« La nouvelle ordonnance restreint la liberté d’association, notamment en autorisant la dissolution d’organisations »
CIVICUS s’entretient avec Marthe Coulibaly, coordinatrice nationale de la Coalition ivoirienne des défenseurs des droits humains (CIDDH), des défis auxquels la société civile est confrontée en Côte d’Ivoire.
La société civile ivoirienne s’inquiète d’une ordonnance relative aux organisations de la société civile (OSC) qui restreint les droits fondamentaux des OSC et des défenseurs des droits humains. L’ordonnance restreint la liberté d’association, impose des sanctions et permet aux autorités de dissoudre des OSC.
Quel est le rôle de la société civile en Côte d’Ivoire ?
La société civile ivoirienne joue un rôle crucial en identifiant et dénonçant les violations des droits humains, en soumettant des rapports alternatifs aux mécanismes régionaux et internationaux des droits humains et en formulant des recommandations pour améliorer la situation. Ses outils de plaidoyer comprennent des communiqués de presse, des déclarations écrites et orales au Conseil des droits de l’homme des Nations unies et à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, ainsi que des réunions de plaidoyer avec les missions diplomatiques et les organisations internationales.
Cependant, la société civile est confrontée à des défis dans l’accomplissement de son travail, y compris l’adoption de législation qui restreint son action, comme l’ordonnance n°2024-368 du 12 juin 2024 relative à l’organisation de la société civile prise par le Président de la République.
Pourquoi le gouvernement a-t-il adopté cette ordonnance ?
Le gouvernement a publié cette ordonnance alors que nous étions au milieu du processus de discussion d’une nouvelle loi destinée à remplacer une législation obsolète datant de 1960. L’ancienne loi ne fait pas de distinction entre les ONG, les associations communautaires ou de quartier et d’autres types d’organisations, et n’aborde pas la question du financement des OSC.
Les OSC ont plaidé en faveur d’une nouvelle loi reflétant leur réalité actuelle et ont participé à plusieurs ateliers avec le Ministère en charge de l’Intérieur et le Conseil national des droits de l’homme, une opportunité qui a été très appréciée. Le dernier atelier sur l’avant-projet de loi s’est tenu en septembre 2021 et a abouti à une deuxième version de l’avant-projet qui n’incluait pas tous les amendements demandés par la société civile. Plusieurs OSC, dont notre organisation, ont alors envoyé une lettre au ministère de l’intérieur avec leurs propositions d’amendements et souhaité une réunion pour échanger, mais dans cette attente l’ordonnance a été prise et publiée au Journal Officiel.
L’ordonnance contient des dispositions restrictives de la liberté d’association, y compris sur la soumission de déclarations et l’inspection des locaux des OSC. Elle permet au Conseil des ministres de dissoudre par décret toute OSC dont il estime que les activités constituent une menace pour l’ordre public, la sécurité publique ou l’intégrité territoriale, ou qu’elles constituent une menace pour la cohésion sociale ou provoquent la haine entre groupes ethniques ou religieux. Il y a un article qui traite de la nullité des OSC dont les objectifs sont contraires aux bonnes mœurs. Les OSC existantes ont 12 mois pour se conformer à la nouvelle réglementation, sous peine d’une amende de 1 million de FCFA (environ 1.700 USD), avec la possibilité de dissolution en cas de non-conformité.
Le règlement prévoit des amendes allant de 36.000 à 720.000 FCFA (environ 60 à 1.200 USD) en cas de non-respect des exigences en matière d’enregistrement ou de documentation, et jusqu’à 3 millions de FCFA (environ 5.000 USD) pour les membres d’une OSC illégalement maintenue ou reconstituée après sa dissolution.
Comment plaidez-vous contre ces changements ?
Avec d’autres OSC, nous avons identifié les dispositions de l’ordonnance qui restreignent les libertés fondamentales consacrées par la Constitution ivoirienne de 2016 et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Nous avons entrepris plusieurs actions. Tout d’abord, nous avons mené un plaidoyer en marge de l’examen du rapport de la Côte d’Ivoire par le Comité contre la torture des Nations unies en juillet 2024, en produisant une déclaration faisant référence à l’ordonnance. Nous avons également participé à la pré-session de l’Examen Périodique Universel du Conseil des droits de l’homme pour la Côte d’Ivoire en août et avons fait une déclaration orale mentionnant l’impact du décret sur les libertés fondamentales. Nous avons également partagé notre analyse avec les rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la liberté d’association et de réunion et sur la situation des défenseurs des droits de l’homme, ainsi qu’avec la Commission africaine.
En septembre, nous avons envoyé une lettre contenant notre analyse conjointe avec des OSC sœurs au ministre de l’Intérieur, avec copie au ministre des Droits de l’Homme. Nous avons également organisé des réunions de plaidoyer avec des missions diplomatiques, tant au niveau national qu’à Genève, ainsi qu’avec nos partenaires techniques et financiers.
Nous poursuivrons notre plaidoyer auprès des Nations unies et de la Commission africaine et prévoyons d’organiser un atelier réunissant des OSC ayant des initiatives similaires, ainsi qu’une consultation avec le ministère de l’Intérieur, la société civile et d’autres parties prenantes, telles que le Conseil national des droits de l’homme.
La société civile ivoirienne essaie de travailler en synergie pour mettre en commun les efforts et parler d’une même voix avec les moyens dont elle dispose. Au regard de ses moyens financiers limités, elle a besoin de l’appui technique et financier des alliés internationaux afin de pousser plus loin ses actions de plaidoyer aussi bien au niveau national, régional qu’international.