La démocratie sénégalaise réussit une épreuve cruciale
Contre toute attente, le Sénégal a fait honneur à sa réputation de nation stable et démocratique. La société civile s’est mobilisée face à la décision du président de reporter les élections et de prolonger son mandat de manière inconstitutionnelle, et n’a pas relâché ses efforts jusqu’à ce que le pouvoir judiciaire ait décidé qu’une élection devait être organisée. Le résultat du scrutin a été surprenant : un leader de l’opposition tout juste sorti de prison qui incarne les aspirations des jeunes à une vie meilleure a remporté la victoire. La société civile espère qu’il s’attaquera à la corruption et respectera l’espace civique. La démocratie sénégalaise était menacée, mais après avoir surmonté l’obstacle elle a désormais la possibilité de faire un pas en avant.
Le déroulement des élections sénégalaises le 24 mars représente en soi une victoire pour la société civile. Le fait qu’un candidat de l’opposition qui a basé sa campagne sur un programme anti-establishment et anti-corruption soit devenu le plus jeune dirigeant du continent après avoir sorti de prison offre un nouvel espoir pour la démocratie.
Ce scénario n’était pas attendu. Le 3 février, alors que la campagne pour l’élection prévue le 25 février était sur le point de débuter, le Président Macky Sall a annoncé le report du scrutin, invoquant la corruption des juges constitutionnels chargés d’établir la liste des candidats.
Deux jours plus tard, lors d’une séance chaotique où les forces de sécurité ont expulsé les législateurs de l’opposition qui tentaient de bloquer les débats, le parlement a voté le report de l’élection présidentielle au 15 décembre. La société civile y a vu un coup d’État constitutionnel, puisque seul le Conseil constitutionnel sénégalais est habilité à reporter une élection. Le report signifiait une prolongation inconstitutionnelle du deuxième et dernier mandat de cinq ans du président.
Contrairement à plusieurs autres pays d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal n’a jamais connu de coup d’État depuis son indépendance en 1960. Il n’est pas confronté au type de menaces sécuritaires qui ont incité d’autres pays de la région à accepter un régime militaire. Ainsi, la société civile active et les institutions judiciaires indépendantes ont servi de contrebalances efficaces en résistant aux tentatives présidentielles de s’accrocher au pouvoir.
Face à cette nouvelle tentative, la société civile a réagi rapidement et, en conséquence, le Conseil constitutionnel a fait de même, déclarant l’inconstitutionnalité du report. Le vote a donc eu lieu le 24 mars et, avec un taux de participation substantiel de 66%, Bassirou Diomaye Faye, du parti d’opposition des Patriotes sénégalais (PASTEF), a été élu avec 54,2% des voix contre 35,8% pour Amadou Ba, du parti au pouvoir, l’Alliance pour la République (APR).
M. Faye a été investi comme prévu, le 2 avril, jour de la fin du mandat de M. Sall. Malgré tout, le Sénégal a réussi à maintenir sa réputation de pays démocratique et à demeurer une oasis dans une région turbulente.
Restrictions de l’espace civique
Avant le mois de février, l’espace civique ne cessait de se détériorer à mesure que le conflit politique s’intensifiait. Pendant des années, des manifestations avaient eu lieu par crainte que M. Sall ne cherche à contourner la limitation clairement établie par la Constitution qui limite à deux le nombre de mandats présidentiels. Les doutes persistaient même après l’annonce de M. Sall selon laquelle il ne se présenterait pas à nouveau, car il continuait tout de même à affirmer qu’il pourrait le faire s’il le souhaitait.
Bien qu’il ait finalement abandonné sa candidature, il s’est de plus en plus attaché à maintenir son parti, l’ARP, au pouvoir. Tout comme avant les élections de 2019 qui lui ont permis d’obtenir un second mandat, il a essayé d’écarter toute personne susceptible de poser une menace sérieuse à sa continuité.
Ousmane Sonko constituait la principale menace. Ancien inspecteur des impôts devenu lanceur d’alerte contre la corruption, Sonko était devenu très populaire parmi les jeunes qui considéraient que l’élite politique était corrompue, égoïste et distante. Le gouvernement ayant instrumentalisé le système de justice pénale pour tenter de le faire taire, Sonko a été arrêté pour la première fois en mars 2021 et condamné peu après. Lors des élections locales de janvier 2022, il a cependant été élu maire de la ville de Ziguinchor, et lors des élections législatives d’août, l’APR a perdu sa majorité, avec le parti de Sonko, le PASTEF, arrivant en deuxième position.
À l’approche de l’élection présidentielle, en mai 2023, Sonko a été condamné à six mois de prison avec sursis pour avoir insulté et diffamé un homme politique du parti au pouvoir. En juin, il a été condamné à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse ». Cette condamnation l’a rendu inéligible pour les prochaines élections et il a donc été radié des listes électorales. En juillet, alors qu’il purgeait sa peine à domicile, il a à nouveau été arrêté pour des motifs liés à la protestation, dont l’insurrection. Quelques jours plus tard, le gouvernement a dissous le PASTEF. Il s’agissait de la première interdiction de ce type dans l’histoire du Sénégal depuis l’indépendance.
Chaque fois que Sonko a été arrêté ou condamné, la population s’est mobilisée pour le défendre. Les manifestations ont donné lieu à des actes de violence tels que des jets de pierres, des incendies de pneus et des pillages. Des bâtiments publics ont été vandalisés et des bus incendiés. L’État a répondu par une force meurtrière, déployant l’armée dans la capitale, Dakar, et utilisant des balles réelles contre les manifestants. Au total, des dizaines de personnes ont été tuées et des centaines blessées et détenues. Des politiciens de l’opposition et des dirigeants de mouvements sociaux ont été arrêtés. Les journalistes qui couvraient les manifestations ont été harcelés et arrêtés. D’autres manifestations organisées par l’opposition ont été interdites.
Le gouvernement a réagi aux manifestations en suspendant des chaînes de télévision en raison de leur couverture de ces événements, et en limitant l’accès à Internet à des moments clés pour empêcher leur déroulement. L’utilisation de certaines plateformes de réseaux sociaux a également été restreinte : TikTok, le réseau préféré par les jeunes, a particulièrement été concerné par cette mesure. La police a arrêté des journalistes pour avoir rendu compte des restrictions imposées à Sonko et à PASTEF, notamment Khalil Kamara du média en ligne indépendant Senego et Pape Ale Niang du site d’information Dakar Matin. En raison de sa publication d’un article d’opinion critiquant l’inculpation de Sall et de Sonko, Khalil Kamara a été accusé de diffusion de fausses nouvelles, de diffamation et d’offense au chef de l’État.
Le 27 octobre, des centaines de personnes se sont rassemblées à Dakar pour exiger la libération des quelque mille prisonniers d’opinion en détention préventive de longue durée. Cette manifestation, organisée par les Forces Vives du Sénégal F24, une plateforme d’organisations politiques et de défense des droits humains, a marqué la première autorisation d’une manifestation comprenant des membres de l’opposition depuis plusieurs mois.
En novembre, les dirigeants du PASTEF dissous ont formé une coalition avec d’autres partis et ont désigné Faye comme candidat pour remplacer Sonko. M. Faye était également en détention, les autorités cherchant à le garder le plus longtemps possible pour réduire ses chances de candidature. Cependant, il demeurait éligible tant qu’il n’était pas condamné.
En raison de la répression des libertés civiques qui s’est poursuivie presque jusqu’au jour de l’élection, l’Observatoire CIVICUS a rétrogradé le classement de l’espace civique du Sénégal à « réprimé » en décembre 2023 et a ajouté le pays à sa liste de surveillance, qui comprend des pays connaissant un déclin particulièrement marqué des libertés civiques.
Des voix en première ligne
Abdou Aziz Cissé est chargé de plaidoyer d’AfricTivistes, une organisation de la société civile panafricaine qui promeut et défend les valeurs démocratiques, les droits humains et la bonne gouvernance à travers la civic tech.
La démocratie a reculé en Afrique de l’Ouest au cours des trois dernières années. De 2020 à 2022, la région a vécu cinq coups d’État dans un double contexte de terrorisme dans le Sahel et sur un fond de discours anti-impérialiste. La société civile joue un rôle crucial dans le façonnement de la démocratie, mais l’espace civique est étouffé dans les pays où les militaires ont pris le pouvoir.
Toutefois, chaque pays a ses propres dynamiques historiques et politiques. Plusieurs pays ont maintenu une stabilité politique relative, comme le Sénégal avant les derniers développements.
Après avoir été un exemple de démocratie et de stabilité politique en Afrique, avec des alternances démocratiques et pacifiques en 2000 et 2012, le Sénégal tend de plus en plus vers l’autoritarisme, symbolisé par la confiscation des droits et libertés fondamentaux.
Mais je suis optimiste, car même si la classe politique est engagée dans une lutte acharnée pour le pouvoir, la société civile est forte et jouit d’une force de contestation considérable dans tous les secteurs de la vie sociale du pays. Sans oublier la nouvelle force de contestation qui a vu le jour avec l’avènement des technologies civiques. Les réseaux sociaux amplifient les voix citoyennes et leur donnent une dimension internationale, d’où les tentatives des autorités de faire taire les voix qui s’expriment à travers l’outil numérique.
Le Sénégal a aussi une justice et une administration qui ont toujours joué leur rôle de contre-pouvoir. Il faut aussi prendre en compte la non-linéarité de tout système démocratique. Comme tous les systèmes démocratiques, celui du Sénégal est à parfaire. Il a connu des avancées notables bien que des soubresauts comme ceux que nous vivons actuellement. Et il faut prendre en considération que c’est à partir des crises que les opportunités émergent.
Ceci est un extrait édité de notre conversation avec Abdou. Lisez l’intégralité de l’entretien ici.
La société civile réagit
Lorsque le président Sall a reporté l’élection, la société civile a réagi immédiatement en créant une plateforme, « Aar Sunu Election » (« Protégeons notre élection »), qui a rassemblé plus d’une centaine d’organisations.
Le 4 février, 19 candidats de l’opposition ont tenu une conférence de presse conjointement avec des dirigeants de la société civile pour annoncer leur décision de faire campagne ensemble. Le même jour, les manifestations ont éclaté dans les rues. Le gouvernement a réagi en coupant nouvellement les données mobiles et suspendant temporairement la licence d’une chaîne de télévision. Les forces de sécurité ont harcelé, menacé et agressé physiquement des journalistes pour les empêcher de couvrir les manifestations. Des affrontements ont été signalés à Dakar, où les forces de sécurité ont utilisé des gaz lacrymogènes pour disperser les manifestations et ont poursuivi les manifestants en fuite, tandis que ceux-ci érigeaient des barricades et lançaient des pierres sur les forces de sécurité. Parmi les manifestants arrêtés figuraient le candidat à la présidence Anta Babacar Ngom et l’ancien Premier ministre Aminata Touré.
Une manifestation prévue pour le 5 février, jour du vote parlementaire, n’a pas pu avoir lieu car l’Assemblée nationale était bouclée et inaccessible. Or après le vote les protestations se sont intensifiées et, le 9 et 10 février, les forces de sécurité ont tiré à balles réelles sur les manifestants, faisant au moins trois morts et des dizaines de blessés à Dakar, Saint-Louis et Ziguinchor. Des centaines de personnes ont été arrêtés. Les forces de sécurité ont également fait usage de la violence contre des manifestations à Mbacké, Mbour, Tivaoune et Touba.
Les autorités locales de Dakar ont interdit une marche silencieuse annoncée par Aar Sunu Election pour le 13 février en raison de « risques de perturbation grave de la circulation ». D’autres tentatives de mobilisation dans les jours suivants ont été réprimées.
Mais la pression a porté ses fruits et, le 15 février, le Conseil constitutionnel a annulé le report des élections et ordonné au gouvernement d’organiser le scrutin avant la fin du mandat présidentiel. Dans un geste rare, le préfet de Dakar a autorisé une marche silencieuse organisée par Aar Sunu Election le 17 février, et des milliers de personnes ont défilé sans incident pour exiger le respect du calendrier électoral.
La persévérance a été récompensée. Pour apaiser les tensions, le parlement a adopté le 6 mars une loi d’amnistie et, le 14 mars, le gouvernement a libéré Faye et Sonko. Cette libération a été célébrée dans les rues par la population et, dix jours plus tard, des milliers de personnes ont fait la queue pendant des heures afin de s’exprimer aux urnes. La volonté de changement a été si claire qu’aucun second tour n’a été nécessaire.
Des voix en première ligne
Malick Ndome est conseiller sénior en politique et membre du conseil d’administration au Conseil des organisations non gouvernementales d’appui au développement, une plate-forme de la société civile qui coordonne les relations avec l’État et d’autres partenaires, offre des formations pour des organisations de la société civile, des autorités locales et des médias, et plaide en faveur d’une société civile plus forte, capable d’influencer les politiques publiques.
Il est clair que la restriction de l’espace civique demeure la plus grande préoccupation de la société civile. La société civile a plusieurs attentes et préconise diverses mesures politiques pour protéger l’espace civique et les droits humains et promouvoir la bonne gouvernance.
Parmi les mesures politiques préconisées, on trouve notamment le vote du code de la presse pour mieux encadrer la profession de journalisme, et la publication des décrets d’application, ainsi que la révision de l’article 80 de la Constitution concernant les offenses au chef de l’État. De plus, la société civile appelle à l’adoption d’une loi pour la protection des lanceurs d’alerte et des défenseurs des droits humains, ainsi qu’à la publication des rapports de la Cour des Comptes et à la poursuite judiciaire des contrevenants.
Également, la société civile demande un changement institutionnel dans la gouvernance du Conseil supérieur de la Magistrature, ainsi que la mise en place d’un Parquet financier avec des responsabilités étendues.
Enfin, la lutte contre la corruption et pour une meilleure gouvernance est une préoccupation majeure de la société civile, qui souhaite que le nouveau gouvernement prenne des mesures efficaces dans ce sens.
Ceci est un extrait édité de notre conversation avec Malick. Lisez l’intégralité de l’entretien ici.
Les défis à venir
Le nouveau président, âgé de 44 ans et désormais le plus jeune de l’histoire du Sénégal, est passé de la prison au pouvoir de manière fulgurante. Un militant peu connu de l’opposition anti-corruption Jusqu’à très récemment, il a su répondre aux aspirations de la jeunesse sénégalaise et faire comprendre qu’un vote en sa faveur était un vote en faveur de Sonko. Dès son investiture, il a nommé Sonko premier ministre.
Dans un contexte d’augmentation du coût de la vie, de hausse du chômage et de désillusion généralisée, l’une des principales promesses de M. Faye a été la création d’emplois. Dans un pays où le 75% des 18 millions d’habitants a moins de 35 ans et le taux de chômage officiel est de 20%, il serait déjà important de promettre de s’attaquer à ce problème. Cependant, M. Faye a promis beaucoup plus : il s’est engagé à réduire les disparités économiques profondément ancrées, soutenir l’agriculture pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, restaurer la souveraineté nationale sur des industries essentielles telles que le pétrole, le gaz et la pêche, gérer efficacement les ressources naturelles, lutter contre une corruption profondément enracinée, accroître la transparence gouvernementale, renforcer les institutions et libérer le Sénégal des influences néocoloniales, notamment du franc CFA, la monnaie régionale commune contrôlée par le gouvernement français.
Traduire les promesses en résultats tangibles sera un défi de taille pour M. Faye, qui devra jongler entre la gestion des attentes et leur réalisation effective. Mais pour l’heure, le Sénégal a réussi avec succès une épreuve cruciale de démocratie, offrant un exemple vital dans une région où celle-ci fait souvent défaut.
NOS APPELS À L’ACTION
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Le nouveau gouvernement doit supprimer toutes les restrictions imposées à l’expression du désaccord et respecter le droit de s’organiser, de protester et de s’exprimer.
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Le nouveau gouvernement doit tenir redevables les responsables de la mort de manifestants et ordonner aux forces de sécurité d’agir conformément aux normes internationales en matière de gestion des manifestations.
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Le nouveau gouvernement devrait travailler avec la société civile pour concevoir des solutions qui répondent aux attentes qui l’ont amené au pouvoir.
Pour des entretiens ou de plus amples informations, veuillez contacter research@civicus.org
Photo de couverture par Cem Ozdel/Anadolu via Getty Images