Des manifestations de masse et des grèves ont mobilisé la France depuis que le président Emmanuel Macron a annoncé son projet de relèvement de l’âge légal de la retraite. La colère s’est intensifiée à la suite de sa décision de faire passer le changement sans vote parlementaire en mars, remettant en question son style de gouvernement du haut vers le bas. Des incidents violents dans les manifestations ont donné lieu à une réponse disproportionnée de la part de l’État, problème de longue date en France. La colère persistante face au refus du gouvernement d’écouter pourrait ouvrir davantage la porte à l’extrême droite française. Il est nécessaire de négocier de bonne foi et de s’engager à tenir les forces de sécurité redevables des actes de violence.

Le président français Emmanuel Macron savait certainement que son projet de recul de l’âge de départ à la retraite ne serait ni populaire ni facile à mettre en œuvre. Il s’était engagé sur cette voie lorsqu’il s’est présenté pour la première fois aux élections en 2017, mais il a dû abandonner temporairement son projet à la suite de manifestations de grande ampleur. Au fil des ans, des manifestations et des grèves de masse ont accueilli toutes les tentatives des gouvernements de modifier les lois sur les pensions et les retraites.

Après avoir remporté un second mandat en avril 2022, M. Macron a remis ses projets sur la table, insistant sur le fait que l’allongement de l’espérance de vie signifiait que l’État ne pouvait plus se permettre d’augmenter le coût des retraites. Il a fait passer ses réformes en utilisant une clause constitutionnelle qui permet d’éviter le vote parlementaire. La conséquence est une nouvelle intensification des manifestations de masse, qui se poursuivent – et fournissent de nombreuses preuves de la répression exercée par l’État.

Une manœuvre constitutionnelle

Macron a peut-être triomphé lors de l’élection présidentielle de 2022, battant l’opposante d’extrême droite Marine Le Pen, mais son parti a perdu la majorité lors de l’élection de l’Assemblée nationale de juin 2022. Alors qu’en 2017 ses partisans dominaient la principale chambre parlementaire française, avec 350 des 577 sièges, en 2022, son parti a perdu 101 sièges. Cela signifie que son administration est devenue minoritaire, et dépend donc des votes des autres partis.

Incapable de garantir une majorité parlementaire pour sa réforme des retraites, le gouvernement a invoqué le 16 mars l’article 49.3 de la Constitution, qui lui permet d’adopter une loi sans vote parlementaire. L’utilisation de l’article 49.3 déclenche automatiquement un vote de confiance, auquel le gouvernement a survécu de justesse. La gauche et l’extrême droite n’ont pas été les seules à voter contre le gouvernement : tel a aussi été le cas de nombreux politiciens de centre droit dont Macron espérait obtenir le soutien.

Macron a obtenu ce qu’il voulait, et son projet de faire passer l’âge de la retraite de 62 à 64 ans se concrétise. Toutefois, les manœuvres de contournement du débat démocratique n’ont fait qu’attiser la colère des citoyens.

Le jour où l’article 49.3 a été invoqué, les politiciens de l’opposition ont perturbé le parlement en chantant l’hymne national français. Mais ce n’était rien comparé à la colère qui régnait dans les rues. Une manifestation spontanée a rassemblé des milliers de personnes dans le centre de Paris et dans de nombreuses autres villes. Après cela se sont ensuivies les plus grandes manifestations jamais organisées dans de nombreuses villes du pays le 23 mars.

Si Macron espérait que les gens se calmeraient et accepteraient la réforme une fois adoptée, il s’est trompé. Des manifestations de masse et des grèves ont été organisées depuis que la proposition de loi en janvier, et des millions de personnes continuent de protester. Le recours à l’article 49.3 a permis de recruter des manifestants, mécontents non seulement des changements apportés aux retraites, mais aussi de sa façon de gouverner. Cela inclut des jeunes pour qui les changements apportés aux retraites semblaient auparavant une question lointaine.

Les femmes ont été fortement représentées dans les manifestations, argumentant que les changements les pénaliseront car elles ont tendance à interrompre leur carrière afin de s’occuper de leurs enfants.

Les principaux syndicats français ont travaillé ensemble, ce qui est rare dans un secteur souvent désuni, et ont amené les travailleurs de secteurs aussi divers que l’éducation, l’énergie et les transports à faire des grèves d’un jour successives et coordonnées. Il en est résulté des journées où les trains n’ont pas circulé, où les écoles ont fermé leurs portes et où même l’alimentation en électricité a été affectée. Les travailleurs manuels qui seraient contraints de travailler le plus d’années supplémentaires – puisqu’ils ont tendance à commencer à travailler plus jeunes que les cols blancs – ont montré à quel point leur travail est vital. En mars, les grèves prolongées ont entraîné l’accumulation de déchets non ramassés à Paris et un ralentissement de la production et des livraisons de pétrole.

Dans le monde entier, les grèves qui perturbent la vie quotidienne sont souvent impopulaires, mais les sondages réalisés à la suite de l’utilisation de l’article 49.3 par M. Macron ont montré que 63 % des personnes soutenaient les manifestations et 54 % les grèves. Pas moins de 82 % des personnes interrogées ont estimé que le recours à l’article 49.3 avait été une erreur et 71 % ont exprimé leur souhait de démission du gouvernement.

Une réponse violente

Les manifestations et les grèves à grande échelle n’ont rien de nouveau en France, et la violence – qu’il s’agisse de la violence sporadique des manifestants ou de la force de l’État – n’est pas non plus une nouveauté. Les manifestations des « gilets jaunes » de 2018-2019, déclenchées par un projet d’augmentation de la taxe sur les carburants, ont donné lieu à des actes de vandalisme, de pillage et d’émeute de la part des manifestants et à une réponse des forces de sécurité reposant sur l’utilisation massive et aveugle d’outils tels que les gaz lacrymogènes, le gaz poivre et les canons à eau, ainsi qu’à des milliers d’arrestations. L’État n’a manifestement tiré aucune leçon de ces événements.

Le droit international est clair : même en cas de violence sporadique de la part de certains manifestants, un recours excessif à la force n’est pas justifié et les droits des manifestants pacifiques doivent être protégés.

Sans doute les manifestations ont été marquées par des actes de violence, principalement de la part de participants masqués aux visages dissimulés jetant des pierres et des bouteilles et commençant des incendies. La police a réagi avec du gaz lacrymogène – parfois jetant les grenades directement sur les manifestants – et avec des coups de matraques, souvent pas que sur les personnes impliquées dans les violences. La police a été enregistrée en train de menacer les manifestants.

Des arrestations massives ont également eu lieu, y compris des arrestations préventives injustifiées. Pratiquement aucune des personnes arrêtées n’a été accusée d’un délit, ce qui laisse penser que les gens sont simplement arrêtés pour les éloigner des manifestations. Tout cela s’est accompagné d’une rhétorique d’État axée sur la violence des manifestations et rejetant les accusations de recours excessif à la force policière. Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, par exemple, a accusé les manifestants de « bordélisation » tout en affirmant qu’ « il n’y a pas de violences policières ».

La société civile nationale et internationale, ainsi que le Conseil de l’Europe et les experts des Nations Unies, ont critiqué le maintien de l’ordre pendant les manifestations.

Le droit international est clair : même en cas de violence sporadique de la part de certains manifestants, un recours excessif à la force n’est pas justifié et les droits des manifestants pacifiques doivent être protégés. Mais les forces de sécurité françaises sont depuis longtemps critiquées pour leur recours à une force disproportionnée à l’égard des manifestants, des personnes noires et d’autres minorités. En 2021, une loi pour une sécurité globale étendant les pouvoirs de la police et potentiellement criminalisant les efforts d’identification des policiers en uniforme a été adoptée. Ce changement pourrait entraver les tentatives de redevabilité de la police.

L’impasse persiste

Les manifestations se poursuivront surement après l’échec des discussions entre les syndicats et la Première ministre Élisabeth Borne. Les syndicats ont critiqué M. Macron pour son refus de négocier. Ils s’appuient sur des études qui remettent en question la thèse du gouvernement selon laquelle la crise des retraites serait incontrôlable. Ils se demandent pourquoi d’autres solutions potentielles pour financer les retraites, telles que l’imposition des riches et l’augmentation de l’impôt sur les sociétés – qui a été réduit sous Macron – ne peuvent pas être explorées. Nombreux sont ceux qui sont fiers du système de retraite français, dont l’âge de départ à la retraite est le plus bas d’Europe, et qui ne sont pas convaincus par l’idée qu’ils devraient s’aligner sur les mêmes conditions que les autres pays.

Macron peut bien prétendre que la réforme des retraites figurait dans son programme lors de l’élection présidentielle, mais beaucoup de ceux qui l’ont soutenu au second tour l’ont fait uniquement pour empêcher Le Pen de devenir présidente. Macron l’a d’ailleurs dit dans son discours de victoire en 2022, reconnaissant que certains avaient voté pour lui non pas pour ses idées, mais pour faire barrage à l’extrême droite, et il a promis d’unir le pays.

En invoquant l’article 49.3, Macron tire profit de la Constitution de 1958, adoptée par Charles de Gaulle lorsqu’il a pris les rênes d’une nation qui s’effondrait sous la crise. Il s’agit d’une Constitution fortement centralisatrice, avec une présidence forte et un parlement faible.

Lorsque Macron a pris le pouvoir en 2017, c’était sur la base d’un rejet public de la politique de « l’establishment ». Il avait promis qu’il serait différent, mais actuellement aucune différence n’est perceptible. Il a été particulièrement critiqué pour une interview télévisée dans laquelle il a déclaré qu’il ne reculerait pas et qu’il regrettait seulement de ne pas avoir pu convaincre les personnes de la nécessité de ses changements ; les manifestants ont considéré cela comme arrogant et dédaigneux. Les critiques de longue date selon lesquelles Macron est un « président des riches » ont été rejointes par des accusations selon lesquelles il gouverne comme un roi – et depuis les premiers jours de la révolution, les Français ne tolèrent aucun monarque.

Lorsqu’il a remporté sa première élection en 2017, Macron a promis des changements tendant à ce qu’il n’y ait « plus jamais de raison de voter pour les extrêmes ». Mais l’élection présidentielle de 2022 a été plus serrée qu’en 2017, et le principal bénéficiaire de son impopularité actuelle sera probablement l’extrême droite : les sondages d’opinion suggèrent que Mme Le Pen est considérée comme la personne qui incarne le mieux l’opposition aux changements apportés aux retraites, et son parti est actuellement en tête dans les sondages.

Le mouvement de protestation finira peut-être par s’essouffler, mais la démocratie française restera sous pression. Les présidents ne devraient pas penser que la légitimité vient du fait qu’ils remportent une élection tous les cinq ans, ce qui les dispenserait d’écouter entre-temps et encouragerait la répression des manifestations par les forces de sécurité. Et la politique de Macron aura finalement échoué si l’extrême droite commence à apparaître comme la meilleure alternative. Il faut reconnaître que la colère est légitime, négocier de bonne foi et s’engager à mettre fin à la violence. L’alternative n’est qu’une division accrue dans laquelle l’extrémisme prospérera.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Le président Macron et son gouvernement devraient s’engager à mener un véritable dialogue avec les syndicats et les autres groupes concernés sur les changements proposés en matière de retraite.
  • Le gouvernement français doit s’engager à enquêter sur tous les actes de violence des forces de sécurité à l’encontre des manifestants et à demander des comptes aux responsables.
  • Les organismes européens et mondiaux de défense des droits humains devraient surveiller les violations des droits des manifestants en France et insister pour que les forces de sécurité soient davantage tenues redevables.

Photo de couverture par Thomas Samson/AFP via Getty Images