Gabon: la fin d’une dictature… et le début d’une autre?
Quelques minutes après l’annonce des résultats d’élections frauduleuses, les militaires gabonais ont organisé un coup d’État qui a mis fin à plus d’un demi-siècle de règne dynastique. Les célébrations dans les rues et les expressions de soulagement de la société civile gabonaise, longtemps victime de la répression, ont contrasté avec la condamnation internationale et l’inquiétude suscitée par la vague de coups d’État militaires qui balaie l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Ouest. Les régimes militaires sont rarement aussi brefs que promis et ne donnent que très rarement lieu à des transitions rapides vers la démocratie. Les militaires gabonais doivent rapidement passer le relais à un gouvernement civil démocratiquement élu. Sinon, on risque de voir s’installer une nouvelle dictature qui pourrait être encore plus répressive que la précédente.
Le 26 août, le Gabon a procédé à des élections générales. Les résultats officiels ont été annoncés à la télévision publique quatre jours plus tard, au milieu de la nuit, alors que le pays était sous couvre-feu et que l’Internet était coupé. Comme on pouvait s’y attendre, le président sortant Ali Bongo, au pouvoir depuis la mort de son père et prédécesseur en 2009, s’est vu confier un troisième mandat, avec 64,3% des voix. Les allégations de fraude ont été nombreuses, comme lors des élections précédentes. Mais cette fois-ci, un événement sans précédent s’est produit : moins d’une heure plus tard, les militaires ont pris le pouvoir et le règne de 56 ans de la famille Bongo a pris fin.
Par la volonté despotique de Bongo, l’élection s’est tenue dans des conditions totalement irrégulières, en violation flagrante des normes et standards internationaux.
Il s’agit du huitième coup d’État militaire réussi en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale au cours des quatre dernières années, et du septième en Afrique francophone. Deux coups d’État ont eu lieu au Mali en 2020 et 2021, et deux au Burkina Faso en 2022. Des coups d’État ont également été orchestrés au Tchad, en Guinée et au Soudan en 2021, ainsi qu’au Niger au début de cette année. Or, aucun de ces pays n’a vu un retrait des militaires à la suite des mesures « correctives » et « temporaires » qui prétendaient invariablement justifier leur intervention.
Au Gabon, la population a accueilli les militaires à bras ouverts. Ils ont dansé dans les rues et serré les soldats dans leurs bras pour fêter l’événement. Ils les ont remerciés de les avoir libérés du joug autoritaire sous lequel ils avaient vécu, pour la plupart, toute leur vie.
Cependant, le renversement d’un régime oppressif ne revient pas à atteindre la liberté démocratique. Il est en effet rare qu’une prise de pouvoir militaire soit suivie de la mise en place rapide d’institutions libres. Des études montrent que, bien que des démocraties soient parfois instaurées à la suite de coups d’État, ce sont trop souvent de nouveaux régimes autoritaires qui émergent, entraînant des niveaux encore plus élevés de violence et de violations des droits humains parrainées par l’État.
Une autocratie prédatrice
Omar Bongo a pris le pouvoir en 1967, quelques années seulement après que le Gabon obtienne son indépendance de la France, et l’a conservé pendant plus de 40 ans. Il a fait du pays un État à parti unique et a gouverné d’une main de fer jusqu’à sa mort en 2009. Le multipartisme n’a été autorisé qu’en 1991, une fois que le Parti Démocratique Gabonais de M. Bongo, ironiquement nommé, ait assuré son emprise grâce à une combinaison de favoritisme et de répression.
La dynastie a conservé son pouvoir à travers le fils et successeur de M. Bongo, qui a emporté des élections entachées d’irrégularités en 2009 et 2016. Dans les deux cas, il était largement admis que le véritable vainqueur n’était pas Bongo mais son principal rival. La Constitution a été modifiée à plusieurs reprises pour permettre de nouveaux mandats, dernièrement en 2018, et les règles et calendriers électoraux ont été systématiquement manipulés pour entraver l’opposition.
Pourtant, sa réélection en 2016 a failli être un échec : M. Bongo n’a pu prétendre qu’à une victoire serrée grâce à des résultats fabuleux dans sa province natale, où il aurait obtenu plus de 95% des voix avec un taux de participation invraisemblable de 99,9%, alors que le taux de participation dans le reste du Gabon était de 54%.
La fraude flagrante a déclenché de violentes manifestations qui ont été encore plus violemment réprimées. Des sources indépendantes ont estimé à plus de 50 le nombre de morts et à des centaines le nombre d’arrestations. Le siège de l’Union des forces de changement, parti d’opposition, a été pris d’assaut par les forces de sécurité. En réponse aux demandes de l’opposition et des observateurs de l’Union européenne (UE), un recomptage des voix a été effectué, mais la Cour constitutionnelle, une institution depuis longtemps dans la poche des Bongos, a refusé aux observateurs l’accès au recomptage et a donné à Bongo une victoire encore plus confortable.
M. Bongo a été victime d’un accident vasculaire cérébral en 2018 et a disparu de la scène publique pendant près d’un an, ce qui a alimenté les craintes, y compris au sein de l’armée, qu’il ne soit pas apte à gouverner. En 2019, une tentative de coup d’État militaire a échoué et a été suivie d’une fermeture d’Internet, d’une répression des médias et d’arrestations d’acteurs politiques de l’opposition. En 2020, le code pénal a été modifié, augmentant les peines pour insulte au président et pour l’organisation ou la participation à des réunions interdites.
Sous le règne dynastique des Bongos, la corruption, le népotisme et le comportement prédateur des élites sont devenus endémiques. Petit pays de 2,3 millions d’habitants, le Gabon dispose de vastes réserves de pétrole, qui représentent environ 60% de ses revenus. En termes de PIB par habitant, c’est l’un des pays les plus riches d’Afrique, mais un tiers de sa population est pauvre et son taux de chômage avoisine les 30%. Le contraste avec l’incalculable richesse mal acquise de la famille Bongo et de ses proches est flagrant, ce qui alimente de plus en plus la colère de la majorité de la population.
Des voix en première ligne
Georges Mpaga est le président exécutif national du Réseau des organisations libres de la société civile du Gabon (ROLBG), une organisation de la société civile qui travaille pour l’amélioration de l’espace civique au Gabon et en Afrique centrale et fait campagne contre les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires, la torture et les détentions arbitraires. Il fait partie de ceux qui ont salué le coup d’État.
Les élections du 26 août ont été indubitablement frauduleuses, comme l’étaient les précédentes. Le régime du dictateur prédateur Ali Bongo avait interdit les missions d’observation internationales et domestiques ainsi que la présence de la presse internationale. Le ROLBG a été la seule organisation à mettre en œuvre une observation citoyenne à travers le système de tabulation parallèle des votes. Par la volonté despotique de Bongo, l’élection s’est tenue dans des conditions totalement irrégulières, en violation flagrante des normes et standards internationaux en la matière. Les scrutins s’étaient déroulés à huis clos, dans une opacité qui a généré une fraude électorale à grande échelle et des résultats tronqués.
L’espace civique et les conditions d’exercice des libertés démocratiques et les droits humains étaient difficiles sous l’ancien régime. Les droits d’association, de réunion pacifique et d’expression étaient bafoués. De nombreux militants de la société civile et défenseurs des droits humains dont moi-même, ont séjourné en prison ou furent privés de leurs droits fondamentaux.
La société civile a favorablement accueilli l’intervention militaire qui a sonné le glas de plus d’un demi-siècle de forfaiture et de prédation au sommet de l’Etat.
L’intervention militaire se justifie comme une réponse à la volonté du clan Bongo et son Parti démocratique gabonais de se maintenir au pouvoir de gré ou de force à travers des élections frauduleuses et la répression policière orchestrée par des forces de défense et de sécurité instrumentalisées et aux ordres de l’ancien président.
En ce sens, le coup au Gabon ne s’inscrit pas dans une tendance régionale, mais est le résultat d’un processus purement interne résultant des 56 ans de dictature et son corollaire de violations des droits humains et de destruction du tissu économique et social du pays. Les évènements en cours au Gabon ont évidemment des répercussions dans la région d’Afrique centrale, foyer des plus grandes dictatures d’Afrique.
Voici un extrait de notre conversation avec Georges. Lisez l’intégralité de l’entretien ici.
Pourquoi maintenant ?
Le coup d’État du 30 août a été présenté comme une réaction à une élection incontestablement frauduleuse. Dès sa prise de pouvoir, l’autoproclamé « Comité pour la transition et la restauration des institutions » a déclaré que le vote n’avait pas rempli « les conditions d’un scrutin transparent, crédible et inclusif » et a annoncé son annulation. Cela s’est accompagné d’une dissolution des institutions exécutives, législatives, judiciaires et électorales et de la fermeture des frontières du pays, mesure qui a été annulée quelques jours plus tard.
M. Bongo a été assigné à résidence avec son fils aîné et son conseiller avant d’être libéré et autorisé à quitter le pays pour des raisons médicales. Plusieurs hauts fonctionnaires ont été arrêtés pour trahison, corruption et diverses activités illicites, et de grandes quantités d’argent liquide auraient été saisies à leur domicile.
Le général Brice Oligui Nguema, chef du coup d’État et commandant de la Garde républicaine, organe chargé de la protection du président, est à la tête de la junte prétendument transitoire actuellement au pouvoir. Pour justifier le coup d’État, il a invoqué l’incapacité de M. Bongo à la suite de son accident vasculaire cérébral, sa manipulation de la Constitution pour briguer un troisième mandat et la qualité douteuse de l’élection. Il a également assuré que la dissolution des institutions n’était que « temporaire », promettant que celles-ci seraient bientôt réorganisées et rendues « plus démocratiques ». Il y aura des élections, a-t-il promis, mais pas tout de suite, sinon les mêmes acteurs reviendraient aussitôt au pouvoir. Il faudra d’abord rédiger une nouvelle Constitution, un nouveau Code pénal et une nouvelle législation électorale : ce n’est qu’à ce moment-là que les élections deviendront possibles.
Et ensuite ?
Alors que des célébrations ont eu lieu dans les rues de Libreville, la capitale du Gabon, et dans d’autres villes du pays, la condamnation internationale n’a pas tardé, à commencer par le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, qui a reconnu les « problèmes de gouvernance » du Gabon tout en déclarant qu’un coup d’État ne ferait que les aggraver. La principale organisation continentale, l’Union africaine, a suspendu le statut de membre du Gabon jusqu’au rétablissement de l’ordre constitutionnel, à l’instar de la Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale, dont le siège se trouve à Libreville.
La condamnation est également venue de l’UE et de plusieurs de ses États membres, à commencer par la France, ainsi que du Commonwealth, que le Gabon a été autorisé à rejoindre en juin 2022 bien qu’il ne respecte pas les normes minimales en matière de démocratie et de droits humains. Le Royaume-Uni s’est joint au chœur, ainsi que le Canada, les États-Unis et même la Chine. Le président du Nigeria, Bola Tinubu, s’est lui aussi inquiété de la « contagion autocratique » qui se propage en Afrique. M. Tinubu dirige actuellement les efforts déployés par la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest pour renverser le récent coup d’État au Niger.
Certains observateurs affirment que ce coup d’État, à différence des autres en Afrique centrale et occidentale, ne se fonde pas sur des narratives propagées par les militaires selon lesquelles le gouvernement évincé n’aurait pas réussi à lutter contre l’insurrection ou l’insécurité. À cet égard, il peut se distinguer d’autres coups d’État qui ont donné lieu à des changements rapides d’alliances politiques et militaires, comme dans plusieurs cas où des troupes françaises impopulaires ont été rapidement remplacées par des mercenaires russes.
Les partisans du coup d’État soulignent qu’il a été déclenché par des préoccupations concernant le processus démocratique. Deux éléments auraient convergé : des élections frauduleuses, la patience ayant finalement été épuisée après plus d’un demi-siècle de règne dynastique, et le fait que la corruption et la mauvaise gestion ont empêché les institutions de répondre aux demandes fondamentales de la population. De nombreux membres de la société civile adoptent cette position, ce qui les met en opposition aux institutions internationales accusées d’avoir toléré les Bongos pendant trop longtemps.
Par contre, d’autres ne sont pas d’accord, alors même qu’ils sont heureux de voir partir les Bongos. Le candidat de l’opposition largement considéré comme le véritable vainqueur des élections, Albert Ondo Ossa, a rapidement exprimé sa déception face à ce qu’il a décrit comme une « guerre de palais » et une « affaire de famille ». Il avait espéré un recomptage des voix qui, s’il avait été effectué correctement – en présence d’observateurs indépendants et en toute transparence – lui aurait donné la victoire et l’aurait placé à la tête d’un nouveau gouvernement démocratique. Au lieu de cela, il a vu un gouvernement de transition qui pourrait être considéré comme une continuation du régime déchu, notamment en raison des liens familiaux entre les Bongo et le général Nguema, également heureux propriétaire d’une fortune d’origine inconnue.
Les nominations qui ont suivi semblent confirmer les soupçons de M. Ossa. Raymond Ndong Sima, qui avant rejoindre l’opposition avait été premier ministre d’Ali Bongo, a été nouvellement nommé tête du gouvernement, mais cette fois-ci d’un gouvernement mixte comprenant des militaires, des personnalités de la société civile et des anciens leaders de l’opposition – mais pas de la coalition d’Ossa – ainsi que des personnes liées au régime Bongo.
Outre les préoccupations relatives à sa composition, la question se pose également de savoir combien de temps ce gouvernement a l’intention de durer. La pompe de la cérémonie d’investiture de Nguema dément son caractère prétendument temporaire. À maintes reprises, lors des récents coups d’État sur le continent, les militaires sont arrivés au pouvoir en promettant une transition rapide, mais ils n’ont par la suite que retardé le calendrier.
Le gouvernement issu du coup d’État a jusqu’à présent montré un visage modéré, mais rien ne garantit que cela durera. En prenant le pouvoir, les militaires se sont emparés non seulement du pouvoir politique, mais aussi du contrôle de la richesse économique qui soutenait la kleptocratie des Bongo. Il est peu probable qu’ils renoncent à cela volontairement, et plus ils resteront, plus il sera difficile de les renverser. Et si les gens qui sont descendus dans la rue pour célébrer le coup d’État finissent par le faire à nouveau pour protester contre l’absence de changement réel, la répression ne manquera pas de suivre.
La communauté internationale doit continuer à exhorter les militaires à s’engager dans un plan de transition rapide vers un régime pleinement démocratique. Sinon, le risque est que le peuple gabonais passe simplement d’une dictature à l’autre, et qu’il ne reste rien du moment fugace où la liberté semblait à portée de main.
NOS APPELS À L’ACTION
-
La junte militaire doit entamer un processus de transition rapide pour transférer le pouvoir à un gouvernement civil démocratiquement élu.
-
La junte militaire doit permettre une large participation de la société civile et l’expression d’une diversité de points de vue dans le processus de transition.
-
Les organes régionaux doivent jouer un rôle de surveillance important pour garantir que le Gabon organise des élections libres, équitables et compétitives.
Photo de couverture par AFP/Getty Images