Le gouvernement algérien poursuit une campagne d’arrestations musclée de militants qui contredit les prises de positions pro-réformes du président Abdelmadjid Tebboune. Ce dernier est arrivé au pouvoir en 2019 à la suite d’une grande vague de protestations sous la bannière du Hirak, un mouvement qui exige un changement politique fondamental. Mais Abdelmadjid Tebboune, après s’être d’abord déclaré favorable au mouvement, finit par prouver que l’élite politique et militaire n’a en réalité jamais lâché le pouvoir lorsqu’elle a renoncé à son ’ancien président. L’Algérie est connue pour être stable par rapport à ses États voisins d’Afrique du Nord et maintient un profil bas vis-à-vis de la communauté internationale. Les partenaires internationaux devraient lever le voile sur la répression croissante qui permet à l’élite de rester au pouvoir.

Imaginez passer trois ans en prison pour avoir accordé une interview à la télévision. C’est ce qui est arrivé à Faleh Hammoudi, condamné le 20 février dans le cadre d’une procédure accélérée utilisée pour les personnes prises en flagrant délit. Il a été emprisonné quelques jours seulement après avoir attiré l’attention sur les violations des droits humains commises par le gouvernement. Ce faisant, il aurait commis les graves délits de « diffusion de fausses informations » et d’ « offense aux organismes publics ».

Le véritable « délit » de Faleh Hammoudi est probablement son rôle au sein de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), dont il dirige la section locale dans la ville de Tlemcen (dans l’ouest du pays). La LADDH est l’une des nombreuses organisations dans le collimateur du gouvernement algérien répressif : au moins huit autres membres de la LADDH sont actuellement poursuivis, certains pour terrorisme.

Le cas de M. Hammoudi n’est malheureusement pas isolé. Selon la LADDH et le Comité national pour la libération des détenus, en Algérie, au moins 290 personnes sont actuellement détenues pour avoir commis le « délit » d’exprimer une opinion dissidente.

La LADDH est loin d’être la seule organisation en ligne de mire. En octobre dernier, le groupe « Rassemblement Action jeunesse », qui a joué un rôle majeur dans les manifestations pour la démocratie, a été dissous par la justice. Au moins 11 de ses membres ont été poursuivis en justice depuis 2019. Les bureaux de SOS Culture Bab El Oued, une association culturelle pour la jeunesse, ont été fermés, et son président a été condamné à un an de prison.

Les partis politiques d’opposition sont également pris pour cible. En février, le gouvernement a ordonné la suspension du Parti socialiste des travailleurs (PST), le contraignant à fermer ses bureaux et à cesser toutes ses activités sous peine de dissolution. Au moins deux autres partis ont été menacés du même sort.

En janvier, le dirigeant d’un autre parti, le Mouvement démocratique et social, Fethi Garres, a été condamné à deux ans de prison. Au moins 60 membres du Rassemblement pour la culture et la démocratie, un important parti d’opposition, ont été poursuivis.

Ces groupes de la société civile, ces partis politiques et ces militants ont un point commun : ils ont tous pris position contre la répression et les violations des droits humains. À chaque fois, même scénario : les personnes détenues sont associées au Hirak, un mouvement de protestation pro-démocratique.

La révolution avortée du Hirak

Lorsque le Hirak (« mouvement » en arabe) est né en 2019 en vue de résister à la tentative du président de l’époque, Abdelaziz Bouteflika, de briguer un cinquième mandat, bon nombre d’Algériens avaient grand espoir. Les manifestations hebdomadaires du Hirak sont rapidement devenues les plus grandes protestations depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, mobilisant environ trois millions de personnes lorsqu’elles battaient leur plein. La pression exercée par les protestations a augmenté, rendant le maintien d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir impossible. Mais l’élite dirigeante résiste aux revendications de changements plus profonds.

Pendant longtemps, M. Bouteflika, figure de proue malade et vieillissante que l’on voit rarement en public, s’est avéré être « pratique » pour la classe politique et pour les militaires, qui détiennent vraiment le pouvoir en Algérie. En effet, lorsque M. Bouteflika était directement la cible de la colère de la population, il était rapidement écarté et remplacé par une autre figure du même cercle. Lorsque l’élection présidentielle s’est tenue en décembre 2019, au milieu de manifestations marquées par la violence et les arrestations par les forces de sécurité, la population a eu le choix entre cinq candidats, tous fermement impliqués dans la classe politique.

Celui qui a tiré profit de cette situation est l’actuel président de l’Algérie, Abdelmadjid Tebboune, l’ancien premier ministre d’Abdelaziz Bouteflika. Les initiatives qu’il a prises depuis lors ont clairement prouvé qu’il n’était pas en rupture avec le passé.

En novembre 2020, un référendum a été organisé pour approuver les changements constitutionnels, à la suite d’un processus de rédaction « du haut vers le bas », mené par une commission choisie par M. Tebboune. La Constitution a laissé le président à la tête de toutes les institutions clés, avec le pouvoir d’opposer son veto aux lois et de nommer les juges. En outre, elle a confirmé le maintien du rôle central de l’armée et n’a offert que de faibles engagements en matière de droits humains, offrant ainsi peu de protection contre les restrictions des droits que le gouvernement a introduites depuis.

Ces changements n’ont satisfait aucune des revendications du Hirak. Les militants ont appelé au boycott, comme beaucoup l’avaient fait pour l’élection présidentielle, et le mécontentement général s’est manifesté par un taux de participation très faible aux élections d’environ 23 %, et par le fait que plus de 10 % des bulletins de vote étaient blancs ou nuls.

Jusqu’à ce moment-là, Abdelmadjid Tebboune n’a pas manqué de souligner l’importance du mouvement du Hirak ; après tout, il en avait même tiré profit. Les protestations étaient toujours marquées par la violence et des arrestations, même si les détenus étaient parfois graciés ou libérés. Mais le masque du président algérien a fini par tomber lorsqu’il a convoqué des élections législatives anticipées pour juin 2021.

L’annonce qu’il a faite en mars 2021, ainsi que l’assouplissement des restrictions relatives à la COVID-19, ont ravivé le mouvement du Hirak, lequel, au cours des pires mois de la pandémie, était moins présent dans les rues en vue de se réorganiser et d’aider à distribuer des fournitures médicales et alimentaires essentielles.

Les manifestants ont bien compris le véritable objectif de ces élections législatives, qui n’étaient autre qu’une nouvelle tentative de légitimation de la part de l’élite, dans laquelle les profonds changements seraient écartés du scrutin. En ravivant ses protestations, le Hirak a montré que le peuple ne pouvait être acheté par des platitudes ou des réformes superficielles. Une fois de plus, l’appel au boycott a été entendu, avec le taux de participation le plus bas jamais enregistré pour une élection de ce type, soit 23 % seulement.

Depuis le retour du mouvement du Hirak dans les rues, le gouvernement ne prend plus de pincettes. Il est clair que M. Tebboune considère désormais le mouvement démocratique comme une menace et un mouvement de revendication en faveur de réformes démocratiques en Algérie et qu’il tente donc de l’arrêter par tous les moyens. Les manifestations ont été marquées par la violence et sont devenues de plus en plus difficiles à organiser, en raison de la présence massive et intimidante des forces de sécurité et du nombre croissant d’arrestations.

Plutôt que de résoudre les problèmes que la société civile dénonce, les autorités s’en prennent à ceux qui prônent le changement, car elles considèrent le changement comme une menace et une limite à leur pouvoir.

RACHID AOUINE

Les personnes arrêtées sont de plus en plus souvent accusées de terrorisme, sous l’effet d’un décret présidentiel de juin 2021 qui élargit la définition du terrorisme dans le code pénal aux actes visant à changer le régime politique par des « moyens non constitutionnels » – une expression fourre-tout permettant au gouvernement de qualifier les protestations de terrorisme. Ce changement, qui constitue un recul, est venu s’ajouter à une série déjà importante de lois qui incriminent les dissidents, dans les rues et en ligne.

Échos de la ligne de front

Rachid Aouine est directeur de SHOAA for Human Rights, une organisation indépendante de la société civile dont le but est de soutenir et de protéger les droits humains en Algérie.

 

En raison de l’escalade des pratiques répressives de la part des autorités algériennes, la situation en matière des droits humains est extrêmement préoccupante. Les arrestations arbitraires se sont multipliées, ciblant des journalistes, des défenseurs des droits humains, des militants de la société civile et des militants politiques associés à des partis politiques liés au mouvement de protestation du Hirak. Tous se font arrêter pour avoir exercé leurs droits de liberté d’association, d’expression, de croyance et de réunion pacifique. Au cours des derniers mois, ils ont été incriminés comme jamais auparavant.

Depuis le début de l’année 2021, les poursuites sous de fausses accusations de terrorisme se sont multipliées de manière alarmante. Pour les personnes reconnues coupables de ces accusations, le code pénal dicte des peines allant d’un an de prison à l’emprisonnement à vie et à la peine de mort.

Bien entendu, les garanties de procédure et de procès équitable des personnes arrêtées et poursuivies ont systématiquement été violées.

Plutôt que de résoudre les problèmes que la société civile dénonce, les autorités s’en prennent à ceux qui prônent le changement, car elles considèrent le changement comme une menace et une limite à leur pouvoir. Pour dissimuler les violations continues des droits humains, elles ont recours à une répression systématique, ciblant spécifiquement les défenseurs des droits humains et la liberté d’expression.

En juin 2021, le code pénal a été modifié par décret présidentiel, ce qui a abouti à l’élargissement d’une définition déjà trop large de la notion de terrorisme. Des personnes sont désormais accusées d’infractions, telles que « l’offense aux organismes publics », « la diffusion de fausses informations », « l’appartenance à un groupe terroriste », « l’apologie du terrorisme » et « la conspiration contre la sécurité de l’État ». Une publication sur Facebook peut entraîner des accusations telles que « l’utilisation des technologies de l’information pour diffuser des idées terroristes » et « la diffusion d’informations susceptibles de nuire à l’intérêt national ». Même un simple envoi de fonds est considéré comme un acte de trahison.

Les autorités accusent également les OSC pro-Hirak de mener des activités soi-disant contraires aux objectifs énumérés dans la loi sur les associations et dans leurs propres statuts. Les militants politiques et les dirigeants des partis liés au Hirak sont également sanctionnés pour des « délits » tels que « l’appel à un rassemblement », et les partis sont accusés de ne pas respecter la loi sur les partis politiques en organisant « des activités en dehors des objectifs fixés dans ses statuts ». C’est ce qui s’est passé, par exemple, après que plusieurs militants se sont réunis pour discuter de la création d’un front uni contre la répression.

La société civile doit être préservée tant qu’il en reste quelque chose Elle joue un rôle majeur dans tout mouvement en faveur du changement. Si rien n’est fait, les autorités continueront à réprimer la société civile indépendante et la situation des droits humains s’aggravera. Si rien n’est fait, l’objectif de la démocratie et du respect des droits humains s’éloignera de plus en plus, jusqu’à devenir complètement hors de portée.

 

Ceci est un extrait édité de notre entretien avec Rachid. Vous pouvez lire l’entretien complet ici.

La répression, prix de la stabilité  

L’Algérie est le plus grand pays d’Afrique, mais son mouvement pour la démocratie, et la répression de celui-ci, font rarement la une des journaux internationaux. Les États voisins d’Afrique du Nord, comme la Libye et la Tunisie, attirent bien plus l’attention.

Cet état de fait été prévu depuis longtemps. L’Algérie cultive ses alliés avec soin. À l’époque de la guerre froide, elle avait réussi à maintenir de bonnes relations avec les deux parties, tout en se positionnant en faveur des mouvements d’indépendance et de décolonisation en Afrique et ailleurs. Elle a joué un rôle essentiel dans la formation du G77, un groupe de pays de l’hémisphère sud qui travaillent de concert au sein des Nations unies. Le seul conflit sérieux auquel l’Algérie a récemment dû faire face, était avec le Maroc, à la suite d’un désaccord en 2021 sur l’approvisionnement en gaz.

Toutefois, le pays a connu une guerre civile brutale dans les années 1990, au cours de laquelle les militaires ont fini par l’emporter sur un soulèvement djihadiste. Ce passé explique en partie le maintien de la suprématie de l’armée, la persistance des allégations de terrorisme, et l’importance accordée à la stabilité du gouvernement. Ainsi, non seulement le vaste mouvement pro-démocratie est qualifié de terrorisme et réprimé en conséquence, mais aussi les groupes qui militent en faveur des droits des minorités, y compris pour une plus grande autonomie de la population amazighe, laquelle est traditionnellement marginalisée.

Depuis qu’il a mis le conflit derrière lui, le gouvernement se projette comme un partenaire sûr et stable au niveau international. Pour ses États partenaires, le rôle central de l’armée leur envoie un signal rassurant. En qualifiant les dissidents de terroristes, le gouvernement donne l’impression qu’il prend des mesures vigoureuses contre le terrorisme.

Par ailleurs, les richesses minérales constituent un autre atout majeur entre les mains du gouvernement. L’Algérie est un important producteur de pétrole et de gaz, et une grande partie de ces exportations de ressources précieuses traverse la Méditerranée vers des pays comme la France, l’Italie et l’Espagne. À l’heure où les pays européens ont soudainement pris conscience de la nécessité de s’affranchir de leur dépendance vis-à-vis de leurs combustibles fossiles russes, l’élite algérienne peut être assurée d’une faible ingérence tant que l’approvisionnement se poursuit.

L’histoire de l’Algérie reflète celle de nombreux autres pays riches en combustibles fossiles (voir notre article sur le Turkménistan) : les ressources sont concentrées entre les mains de l’élite, tandis que le peuple mène une vie de misère. Le Hirak est né non seulement de revendications démocratiques, mais aussi de la colère d’une classe politique égocentrique, laquelle vit des profits issus des ressources naturelles sans rien faire contre les difficultés économiques et les fléaux, tels que le chômage endémique des jeunes.

Abdelmadjid Tebboune, qui a tiré profit de la révolution algérienne avortée, n’a rien fait pour changer cette situation. L’économie n’est pas inclusive, et ne l’a d’ailleurs jamais été, et lorsque la situation s’est corsée, le président algérien a eu recours aux tactiques répressives connues de tous. Il a intensifié les restrictions en matière de droits lorsque les manifestations de masse (qui ont créé suffisamment de perturbations pour lui permettre de prendre le pouvoir) ont menacé de se raviver et de contester ce pouvoir.

Le gouvernement n’a rien proposé qui ressemble à une réforme démocratique. Il peut prétendre avoir apporté la stabilité – mais il s’agit en réalité de la stabilité du pouvoir et de la richesse de l’élite, qui n’est rendue possible que par la restriction des droits des autres individus. Dès lors, il est facile de comprendre pourquoi tant d’Algériens insistent sur le fait qu’ils méritent bien mieux.

NOS APPELS À L’ACTION

  • Le gouvernement algérien doit s’engager à dialoguer avec les militants en faveur de la démocratie et s’abstenir de faire l’amalgame entre dissidence et terrorisme.
  • Les partenaires internationaux de l’Algérie doivent encourager le gouvernement à libérer les personnes détenues pour avoir exprimé leurs opinions dissidentes.
  • La société civile internationale doit attirer l’attention sur les violations des droits en Algérie et ne pas permettre à son gouvernement de passer sous le radar de la surveillance internationale.

Photo de couverture par Enes Canli/Anadolu Agency/Getty Images