« En tant que société civile, nous devons mobiliser nos forces pour protéger les principes démocratiques de notre pays »
CIVICUS discute des récents changements dans le paysage politique français avec Valentin Stel, co-directeur général de SOS Racisme | Touche pas à mon pote, une organisation de la société civile qui, depuis 40 ans, œuvre à l’amélioration des politiques publiques et lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations ethno-raciales en France.
Le 31 mars, Marine Le Pen, présidente du parti d’extrême droite Rassemblement national (RN), a été condamnée pour avoir détourné des fonds publics européens, avec plusieurs autres membres de son parti. Déclarée inéligible pour l’élection présidentielle de 2027, Mme Le Pen a immédiatement fait appel de cette décision. En réponse à ce jugement et pour soutenir l’État de droit, une large coalition d’organisations de la société civile, y compris des syndicats, a organisé des rassemblements le 12 avril à Paris et dans plusieurs autres villes françaises.
Pourquoi Le Pen a-t-elle été condamnée ?
Le Pen a été condamnée le 31 mars dernier pour détournement de fonds publics dans le cadre de l’affaire des assistants parlementaires du RN au Parlement européen, un système mis en place depuis l’époque de son père, Jean-Marie Le Pen.
Pendant plus de 12 ans, Marine Le Pen et d’autres membres du parti ont détourné plus de 4 millions d’euros destinés à rémunérer des assistants parlementaires européens pour financer des personnes travaillant exclusivement sur des campagnes nationales, sans aucun lien avec le Parlement européen. Même le majordome de Jean-Marie Le Pen était payé par le Parlement européen et certains assistants rémunérés n’avaient jamais rencontré leur député après plusieurs mois d’embauche.
RN a tenté de retarder le verdict en esquivant les convocations policières et en faisant reporter les audiences, mais ont finalement été jugés. Marine Le Pen, considérée comme la principale responsable, a été condamnée à une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire, l’empêchant pour l’instant de se présenter aux élections de 2027. D’autres membres du parti ont également été condamnés, comme Louis Aliot, vice-président du RN et maire de Perpignan.
Comment le RN a-t-il réagi à cette condamnation ?
Marine Le Pen et le RN ont avancé des arguments totalement illogiques. Ils prétendent qu’il s’agit d’un simple malentendu administratif qui n’aurait jamais dû aller jusqu’à un procès. Ils dénoncent un acharnement judiciaire et un complot du système, accusant la magistrature et les « juges rouges » d’avoir délibérément ordonné l’inéligibilité provisoire en vue des élections françaises de 2027.
Hypocritement, ce parti qui s’est toujours déclaré transparent et qui réclame des peines plus sévères pour toute personne enfreignant la loi, demande maintenant un traitement différencié, une sorte de privilège de « caste ». Pour eux, c’est la volonté du « peuple » qui doit primer, y compris sur le respect de l’État de droit. En déclarant qu’ils utiliseront tous les moyens possibles pour « ne pas se faire voler l’élection présidentielle », ils montrent leur rapport problématique avec l’État de droit et la démocratie, à l’image de Donald Trump, de Vladimir Poutine, de Viktor Orbán, qui ont tous exprimé leur soutien à Marine Le Pen suite à sa condamnation.
Les responsables du RN et Marine Le Pen sont dans un déni total de la gravité de l’affaire. C’est certainement là une des raisons du prononcé de l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité.
Le RN et ses soutiens remettent en question le principe fondamental d’égalité devant la loi. Non seulement ils revendiquent des privilèges pour eux-mêmes, mais ils proposent régulièrement de restreindre les droits d’autrui, notamment des personnes étrangères ou d’origine étrangère.
Quelle a été la réaction populaire ?
Un sondage publié par Le Point suite à la décision du tribunal montre que 61% des personnes interrogées approuvent la condamnation de Marine Le Pen. Une majorité reste attachée à l’idée que si la justice a rendu une décision – en l’occurrence, un jugement de 152 pages après une enquête et un procès – c’est qu’il y a des bases sérieuses et que les procédures ont été respectées, ce qui est plutôt rassurant.
Cependant, il est inquiétant de constater que 35 à 40% des sondés trouvent cette condamnation injuste, voire illégitime. S’alignant sur les discours du RN, ils considèrent qu’il s’agit d’un procès politique visant à censurer la voix du peuple. Ces électeurs continuent de soutenir un parti qui a passé des années à accuser les autres de corruption et à exiger des sanctions sévères pour de tels actes, mais qui, lorsqu’il se trouve lui-même en faute, estime que cela ne devrait pas avoir de conséquences.
On se mobilise donc pour défendre l’État de droit, qui n’est pas un simple principe abstrait mais ce qui garantit l’égalité devant la loi et protège les minorités, les victimes de racisme, les personnes LGBTQI+ et les femmes. Ce n’est pas juste une formule, c’est ce qui nous permet de vivre ensemble en démocratie et assure que tout le monde est égal devant la loi. Aujourd’hui, on constate que l’extrême droite et la « droite classique » attaquent ces valeurs, et en tant que société civile, nous sommes profondément attachés à ces principes.
Pourquoi SOS Racisme s’est-il mobilisé le 12 avril ?
SOS Racisme est à l’initiative des mobilisations du 12 avril. Nous avons lancé un appel solidaire pour réunir le plus grand nombre d’organisations pour une journée nationale de mobilisation à Paris et dans d’autres villes. Des organisations comme Amnesty International, la Ligue des droits de l’homme, Oxfam France, la Ligue de l’Enseignement, ainsi que des associations féministes, LGBTQI+, des syndicats étudiants et des syndicats de salariés comme la Confédération Générale du Travail, la Fédération Syndicale Unitaire et Solidaires ont répondu présents pour montrer que nous sommes unis et qu’il ne s’agit pas d’une simple minorité engagée.
À Paris, nous avons rassemblé – au plus fort de la mobilisation – plus de 5000 personnes pour un meeting-concert sur la place de la République dès 17h, avec des prises de parole, des témoignages de personnes concernées et des interludes musicaux. Chaque organisation a mobilisé ses réseaux et ce fût, avant que la météo ne joue vraiment en notre défaveur, un moment fort et porteur d’espoir. Dans d’autres départements, nos antennes locales – une quarantaine, toutes bénévoles – ont organisé diverses initiatives avec les partenaires locaux, notamment des rassemblements symboliques devant les tribunaux.
En tant que société civile, nous avons un travail d’éducation populaire et de pédagogie à faire pour expliquer pourquoi l’État de droit nous protège, car pour beaucoup de citoyens ce concept peut sembler abstrait. Il est essentiel de montrer que la société civile est capable de se mobiliser collectivement pour défendre des principes fondamentaux de la République – des principes qui ne sont ni de gauche ni de droite, mais qui sont au cœur de notre démocratie et des conditions nécessaires pour vivre ensemble.
Cette condamnation pourrait-elle affecter le soutien dont bénéficie l’extrême droite ?
Cette décision pourrait effectivement affecter l’image et la légitimité de l’extrême droite. C’est d’ailleurs l’une des raisons principales pour lesquelles nous nous sommes mobilisés dans les actions du 12 avril, malgré des délais très courts et un calendrier compliqué du fait des vacances scolaires. Il s’agit d’une décision objective de justice : plus de 4 millions d’euros détournés, probablement issus des impôts des Français et des Européens, le mépris affiché envers les institutions judiciaires, et des discours délirants de la part des responsables du Rassemblement National. Ces faits sont incontestables.
À notre tour, en tant que société civile, nous devons mobiliser nos forces pour rappeler ce qui fonde notre vivre-ensemble et protéger les principes démocratiques de notre pays. Ces principes nous permettent de vivre en paix dans une démocratie où chacun est libre de débattre, d’avoir des opinions divergentes, des identités différentes, mais toujours autour des valeurs communes de liberté, égalité, fraternité.
Au fond, les gens savent ce que représente la France et en sont fiers. Nous aimons beaucoup critiquer et nous laisser emporter par notre quotidien, mais il est important de rappeler que nous sommes une majorité à être attachée à ces principes. C’est aussi l’occasion de rappeler que nous, société civile, avons la capacité d’agir, car ce que nous faisons aujourd’hui aura des répercussions à long terme, notamment pour les présidentielles de 2027. Notre mobilisation collective se poursuivra dans les jours, semaines et mois à venir autour d’évènements (une table ronde est organisée cette semaine par la Ligue des droits de l’Homme, certaines de nos organisations prévoient de manifester ensemble pour défendre l’Etat de droit lors des mobilisations du 1er mai) et de campagnes de sensibilisation communes, sur chaque territoire. Notre mobilisation doit d’être à la hauteur de la gravité de la situation.