuite entamé une nouvelle phase de relations : en échange du soutien espagnol pour les projets marocains, le Maroc a accepté de renforcer ses contrôles frontaliers. En effet, les migrants avaient été utilisés comme des véritables pièces d’échange par le Maroc, pour obtenir des concessions espagnoles.

24 juin

La tragédie du 24 juin est le premier incident majeur depuis que l’Espagne et le Maroc ont rétabli leurs liens diplomatiques. Selon la CDNH, les migrants – la plupart des Soudanais – étaient équipés de bâtons et de pierres lorsqu’ils ont tenté la traversée. Ils se sont séparés en deux groupes : l’un a pris d’assaut un poste fermé depuis 2018 et l’autre a escaladé une clôture de barbelés située à proximité. Selon les rapports officiels, les décès se sont produits dans la zone tampon, qui normalement permet le passage que d’un individu à la fois, mais qui était remplie de personnes. Cela aurait engendré l’asphyxie et la mort de certains, tandis que d’autres auraient été piétinées et blessées.

Les reportages officiels dépeignent un tableau de chaos, mais avec peu de responsabilité pour les deux gouvernements. Pourtant, les preuves en vidéo indiquent un scénario plus accablant.

Une importante force frontalière a été déployée pour repousser la foule des deux côtés. Les images prises sur place montrent des blessés étendus sur le sol, battus par des agents de sécurité marocains, pendant que des corps mous sont jetés sur des groupes de personnes empilées. Le bilan officiel est de 23 morts, mais d’autres estimations, comme celle de Caminando Fronteras, une organisation de la société civile (OSC), avancent le chiffre de 37 morts.

Human Rights Watch a condamné ces incidents après la sortie d’images inédites de la police espagnole.  Ils montraient l’échange de migrants détenus aux forces de sécurité marocaines sans recevoir un examen complet des demandes d’asile, ce qui constitue une violation du droit international des réfugiés. Plusieurs migrants risquent d’être emprisonnés après avoir été arrêtés et accusés d’avoir rejoint des groupes de trafiquants de personnes, d’avoir abusé des agents publics et d’avoir détenu un agent public.

Réponse de la société civile

Les organisations internationales appellent à une enquête impartiale sur les évènements du 24 juin et à l’obligation de redevabilité envers les victimes. Parmi ces organisations figurent le Haut Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme, le Comité des Nations unies sur les travailleurs migrants et l’Union africaine.

La société civile lançant cet appel comprend Human Rights Watch et 50 organisations de la société civile marocaine et espagnole qui ont publié une déclaration commune demandant une enquête sur ces décès.

Non seulement demandant de la transparence, la société civile tente aussi de partager des informations précises avec le public. C’est grâce aux enquêtes de Caminando Fronteras et d’une autre OSC, l’Association marocaine des droits humains (AMDH), que le nombre officiel de morts a été remis en question et que les migrants arrêtés ont eu la possibilité de se défendre contre les accusations dont ils font l’objet. L’ADMH a également retrouvé et contacté des familles de victimes, tant des migrants qui sont morts, que ceux qui ont été blessées, contribuant ainsi à des retrouvailles.

Le partage en ligne de vidéos et de photos a été déterminant, car il a permis de montrer la réalité de la manière dont les agents frontaliers traitent les migrants, et permet aussi d’exposer les tentatives apparentes de dissimulation du gouvernement.

Des OSC, tant au Maroc comme en Espagne, ont organisé des manifestations dénonçant les décès des migrants et la conduite des agents frontaliers. À Rabat, la capitale marocaine, les manifestants de l’AMDH faisaient partie d’un groupe qui s’est réuni pour demander la redevabilité du gouvernement marocain. En Espagne, dans des villes telles que Barcelone et Madrid, des manifestants ont brandi des pancartes sur lesquelles se lisaient “Les frontières tuent” et “Aucun être humain n’est illégal”, appelant à leur gouvernement de centre-gauche à adopter une position plus progressiste face à la migration.

Une bombe à retardement

Cette question est loin d’être résolue. Si l’Espagne a réparé ses liens avec le Maroc, c’est au détriment de ses relations avec l’Algérie, qui a rappelé son ambassadeur en Espagne en signe de protestation. L’Algérie a également suspendu un traité bilatéral qui prévoyait une coopération en matière de migration. Sur le plan intérieur, le gouvernement espagnol a fait l’objet de nombreuses critiques concernant sa nouvelle relation avec le Maroc.

Dans ce contexte politiquement chargé, les migrations ne peuvent que persévérer. Une crise alimentaire mondiale provoquée par la hausse des prix des produits de première nécessité, et accélérée par la guerre de la Russie en Ukraine, ne peut qu’accroître les migrations de personnes fuyant des circonstances désespérées. La plupart des migrants impliqués dans les événements du 24 juin provenaient du Soudan, pays qui souffre d’une crise alimentaire qui s’aggrave. Douze millions de Soudanais devraient être confrontés à l’insécurité alimentaire entre juin et septembre 2022. Quelques-uns d’entre eux certainement tenteront de se rendre en Europe.

Dans le climat actuel, aucun des deux gouvernements n’est prêt à faire face à une augmentation du nombre de migrants. Les deux gouvernements doivent travailler ensemble pour trouver une solution durable qui reconnaisse la réalité de la migration et respecte les droits des migrants. Sinon, le 24 juin n’aura pas été la dernière tragédie à la frontière.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Les gouvernements marocains et espagnols doivent mener une enquête indépendante et transparente pour établir les circonstances des événements du 24 juin et veiller à ce que les responsables des violations des droits humains soient tenus responsables.
  • Les autorités doivent travailler avec les OSC locales pour s’assurer que les personnes décédées soient identifiées et rendues à leurs familles afin qu’elles puissent être enterrées correctement.
  • Les deux pays doivent veiller à ce que leurs politiques frontalières soient conçues d’une manière respectueuse de toutes leurs obligations en matière de droits humains, y compris l’absence de traitements inhumains ou dégradants.

Image de couverture par Pablo Blazquez Dominguez/Getty Images