Plusieurs États européens ont récemment annoncé leur intention de se retirer du traité sur la Charte de l’énergie. Cet accord a été conçu au début des années 1990 pour protéger les investissements dans les combustibles fossiles contre les effets des changements dans les politiques environnementales. Cela permet aux entreprises de poursuivre en justice les États lorsqu’ils approuvent des lois environnementales qui risqueraient de mettre en danger leurs profits. Le traité empêche les gouvernements de prendre des mesures pour respecter leurs engagements dans le cadre de l’accord de Paris. Des négociations ont eu lieu cette année pour réviser le traité, et une décision devrait être prise prochainement. La société civile exhorte les États de l’Union européenne à rejeter les réformes et à procéder plutôt à un retrait coordonné.

Il y a quelques semaines, le Traité sur la Charte de l’énergie (TCE) semblait sur le point de s’effondrer. Le 12 octobre, la ministre espagnole de la transition écologique, Teresa Ribera, a annoncé le retrait du pays de la charte, déclenchant un véritable effet domino parmi les États de l’Union européenne (UE). En quelques jours, la France, les Pays-Bas et la Pologne ont déclaré leur intention de se retirer également, plongeant dans l’incertitude l’avenir de ce dangereux accord commercial international. Mais les tentatives de révision de l’accord pourraient faire perdurer ses effets néfastes.

Un vestige du passé et une menace pour l’avenir

Le TCE est l’enfant d’un monde qui n’existe plus. Sa naissance remonte à l’éclatement de l’Union soviétique, lorsque les grandes entreprises internationales de combustibles fossiles étaient désireuses d’exploiter les réserves de pétrole et de gaz jusqu’alors inaccessibles des pays du bloc de l’Est. À cette époque, les entreprises considéraient l’instabilité politique dans la région comme une menace potentielle pour leurs bénéfices escomptés à long terme.

Le traité a été conçu pour protéger les entreprises. Il a été signé en 1994 et est entré en vigueur quatre ans plus tard. Il s’agit du seul traité de coopération intergouvernementale axé sur la libéralisation des investissements et du commerce de l’énergie. Ses parties contractantes initiales comprenaient 54 États, dont tous les États membres de l’UE et d’autres pays possédant d’importantes réserves de combustibles fossiles, ainsi que l’UE et la Communauté européenne de l’énergie atomique, également appelée Euratom.

Deux des 54 États signataires – le Belarus et la Norvège – n’ont jamais ratifié le traité, mais dans le cas du Belarus, il s’applique toujours à titre provisoire. Un État – l’Italie – s’est jusqu’à présent retiré. De nombreux autres États qui ont signé la Charte européenne de l’énergie de 1991 ou la Charte internationale de l’énergie de 2015, dont l’Australie, le Canada, la Chine et les États-Unis, ont également un intérêt en tant qu’observateurs de la Conférence sur la Charte de l’énergie, l’organe directeur du processus du traité.

Pour rassurer les investisseurs concernant une éventuelle nationalisation des entreprises énergétiques, le TCE a accordé d’importantes garanties juridiques par le biais d’une définition ambiguë de l’expropriation. Selon le texte, presque toute réglementation ou politique qui pourrait mettre en péril les profits d’un projet d’investissement peut être interprétée comme une expropriation.

Le TCE permet aux investisseurs de poursuivre judiciairement les gouvernements par le biais d’un système de règlement des différends investisseurs-État, qui crée des tribunaux internationaux spéciaux d’une nature opaque. Ces tribunaux internationaux sont ni soumis à la juridiction des tribunaux nationaux, ni tenus de prendre en compte les droits humains et les questions d’intérêt public. Grâce à ce mécanisme qui favorise le secteur privé, le TCE a permis la multiplication de contentieux des milliards de dollars US. Les investisseurs en combustibles fossiles utilisent ce mécanisme essentiellement pour restreindre les gouvernements.

Jusqu’à présent, 12 pays, pour la plupart membres de l’UE, ont fait l’objet de réclamations. L’Espagne a été le plus touchée, ayant été poursuite en justice 51 fois au cours des dix dernières années. Ce n’est pas surprenant que l’expropriation soit l’une des allégations les plus fréquentes.

Le traité sur la Charte de l’énergie a un effet dissuasif sur la législation en matière de climat : les gouvernements, s'attendant à être poursuivis en justice, affaiblissent, retardent, ou abandonnent complètement leurs propositions législatives.

PAUL DE CLERCK

Au cours des dernières années, le TCE a permis aux industries extractives de bloquer l’adoption ou la mise en œuvre de politiques de lutte contre le changement climatique. Face au risque d’être poursuivis en justice, de nombreux pays ont renoncé à adopter des politiques ambitieuses. Ce « frisson réglementaire » constitue une menace majeure pour l’action en matière de changement climatique.

Il y a aussi un coût d’opportunité : le système de règlement des différends investisseurs-État détourne des ressources publiques de domaines critiques pour l’environnement. Selon une étude, l’estimation la plus élevée des règlements du TCE – 340 milliards de dollars – pourrait dépasser le montant global dépensé par les États en 2020 pour soutenir les actions d’atténuation et d’adaptation au changement climatique.

Les voix de ceux en première ligne

Paul de Clerck est le coordinateur de justice économique aux Amis de la Terre Europe, le plus grand réseau d’organisations environnementales locales d’Europe.

 

Les tribunaux d’investissement sont complètement orientés vers l’industrie, ne prenant pas en considération les droits humains, les droits du travail, les droits environnementaux, et d’autres questions d’intérêt public. Comme les procès sont généralement négociés en secret, il y a très peu d’informations disponibles concernant les montants des règlements des différends.

Les poursuites judiciaires sont devenues de plus en plus fréquentes en Europe à mesure que les États ont adopté des politiques de transition climatique. Ce mécanisme oblige non seulement les gouvernements à payer des compensations, mais les empêche également de mettre en place de nouvelles politiques énergétiques durables.

Le TCE est un vieux traité dont l’objectif principal est de protéger les entreprises de combustibles fossiles, et il est en totale contradiction avec l’accord de Paris sur le changement climatique et le programme de l’UE en matière de climat et de durabilité.

La clause dite « de survie » du traité donne un droit presque illimité aux entreprises et aux investisseurs. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous demandons instamment aux États membres de l’UE de quitter le traité tous ensemble, de manière coordonnée. S’ils le faisaient, ils pourraient se mettre d’accord sur l’adoption d’une législation au niveau européen qui empêcherait l’émergence de nouveaux litiges entre investisseurs et États.

Nous faisons campagne pour que l’UE et ses États membres rejettent cette réforme. Aux côtés d’autres OSC européennes, nous avons mené de nombreuses actions conjointes de plaidoyer auprès des institutions européennes, tout en coordonnant les actions, les messages et les stratégies à travers l’Europe. Nous devons faire pression sur les gouvernements. Les prochaines semaines seront probablement décisives.

 

Ceci est un extrait édité de notre conversation avec Paul. Lisez l’entretien complet (en anglais) ici.

Retrait ou réforme ?

Quitter le traité ne résout pas instantanément le problème, comme le montre le cas de l’Italie. À la suite d’une vague de mobilisations publiques contre un projet de forage pétrolier dans l’Adriatique, le gouvernement italien a interdit les opérations de la société Rockhopper Exploration en 2015. Un an plus tard, l’Italie a quitté le TCE, ce qui n’a pas empêché les investisseurs de la poursuivre en justice : l’Italie a été condamnée à verser 190 millions d’euros (environ 195 millions de dollars US), plus intérêts, à la société britannique. En effet, le TCE comporte une « clause de survie » qui permet aux parties contractantes de faire l’objet de poursuites de la part des investisseurs pendant 20 ans après leur retrait.

L’UE a inscrit ses engagements en matière de climat dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe, mais sa mise en œuvre est systématiquement sapée par le TCE. Sept autres États membres de l’UE – la Belgique, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Pologne, la Slovénie et l’Espagne – ont annoncé qu’ils se retireraient du traité. Cependant, puisque cela n’adresserait pas le problème de la clause de survie, la société civile appelle à un retrait conjoint de tous les États membres de l’UE pour démanteler le traité et accéder à des progrès dans le cadre de l’Accord de Paris.

Cependant, l’organe exécutif de l’UE, la Commission européenne, vise à réviser le traité plutôt qu’à se retirer. En mai 2019, elle a approuvé une proposition visant à entamer un processus de réforme, qui a suscité une forte opposition de la part d’un groupe de pays dirigé par le Japon, craignant que tout changement ne compromette les investissements dans le domaine de l’énergie.

Après des mois de discussions, les groupes de campagne pour le climat considéraient le processus de négociation un échec. Parmi les priorités de la réforme, un seul point concernait le développement durable.

La nouvelle proposition de l’ECT, dévoilée en juin 2022, propose d’accorder une protection aux investissements existants dans les combustibles fossiles pendant dix années supplémentaires, au cours desquelles les gouvernements pourraient encore être poursuivis en justice. Tout en limitant la portée de la clause de survie actuelle, cette mesure empêchera tout de même l’élimination rapide des combustibles fossiles nécessaire pour faire face au réchauffement climatique. Le système de règlement des différends investisseurs-État, profondément problématique, n’est toujours pas abordé.

Le TCE révisé s’étendrait à d’autres sources d’énergie – ammoniac, biomasse, biogaz, hydrogène et combustibles synthétiques – ce qui permettrait de soumettre ces domaines en pleine expansion au même processus de règlement des différends. Et de nouveaux membres pourraient arriver dans les coulisses. Dans le contexte de la crise énergétique que traverse l’Europe en raison de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, les États et les entreprises européennes sont de plus en plus séduits par l’idée de développer des projets gaziers en Afrique, une idée que plusieurs États africains ont défendue lors du sommet sur le climat COP27. Aujourd’hui, plusieurs États d’Afrique et d’Amérique latine seraient sur le point d’adhérer au traité. Cela ne pourrait que limiter davantage la portée de l’action climatique mondiale.

Les États parties au TCE seront invités à ratifier la réforme lors de la conférence sur la charte de l’énergie, qui se tiendra en Mongolie le 22 novembre.

La nécessité d’action audacieuse

La société civile a réagi. En décembre 2020, une pétition signée par plus d’un million de personnes a été remise à l’UE pour demander son retrait du TCE. À l’approche de la COP26 de l’année dernière, plus de 400 organisations de la société civile et des scientifiques du monde entier ont signé une lettre ouverte rejetant l’accord révisé en tant qu’ « obstacle à la transition vers une énergie propre ».

L’UE est divisée : la Commission européenne continue de promouvoir le traité révisé comme étant le plus à même de servir les intérêts collectifs régionaux, mais plusieurs États de l’UE semblent demeurer fermes dans leur décision de retrait. Par ailleurs, de nombreux représentants au Parlement européen exigent un retrait coordonné et prônent la réforme du système de règlement des différends investisseurs-État.

Si les États réunis à Oulan-Bator ratifient ces changements, la société civile réorientera son plaidoyer auprès du Parlement européen. Elle réclamera donc l’élaboration d’une loi à l’échelle de l’UE bloquant toute nouvelle utilisation du mécanisme de règlement des différends investisseurs-État.

Le Global Legal Action Network, une organisation internationale indépendante de la société civile composée de juristes, de journalistes d’investigation et d’universitaires, a également saisi la Cour européenne des droits humains au nom de six jeunes militants, affirmant que le changement climatique porte atteinte à leur droit à la vie, à leur droit au respect de leur vie privée et familiale et à leur droit de ne pas subir de discrimination. Trente-trois États sont poursuivis, dont tous les membres de l’UE. Les requérants cherchent à obtenir une décision juridiquement contraignante afin de forcer les gouvernements à mettre en œuvre des mesures urgentes pour mettre fin à la crise climatique ; en cas de succès, cette décision serait évidemment incompatible avec le TCE.

Tandis que le moment décisif du processus de négociation s’approche, la société civile continuera à faire pression pour que des mesures soient prises, appelant les gouvernements et l’UE à cesser de protéger la puissante industrie des combustibles fossiles, pour enfin protéger les territoires et les personnes les plus touchés par les impacts de leurs activités meurtrières.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Les États membres de l’Union européenne devraient rejeter la proposition de révision du traité sur la Charte de l’énergie en faveur d’un retrait coordonné et d’un accord visant à mettre fin au système de règlement des différends investisseurs-État.
  • Les États membres de l’Union européenne doivent prendre des mesures urgentes et efficaces pour éliminer progressivement les projets liés aux combustibles fossiles et mener la transition vers des énergies durables.
  • La société civile doit continuer à faire pression sur les États et les institutions de l’Union européenne afin que des mesures visant à respecter les engagements dans le cadre de l’Accord de Paris soient effectivement mises en œuvre.

Photo de couverture par Andreas Rentz/Getty Images