Le Traité sur la haute mer : un travail inachevé
Le long processus d’élaboration d’un traité visant à protéger la haute mer est au point mort après les pourparlers d’août 2022. Prévues pour finaliser l’accord, les négociations ont au contraire été interrompues sans qu’un consensus ne soit atteint, alors que le traité est censé être adopté avant la fin de l’année. Plus que jamais, nous avons urgemment besoin de ce traité, étant donné que le droit international demeure inadéquat pour régir les océans, qui couvrent une grande majorité de la surface de la planète. Cela entraîne une grande perte de vie marine, met en péril les moyens de subsistance et provoque des dommages environnementaux croissants. La société civile poursuit ses efforts en faisant pression pour que le traité soit adopté, ce qui constituerait une étape clé pour limiter le changement climatique et inverser la destruction de l’environnement.
Plus de 70 % de la surface de la Terre est constituée d’océans et la plupart de ces eaux sont des zones de haute mer, c’est-à-dire des territoires qui ne relèvent pas de juridictions nationales. Il est essentiel d’agir pour protéger la haute mer afin d’éviter le pire de la crise climatique et de protéger la biodiversité. Or la haute mer reste une zone largement négligée par le droit international. Ainsi, seul 1,2 % des océans du monde sont actuellement protégés.
Les activistes de l’environnement espéraient atteindre un vrai changement suite à la session de négociations de deux semaines qui s’est tenue en août, mais ils ont été déçus : le traité sur la haute mer qu’ils réclament depuis des années n’a toujours pas été adopté.
Un appel au secours
L’accord international le plus récent en matière de protection des océans est la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, signée en 1982 et entrée en vigueur en 1994. Toutefois certains États ne l’ont jamais ratifiée : tel a été le cas des États-Unis, la plus grande puissance maritime mondiale. La Convention a établi les frontières territoriales et défini la zone dénommée “haute mer”, dans laquelle tous les pays sont autorisés à pêcher, à naviguer et à mener des recherches. Elle a créé des mécanismes de réglementation pour superviser les activités dans les eaux transfrontalières.
Mais au cours des décennies qui ont suivi, il est devenu évident que cela ne suffisait pas. La santé des océans s’est rapidement détériorée, notamment en raison de la navigation, de l’exploitation minière et de la pêche industrielle.
Les recherches indiquent qu’entre 10 et 15 % de la vie marine est menacée d’extinction. Plus de 14 000 espèces marines figurent sur la liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature, notamment des mammifères marins, des coraux et de nombreux types de poissons. Une vaste richesse génétique vivant dans les océans du monde risque de disparaître, en grande partie avant même d’être découverte. Cela impliquerait la perte de potentielles ressources pour des médicaments susceptibles de sauver des vies.
Cela met aussi en danger des millions de personnes, en particulier dans les pays du Sud global, qui dépendent de l’océan pour leur subsistance. Dans des pays comme le Bangladesh, le Ghana et le Sri Lanka, le poisson fournit la moitié de l’apport en protéines de la population. L’océan revêt également une signification culturelle profonde pour de nombreuses personnes dans le monde, de sorte que sa dégradation s’accompagne d’une perte culturelle importante.
Compte tenu du rôle clé qu’il joue dans l’atténuation des effets du réchauffement climatique en absorbant le dioxyde de carbone, la santé des océans est essentielle au bien-être global de la planète. Mais l’acidification des océans, due à l’augmentation des quantités de gaz à effet de serre dans l’eau, menace d’accélérer les dommages environnementaux. La nécessité d’une réglementation mondiale plus stricte devient flagrante.
Les voix de ceux en première ligne
Ellie Hooper travaille pour Greenpeace Aotearoa, promouvant l’action environnementale en Nouvelle-Zélande.
S’il est bien conçu, le Traité sur la haute mer pourrait notamment permettre la création de zones marines entièrement protégées en haute mer. Ces zones seraient interdites aux activités humaines destructrices telles que la pêche industrielle et l’exploitation minière. À l’heure actuelle, il n’existe aucun mécanisme juridique permettant de créer des zones entièrement protégées en dehors des juridictions nationales, ce qui est devenu un véritable problème. L’océan est confronté à de nombreuses menaces et, pour le protéger, nous devons adopter une vision globale qui tienne compte de ces multiples facteurs de risque.
L’adoption d’un Traité solide serait véritablement historique. Les scientifiques nous disent que pour éviter les pires effets de la crise du climat et de la biodiversité, nous devons protéger au moins un tiers des océans du monde d’ici 2030. Un traité solide nous donnerait le mécanisme pour y parvenir. L’océan est un énorme puits de carbone et a absorbé une grande partie du réchauffement climatique jusqu’à présent. Il abrite également une immense biodiversité, produit l’oxygène que nous respirons, stabilise le climat et constitue une source de nourriture pour des millions de personnes dans le monde.
En bref, la santé des océans est essentielle à notre survie et au fonctionnement de notre planète bleue. Mais de plus en plus de recherches montrent que celle-ci est en déclin. Pour inverser cette tendance, nous devons prendre l’initiative de protéger les océans en réduisant les multiples pressions sur son écosystème.
Il a été scientifiquement démontré que la création de zones marines entièrement protégées est l’un des meilleurs outils dont nous disposons pour aider l’océan à se rétablir et à prospérer. Lorsque cela se mène dans des zones pertinentes, c’est-à-dire celles qui sont reconnues pour leur grande biodiversité, pour leurs routes migratoires ou pour leurs écosystèmes uniques, la santé des océans s’améliore et la vie marine s’épanouit. Cela a des répercussions positives sur tous les plans, y compris le nombre de créatures marines et la capacité de l’océan à absorber le carbone.
Ceci est un extrait édité de notre conversation avec Ellie. Lisez l’entretien complet ici.
Un long chemin vers le traité
La nécessité de protéger les océans du monde pour les générations futures était déjà évidente il y a quinze ans, lorsque les États membres des Nations Unies ont décidé de créer un Traité sur la haute mer, c’est-à-dire un instrument juridiquement contraignant pour la conservation et le développement durable de la biodiversité marine dans les zones situées au-delà de la juridiction nationale.
Cependant le processus ne s’est accéléré qu’en 2017, lorsque l’Assemblée Générale des Nations Unies a adopté une résolution visant à convoquer une conférence intergouvernementale pour mener des négociations officielles en vue de la conclusion du traité, qui devait être finalisé pour la fin de 2022. La résolution a été adoptée par consensus et coparrainée par 141 États, signe du large soutien dont elle a bénéficié.
Le traité proposé vise à établir des zones marines protégées dans les eaux internationales. De nombreux pays s’accordent à dire que ces zones devraient représenter environ le 30 % des océans et que, dans ces zones, les activités telles que la pêche, la navigation et l’exploitation minière en eaux profondes devraient être strictement réglementées.
La première session de négociation de deux semaines a eu lieu en 2018, suivie de deux cycles de négociations supplémentaires en 2019. La quatrième session, qui supposément allait être la dernière, devait avoir lieu en 2020 mais a été reportée à deux reprises en raison de la pandémie. Lorsqu’elle s’est finalement tenue en mars 2022, elle n’a pas abouti à un accord.
Les écologistes ont pointé du doigt les États qui ont délibérément provoqué des retards ou tenté d’exclure certaines activités économiques du Traité. Tel a été le cas de la Russie et de l’Islande, parmi d’autres États qui ont demandé l’exclusion de la pêche.
Une cinquième session, qui pareillement devait constituer la phase finale des négociations, s’est tenue en août dernier. Les activistes qui s’attendaient à ce que celle-ci résulte en un document solide et juridiquement contraignant ont à nouveau été déçus.
Le président de la conférence intergouvernementale a fait remarquer que la ligne d’arrivée était plus proche que jamais, mais a reconnu qu’il ne serait pas encore possible d’y aboutir. Les négociations ont stagné en raison de désaccords portant sur les droits de pêche, le profit à être tiré des ressources génétiques marines ainsi que leur partage, la possibilité d’ouvrir l’Arctique à l’exploration, et l’octroi de fonds et d’autres ressources aux pays du Sud global.
Au niveau organisationnel, l’absence d’engagement ministériel de haut niveau a vraisemblablement eu un impact. Un ordre du jour mal conçu a permis la résurgence de vieux problèmes, contribuant au déraillement du processus.
La session a été suspendue pour donner aux États plus de temps pour s’accorder. La société civile demande une reprise de la session dès que possible, afin que le traité soit adopté avant la fin de l’année.
Les voix de ceux en première ligne
John Paul Jose est un activiste de l’environnement et du climat provenant de l’Inde. Il est un jeune ambassadeur de la High Seas Alliance, une alliance de la société civile qui réclame l’adoption d’un traité de la haute mer.
Les négociations ont débuté il y a quinze ans, mais il n’y a pas eu assez de coopération dans de nombreux aspects du traité. Les divergences devraient être résolues entre les sessions afin d’en arriver à un traité qui inclut tous les aspects sur lesquels des accords ont été conclus, tout en laissant de la place pour de futurs amendements au fur et à mesure que les différences sur les éléments les plus contestés soient résolues. De plus, les conférences intergouvernementales devraient être plus fréquentes.
L’un des éléments en cours de discussion est la répartition équitable entre les États des ressources génétiques marines, qui sont essentielles pour les industries pharmaceutiques, cosmétiques, agricoles et autres. L’importance excessive accordée actuellement au partage des avantages est une illusion, car nous n’en savons pas assez sur ces avantages, une grande partie de l’océan étant encore inexplorée. Mais il est incontestable que dix pays représentent le 71 % de la pêche mondiale et ils sont à l’origine du 98 % des brevets déposés sur les ressources génétiques marines en haute mer. La réticence de ces quelques pays de partager les bénéfices, les technologies et les connaissances marines, ainsi que les inquiétudes évidentes que cela suscite chez les pays moins puissants, permettent d’expliquer l’impasse actuelle.
Il a aussi été difficile de s’accorder sur les critères pour évaluer l’incidence sur l’environnement, ainsi que l’implémentation des zones marines protégées. Les intérêts des industries minières en eaux profondes et de la pêche industrielle sont en jeu ici.
Toutefois le processus d’élaboration du traité a connu beaucoup de succès en ce qui concerne la convocation de discussions et de négociations. À l’heure actuelle, plus de 100 États se sont engagés à soutenir le traité dans sa forme actuelle et certains, comme le Costa Rica, montrent l’exemple en faisant avancer les choses au niveau régional, ouvrant ainsi de nouvelles voies pour la conservation des océans.
Il est probable que le traité soit finalisé lors de la prochaine session. Des efforts supplémentaires pour financer les délégations des pays du Sud afin qu’elles puissent faire entendre leur voix et apporter plus d’équilibre dans les négociations sont primordiaux dans ce cadre.
Ceci est un extrait édité de notre conversation avec John Paul. Lisez l’entretien complet ici.
La société civile en action
La société civile réclame depuis longtemps une meilleure gouvernance des océans, mais elle n’a pas de siège à la table des négociations. La négociation des traités est un processus centré sur l’État. Bien que certaines organisations de la société civile aient le statut d’observateur, la plupart des activistes ne sont pas autorisés à assister aux débats et n’ont pas accès aux documents clés avec suffisamment d’avance.
En revanche, la société civile s’est concentrée sur la construction d’alliances avec les représentants des États coopératifs, travaillant avec eux pour introduire des propositions ambitieuses dans les négociations. De plus, les groupes de la société civile mènent des campagnes de conscientisation pour que l’opinion publique exerce davantage de pression sur le processus. Des coalitions ont été formées pour défendre le traité, sensibiliser le public, se mobiliser, et gagner du soutien par le biais de pétitions en ligne afin d’envoyer un message clair aux responsables politiques. Une pétition de Greenpeace a reçu plus de 5,2 millions de signatures. À un stade ultérieur du processus, Greenpeace a envoyé des lettres aux gouvernements pour les inciter à envoyer des fonctionnaires de haut rang aux négociations.
Avant la session de mars 2022, des activistes sont descendus au One Ocean Summit en France pour demander à ce que le président Emmanuel Macron prenne des mesures pour protéger les océans. En outre, pendant la première semaine de la session d’août, Greenpeace a organisé une soirée de danse près du site de la conférence, le siège de l’ONU à New York, pour rappeler aux gouvernements qu’on les observait.
Cependant, l’atmosphère joyeuse s’est dissipée dès que les négociations ont stagné. Les militants des communautés qui subissent les pires conséquences de la crise océanique ont vivement évoqué leurs réalités.
La résolution finale en août semblant moins probable, des célébrités ont écrit une lettre ouverte aux délégués, leur rappelant l’urgence et leurs obligations de produire un traité avant la fin de l’année. Déçus mais non découragés, les militants se sont regroupés pour réclamer des progrès avant la fin de l’année. Les revendications pour la protection d’au moins 30 % des océans de la planète d’ici 2030 demeurent fortes.
L’heure de la décision
La date limite de 2022 demeure inchangée par l’ONU et, selon les activistes de l’environnement et du climat, il reste encore du temps pour adopter le traité sur la haute mer avant la fin de l’année.
L’adoption d’un Traité solide serait véritablement historique. Les scientifiques nous disent que pour éviter les pires effets de la crise du climat et de la biodiversité, nous devons protéger au moins un tiers des océans du monde d’ici 2030.
Aucune autre session de négociation n’est actuellement prévue, et il n’est pas certain qu’une session d’urgence soit convoquée. Même dans ce cas, il n’y aurait aucune garantie qu’un accord soit conclu. Plus de 40 États se sont engagés à signer un accord avant la date limite, mais il est clair que cela demeure loin de l’engagement mondial nécessaire.
Les activistes réclament l’adoption d’un traité concernant les domaines sur lesquels les Etats se sont déjà accordés, tout en prévoyant la possibilité d’amendements. Cela permet de demeurer ambitieux et, après de nouvelles négociations, de conclure des accords au fur et à mesure sur des questions plus controversées. Alors même que les États puissants demeurent encore fixés sur leurs propres intérêts concernant certaines questions telles que la pêche et le matériel génétique, les activistes estiment qu’on s’approxime à un traité final.
L’élaboration d’un traité est importante, mais cela ne représente qu’une seule étape d’un processus plus vaste visant à arrêter la progression désastreuse du changement climatique et à protéger et gérer la vie et les ressources de la planète. Une fois approuvé, le traité doit déboucher sur des actions. La société civile devra rester vigilante, faire pression pour la mise en application du traité, demander des comptes aux États et au secteur privé et veiller à ce que le traité ait réellement des effets concrets.
NOS APPELS À L’ACTION
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Les États doivent s’engager de toute urgence à se réunir à nouveau dans les meilleurs délais pour s’accorder sur le Traité sur la haute mer.
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Les États doivent s’engager auprès des activistes de la société civile et accepter de faire avancer leurs propositions pour le traité.
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Un éventail plus large de la société civile, en particulier du Sud global, devrait se joindre au plaidoyer en faveur de l’adoption d’un traité, de sa ratification et de sa mise en œuvre.
Photo de couverture par Reuters/Mike Segar via Gallo Images